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Ferdinand de Saussure : entre la langue et les langues

Thèse dirigée par Eliane Silveira, Universidade Federal de Uberlândia, soutenue le 17 décembre 2019 à Uberlândia, devant un jury composé de Maria Fausta Pereira de Castro (UNICAMP), Luiza Milano (UFRGS), Stefania Henriques (UEMG) et Marcen Souza (UFU). La version finale du texte est composée de 141 pages et elle a été approuvée par le jury.

Micaela Pafume COELHO

Instituto Federal de Mato Grosso

micaelapafumecoelho@gmail.com

1. Introduction

La langue, telle qu’elle est délimitée par Ferdinand de Saussure et présentée dans le Cours de linguistique générale (CLG), est un concept qui fascine autant qu’il tracasse beaucoup de ceux qui s’engagent dans des études linguistiques. La complexité du système qui la constitue n’est pas considérée comme un obstacle à la volonté de comprendre ses fondements et ses relations ou les éléments qui la composent. Néanmoins, la notoriété qui imprègne ce concept et la théorisation de Saussure en général font que la langue est souvent stigmatisée comme un concept strictement formel. Bien que l’on sache que la conceptualisation de la langue émane de l’analyse de langues particulières, l’on considère souvent que, chez Saussure, toute relation avec les données empiriques et les phénomènes sociaux est – ou devrait être – délaissée pour que la langue s’établisse en tant que système.

Dans cette optique, l’objectif de nos réflexions est de proposer une compréhension de la langue qui ne se restreigne pas à un élément strictement formel. Selon nous, la langue est un objet qui oscille entre le formel et l’empirique et il est impossible d’établir des limites claires entre ces deux perspectives. C’est à partir de cette compréhension que nous énonçons notre hypothèse de recherche : la langue n’admet pas une formalisation complète ; elle ne constitue pas un objet purement formel puisqu’elle présente toujours, en même temps, un caractère empirique.

Ce caractère empirique se manifeste dans l’imbrication du concept de langue avec les éléments déterminés par Saussure comme appartenant à la linguistique externe, que ce linguiste vise à isoler du système de la langue, mais qu’il utilise à tout moment comme un moyen de délimiter et de définir l’objet d’étude de la linguistique (Saussure, 2006, p. 29). En ce sens, nous pensons que des indices peuvent orienter les réflexions concernant notre hypothèse, même en considérant le concept de langue uniquement à partir du CLG, bien que l’analyse d’autres documents de Saussure puisse également aider à l’étayer. Cependant, avant toute autre analyse, nous devons délimiter ce que nous comprenons par « objets empiriques et formels » et la conception du social qui est à la base de nos analyses. Cette nécessité vient de l’ampleur de la discussion sur ces éléments dans les différentes sphères des sciences humaines et sociales. Ainsi, nous essaierons de montrer qu’il semble y avoir une proximité entre un objet empirique et des phénomènes sociaux, et une distance entre ces phénomènes et la délimitation d’un objet formel.

2. L’empirique et sa relation au social

Il est souvent nécessaire de définir les termes constituant l’appareil théorique d’une science ; en ce sens, J.-C. Milner (1989) signale une série de définitions qui restent nécessaires pour la linguistique. Parmi elles, nous en trouvons deux qui sont essentielles à la recherche que nous proposons : celles de l’empirique et du formel. Pour Milner, l’empirique traverse la définition même de la science. Selon lui, la science se caractérise par la combinaison de deux traits :

La mathématisation de l’empirique (la physique mathématique devant bien plutôt être dite physique mathématisée) ; (II) la constitution d’une relation avec la technique, telle que la technique se définisse comme l’application pratique de la science […] et que la science se définisse comme la théorie de la technique […] (Milner, 1989, p. 23).

Autant la mathématisation de l’empirique que la relation entre la science et la technique sont considérées par Milner comme des caractéristiques extrinsèques de la science, mais nécessaires à son existence. Autrement dit, la transformation des données empiriques par le biais de la mathématisation consiste en un processus qui doit se produire en dehors de la science elle-même, mais qui est, en même temps, une des conditions pour que celle-ci s’établisse. Ainsi, compte tenu de l’importance de ce processus pour la science, nous pensons qu’il est pertinent de se concentrer d’abord sur le concept de mathématisation défini par Milner, afin de pouvoir parvenir à la définition de ce qui est empirique.

