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Jacques Coursil (1938-2020)

Sémir BADIR

FNRS / ULiège

semir.badir@uliege.be

Les Cahiers Ferdinand de Saussure tiennent à rendre hommage à Jacques Coursil (1938-2020) pour l’apport que ses travaux constituent aux études saussuriennes et, plus largement, à la linguistique générale. La linguistique ne représente pourtant qu’un des domaines où il s’illustra, et pas même le premier.

Né à Paris en 1938, Jacques Coursil a mené de manière intermittente une carrière internationale de compositeur et trompettiste de jazz. Il enregistra sous son nom deux albums, Way Ahead et Black Suite, publiés en 1969 par BYG Records. Plus tard, au terme de ses activités d’enseignement, quatre autres albums ont paru, tous acclamés par la critique spécialisée : Minimal Brass (éd. Tzadik, 2005), Clameurs (Universal Music, 2007), pour lequel il reçut en 2017 le prix Édouard Glissant de l’université Paris VIII, Trail of Tears (Universal Music, 2010) et FreeJazzArt. Sessions For Bill Dixon (RogueArt, 2014).

Sa carrière académique commença, quant à elle, à l’université de Caen, où il fut chargé d’enseignements en linguistique et en littérature de 1975 à 1992. Il soutint en 1977, dans cette université, sous la direction de Didier Slakta, une thèse en linguistique intitulée Recherches linguistiques sur la parole. Il entreprit une seconde thèse, cette fois en sciences appliquées (spécialement informatique), sous la direction d’Anne Nicolle. Intitulée Grammaire analytique du français contemporain. Essai d’intelligence artificielle et de linguistique générale, elle fut soutenue, toujours à l’université de Caen, en 1992.

En 1994, il fut nommé professeur des universités (en 7e section du Conseil français des universités « Sciences du langage : linguistique et phonétique générales ») à l’université des Antilles et de la Guyane, où il poursuivit durant dix ans ses enseignements en linguistique et anima le groupe de recherche « Informatique Linguistique ».

Retiré des universités françaises, il poursuivit sa carrière à titre de professeur invité aux États-Unis, d’abord à l’université Cornell, puis à l’université de Californie à Irvine, où ses cours et conférences portèrent sur la philosophie du langage ainsi que sur la littérature coloniale et postcoloniale.

Deux livres jalonnent ses activités de recherche : en 2000, La fonction muette du langage. Essai de linguistique générale contemporaine (coédition Ibis Rouge et Presses Universitaires Créoles), et en 2015, Valeurs pures. Le paradigme sémiotique de Ferdinand de Saussure (Lambert-Lucas).

La linguistique générale est bien le domaine dans lequel les plus grands efforts intellectuels ont été investis et autour duquel s’articulent les intérêts de recherche. Pour Coursil ce domaine de recherche entre toutefois en connexion avec un grand nombre d’autres domaines. Au-delà de la simple « curiosité intellectuelle » pour des domaines extérieurs à la linguistique, Coursil s’est employé très activement à rendre plus solide une interdisciplinarité autour du projet de linguistique générale. Il s’est ainsi formé aux mathématiques et a conçu pour la théorie linguistique des programmes informatiques dont la thèse de 1992 mais aussi deux autres thèses menées sous sa direction exposent les résultats les plus aboutis. Des lectures approfondies en épistémologie, en philosophie, en psychanalyse ont également nourri sa pensée. Par ailleurs, il a longuement fréquenté plusieurs écrivains francophones d’Afrique et des Antilles, notamment Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Édouard Glissant et a écrit plusieurs essais sur cette littérature dite « coloniale et postcoloniale » (qualificatifs qu’il a récusés). La musique, enfin, n’a pas été seulement une pratique, elle a aussi été source d’inspiration et d’enseignement pour sa pensée. Aussi, plus que la linguistique, c’est le langage, à la fois langue et parole, qui assignent un domicile à l’œuvre indisciplinée de Jacques Coursil.

Par ce goût des imprégnations de la pensée théorique par-delà le partage des disciplines, la démarche de Coursil s’inscrit certainement dans le prolongement du structuralisme. La rigueur propre à l’analyse est toujours et seulement méthodologique ; elle n’a aucun droit à établir des cloisons étanches entre les objets des sciences. Prendre le langage, à la fois langue et parole, pour objet d’étude invite à une perspective charitable où tout point de vue apporte quelque chose à la connaissance, et importe de ce fait.