Selon cet auteur, l’idée de mathématisation n’est pas liée à celles de quantification ou de mesure, comme on pourrait le penser en associant les mathématiques à ses quatre opérations ou même aux nombres et aux chiffres auxquels cette science a recours. Au contraire, l’idée de mathématisation évoque

[…] le caractère littéral de la mathématique : que l’on use de symboles qu’on peut et doit prendre à la lettre, sans avoir égard à ce qu’éventuellement ils désignent ; que l’on use de ces symboles uniquement en vertu de leurs règles propres : on parle volontiers alors de fonctionnement aveugle (Milner, 1989, p. 24).

La mathématisation consiste donc en une opération régulière qui peut être reproduite avec n’importe quelle donnée sans changer l’efficacité des résultats ; c’est-à-dire que le processus de mathématisation est celui qui part de données empiriques pour en obtenir une formule (comme les formules de chimie ou de physique), un modèle d’opération qui fonctionne de la même manière avec n’importe quel élément. C’est ce que Milner appelle la « reproductibilité des démonstrations » (Milner, 1989, p. 24). La mathématisation est donc un concept dont le sens peut se rapprocher de ceux de la généralisation et de la formalisation.

Le système linguistique délimité par Saussure est une formulation résultant d’un processus de mathématisation, car le système fonctionne toujours de la même manière, avec n’importe quel type de données. Cependant, il faut considérer que, pour parvenir à la formalisation de la langue et au raisonnement logique qui régit les idiomes, il devient nécessaire d’analyser des facteurs extérieurs à ce système. Nous nous demandons donc : quels sont ces facteurs ? Sont-ils complètement déconnectés du système linguistique en tant qu’objet formel ?

Nous pensons que ces facteurs externes ou extérieurs au système linguistique peuvent être caractérisés comme des objets empiriques, selon le concept délimité par Milner : « par empirique, nous entendons l’ensemble de ce qui est représentable dans l’espace et dans le temps » (Milner, 1989, p. 25). Les objets empiriques sont ceux qui sont disponibles pour l’observation ou l’expérimentation dans un espace donné et dans une période de temps donnée. Ils existent indépendamment de toute conceptualisation ou de tout processus logicisant sur eux-mêmes.

Toutefois, le fait qu’ils ne dépendent pas de tels processus pour exister n’empêche pas que l’on puisse les conceptualiser et les mathématiser. Au contraire, c’est à partir d’eux et de leur observation et analyse qu’il devient possible d’atteindre des objets formels. Il convient de souligner que, bien que la conception d’un objet formel commence par l’analyse et la mathématisation de données, une fois formalisé, ce type d’objet doit se tenir sans l’évocation des objets empiriques – c’est-à-dire des éléments qui lui sont extérieurs.

Il existe donc deux types d’objets pertinents pour l’établissement d’une science : les objets empiriques et les objets théoriques, formels ou de connaissance. Selon Auroux,

C’est sans doute l’une des caractéristiques principales de la philosophie occidentale postcartésienne que de discuter souvent des propriétés du réel connu en fonction des rapports du sujet et de l’objet de la connaissance. On peut ainsi songer à donner une définition ontologique de l’objet empirique, qui pourrait être quelque chose comme [3].

[3] L’objet empirique doit être :

(i) Externe au sujet connaissant ;

(ii) Indépendant du dispositif cognitif (Auroux, 1998, p. 144)

Bref, tout ce qui se caractérise comme donnée peut être considéré comme objet empirique. Cependant, selon Auroux, il faut savoir définir et distinguer les traits qui séparent les objets empiriques des objets formels, car « […] la notion de donnée est susceptible de plusieurs interprétations » (Auroux, 1998, p. 145, souligné par l’auteur).

Spécifiquement, pour la linguistique et la psychologie, la conception de la notion de donnée pose un problème car, bien qu’il soit possible de considérer ces deux disciplines comme empiriques, « une signification ou un désir peuvent difficilement être conçus comme des objets empiriques » (Auroux, 1998, p. 145). Ainsi, selon l’auteur, il convient de discuter de l’affirmation selon laquelle une donnée doit exister indépendamment du dispositif cognitif et être mise en contraste avec des objets formels ou théoriques. L’auteur pose alors la question suivante : « […] le nombre e n’existe-t-il pas en dehors du dispositif cognitif ? On sait également que la question se pose en physique quantique de savoir quels types d’objets existent en dehors de l’intervention de l’expérimentateur » (Auroux, 1998, p. 145).

Selon la conception saussurienne, la langue a une nature sociale : « Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n’existe qu’en vertu d’une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté » (Saussure, 2006, p. 22). Si la langue existe en dehors de la volonté de l’individu, alors l’on peut dire qu’elle ne dépend pas de l’élaboration de théories la concernant pour exister ; c’est sa permanence dans la société, et non l’établissement d’une théorie à son sujet, qui fait qu’elle ne cesse pas d’exister. Ainsi se rend-on compte que les perspectives épistémologiques de Milner (1989) et Auroux (1998), qui caractérisent et différencient les objets formels et empiriques, nous font constater, d’emblée, que la théorisation de Saussure elle-même permet de comprendre la langue comme un objet de l’un et/ou de l’autre type.

En outre, la classification de la langue comme un contrat établi collectivement fait de celle-ci quelque chose qui est le fruit de la société et est donc également lié à d’autres aspects sociaux de la communauté dans laquelle elle est parlée. Il existe, nous semble-t-il, une relation entre les phénomènes sociaux et la possibilité de considérer la langue comme un objet à caractère empirique. Aussi nous reste-t-il à délimiter ce que nous entendons par social, tant ce concept est pertinent pour notre compréhension de l’objet empirique.

Selon Durkheim, il faut réfléchir au fait social en lien à des phénomènes qui se distinguent par des caractéristiques spécifiques. Pour ce faire, Durkheim met en évidence quelques exemples pouvant être considérés comme ayant un caractère social, bien que dans la vie quotidienne, ils semblent être le fruit de la seule subjectivité :

Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen […] je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation (Durkheim, 2011, p. 11).

Dans le même ordre d’idée, la langue parlée par une communauté a également un caractère social, puisqu’elle est toujours héritée des ancêtres. À moins d’un mouvement de domination entraînant des changements importants dans les coutumes, l’on apprend toujours la même langue au sein d’une même société, qui est transmise héréditairement d’une génération à l’autre. Cela signifie que la (les) langue(s), comme la religion, la culture et d’autres aspects, existe(nt) indépendamment des individus pris isolément, c’est-à-dire qu’elles « existent en dehors de lui [l’individu]. Le système de signes que j’utilise pour exprimer mes pensées, le système monétaire que j’utilise pour payer mes dettes […] fonctionnent indépendamment de la façon dont je les utilise » (Durkheim, 2011, p. 11-12).

Dans ce passage, Durkheim semble délimiter directement la langue comme un des phénomènes sociaux dont l’existence est antérieure à l’individu (car elle est toujours collective et héritée) et qui, par conséquent, se maintient hors de lui. De plus, si nous considérons la définition de l’empirique exposée ci-dessus, à partir de Milner et d’Auroux, il résulte que la délimitation de Durkheim corrobore la nécessité de comprendre la langue comme un objet à la fois empirique et social. Plus encore, il est possible d’observer certaines coïncidences dans la relation entre les délimitations de ces deux termes ; ces coïncidences renforcent notre proposition selon laquelle, en ce qui concerne la langue, être empirique implique aussi d’être social.

En effet, comme nous l’avons déjà indiqué, l’une des conditions pour qu’un objet soit classé comme empirique est qu’il soit « externe au sujet connaissant ». Pour Durkheim, de la même manière, la caractéristique primordiale des faits sociaux est leur caractère externe, puisqu’ils extrapolent les limites de l’individu, et se constituent en collectif. Pour cette raison, les faits sociaux présentent également un caractère impératif, c’est-à-dire qu’une fois que les individus composent une société donnée, les phénomènes et les aspects sociaux que celle-ci détermine leur seront imposés.

La langue présente également ces caractéristiques. Considérée comme une institution sociale, c’est un phénomène qui s’impose aux locuteurs d’une communauté spécifique. En d’autres termes, il est impossible à un individu de naître au milieu de locuteurs de langue portugaise et de se développer en parlant japonais, par exemple, sans avoir aucun contact avec une société qui parle également cette langue. C’est pour cela que nous affirmons que la langue est imposée, fait qui contribue également à ce que nous la considérions comme un objet de nature empirique présentant une relation fondamentale avec les phénomènes sociaux.