L’effort de rigueur consiste alors, en premier lieu, à organiser cette connaissance. À ce titre la démarche de Coursil rejoint les réflexions de Saussure. Le « paradigme sémiotique » énonce un principe d’organisation valant à la fois pour l’étude linguistique (puisque la langue peut être dégagée des faits de langage en reconnaissant son caractère sémiologique et en s’attachant à en produire une analyse) et pour l’ensemble des disciplines scientifiques qui, de près ou de loin, ont affaire au langage (car le caractère sémiologique intervient dans tous les aspects de la vie sociale et permet de regarder ce qui vaut pour faits sémiologiques).

Dans l’édification d’un « programme saussurien », Coursil s’éloigne sans doute des textes de Saussure mais il peut prétendre à bon droit, non moins que les linguistes structuralistes qui se sont réclamés de la pensée de ce dernier, poursuivre l’objectif que le Genevois aurait aimé se donner. L’entretien transcrit par Léopold Gautier (publié dans les CFS en 2005) montre qu’en 1911 la linguistique générale se présentait encore aux yeux de Saussure comme un « système de géométrie », quoique son élaboration lui paraisse désespérée (pour des raisons qu’on peut classer selon leur degré de subjectivité : difficultés, scrupules, manque de temps). Programme est ici à entendre selon les critères stricts de la formalisation et de l’implémentation informatique, c’est-à-dire comme un système logico-mathématique. Chomsky en avait montré la possibilité pour l’étude linguistique, bien qu’il ait retenu de tout autres préceptes théoriques que ceux énoncés par Saussure et tels que Coursil les a faits siens.

Le programme est qualifié de saussurien au moins pour le démarquer d’autres projets d’édification de la linguistique générale en un système théorique consistant. En particulier, il se distingue des deux grands programmes structuralistes ; le premier, soutenu par Jakobson et prolongé par la réception des travaux de Benveniste, prétend ne pas se passer de la substance et revendique de ce fait, pour la linguistique générale, un empirisme objectiviste ; le second, promu par Hjelmslev, défend une démarche empirico-déductive opérant sur des objets formalisés. Le « maître-argument » du programme saussurien selon Coursil est que la distinction fondamentale à instaurer en guise de point de vue théorique propre à la linguistique n’est pas entre une forme et une substance, mais entre un phénomène empirique (la « figure vocale ») et un agrégat forme-sens (l’objet sémiologique que constitue la langue).

Par son argumentation, un tel programme n’est pas éloigné d’une phénoménologie transcendantale du langage. Deux assertions théoriques sont particulièrement frappantes à cet égard. La première : de ce que Saussure affirme que la langue est le langage moins la parole, Coursil déduit que la langue n’est pas une structure idéelle mais bien une activité psychique : « c’est avec la langue qu’on entend la parole »1. La seconde : à partir de la théorie saussurienne de la syllabe, basée sur le principe d’ouverture et de fermeture, Coursil conclut que le sujet, une fois entré dans le langage, n’en sort qu’avec son dernier souffle de vie, car la chaîne syllabique n’est jamais rompue2. Aussi l’activité de langage est-elle structurante : elle est ce qui assigne au sujet une valeur.

Coursil a exposé à plusieurs reprises le système (ou les systèmes) de « valeurs pures » de la langue, sans que ce système couvre exhaustivement tous les aspects du langage. Il comporte néanmoins, dans un état très avancé de formalisation, une phonologie (ou « topique des phonèmes »), une morpho-phonologie (ou « syllabaire ») et une linguistique des déictiques de personne (ou « topique du dialogue ») qui constituent autant de positionnements « saussuriens » (c’est-à-dire dans la lignée de Saussure) face aux théories de Jakobson (pour ce qui est de la phonologie) et de Benveniste (en ce qui concerne la catégorie des pronoms personnels).

Jacques Coursil a certainement adopté une grande modestie en se présentant comme l’archéologue d’un programme dû à Saussure car les composantes qu’il a développées demeuraient insoupçonnées avant lui ou bien étaient totalement inédites. Sans doute y trouvait-il le moyen d’une protection, ses travaux de linguistique générale tranchant par la simplicité de leurs moyens d’expression avec le jargon environnant. Mais n’était-ce pas là aussi preuve d’élégance lorsqu’on sait que cette simplicité a voisiné chez lui avec une intelligence hors du commun et des compétences scientifiques auxquelles peu, parmi les linguistes contemporains, peuvent prétendre ?

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1 Jacques Coursil, « La Dualité Langue / Parole dans le programme saussurien des valeurs pures », in W. Beividas et al., Cem Anos com Saussure, 2015, vol. 2, p. 335.

2 Jacques Coursil, Valeurs pures, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p. 158.