Comme nous l’avons montré, la théorisation saussurienne permet de comprendre la langue comme objet formel, de nature théorique, dépendant d’une mathématisation pour être compris, et comme objet empirique, auquel son caractère social permet d’être également compris comme une donnée. Cependant, le CLG, livre qui a rendu Saussure mondialement connu, a été conçu dans le but principal de souligner le processus d’élaboration du linguiste, lequel met en évidence la langue en tant que système de signes, soit comme objet théorique1.

Néanmoins, il est important de rappeler que, pour parvenir à délimiter la langue comme un système de signes, Saussure a dû, méthodologiquement, essayer de séparer de sa théorisation les aspects sociaux traversant et composant la langue. Ce n’est qu’ainsi qu’il a pu comprendre et théoriser son fonctionnement en tant qu’objet formel permettant d’obtenir les mêmes types de résultats, quelles que soient les données. Sans jamais contester le fait que la langue peut être comprise comme un objet formel dans le CLG, nous sommes partie de l’hypothèse que, dans cet ouvrage, la conceptualisation de la langue ne se dissocie pas entièrement des données, indiquant une impossibilité de formaliser complétement cet objet.

3. Les langues dans la langue

À partir de notre trajectoire d’analyse des documents saussuriens2, nous essaierons de montrer le chemin qui nous a conduite à l’hypothèse guidant nos investigations : la langue, en tant qu’objet d’étude de la linguistique, n’est pas soumise à une formalisation complète. Même dans le CLG, sa conceptualisation transite entre l’empirique et le théorique, par l’imbrication de la notion de langues particulières dans le concept saussurien de langue.

La délimitation de ce que nous comprenons par objets empiriques et formels, ainsi que les analyses des documents de Saussure sont plus que des thèmes ayant conduit à notre texte. Il s’agit de questions ayant émergé tout au long de notre parcours de recherche concernant la théorisation saussurienne et qui, ensemble, nous ont aidée à comprendre une impasse autour du concept de langue présenté dans le CLG et à y réfléchir.

Cette impasse s’est avérée au fil de la trajectoire suivante : une première lecture du CLG nous a permis de remarquer que le concept de langue sous-tendant chaque chapitre semblait transiter entre deux conceptions : celle qui s’éternise dans la maxime « la langue est un système de signes » et indique un objet, a priori, à caractère uniquement formel (même s’il a été élaboré à partir de données empiriques) ; et celle qui correspond directement à la notion de langue particulière, que l’on retrouve dans des phrases comme « la vie normale et régulière d’un idiome déjà constitué » et « La langue existe dans la collectivité sous la forme d’une somme d’empreintes déposées dans chaque cerveau » (Saussure, 2006).

Après cette première lecture, notre cheminement nous a conduit à étudier certains auteurs s’étant consacrés à l’épistémologie linguistique, étude qui nous a montré que la science moderne traite à la fois d’objets formels – fruits d’un processus d’intervention de l’expérimentateur qui aboutit à une formalisation – et d’objets empiriques – les données qui sont indépendantes de l’intervention de l’expérimentateur pour exister et qui établissent une relation avec les phénomènes sociaux. La compréhension de ces deux catégories d’objets nous a renvoyée à la théorisation de Saussure : nous avons exploré certains documents attestant de ses réflexions sur des langues particulières, puis nous sommes ensuite arrêtée sur les manuscrits donnant à lire une théorisation de la langue avant de revenir au CLG, lequel constitue donc à la fois notre point de départ et notre point d’arrivée.

Ce retour nous a permis de constater que la langue, lorsqu’elle est conçue comme un système de signes, peut être classée comme un objet formel, correspondant à la caractérisation délimitée par les auteurs présentés au point précédent. Cependant, cet objet formel n’est pas capable de soutenir toute la théorisation de Saussure et tous les principes en découlant : la mutabilité et l’immuabilité du signe, par exemple, sont des principes partant de la conception du langage comme idiome particulier3.

Certes, cette dernière conception n’ignore pas le système, même si l’axiome saussurien concerne un mode de fonctionnement valable pour toutes les langues. Cependant, le système général, qui n’est pas nécessairement lié à une langue ou une autre, ne semble pas être une conception suffisante pour soutenir certains des principes proposés par Saussure. Pour ces derniers, il faut que la conception de la langue s’entrelace avec les données d’une langue particulière. Cette imbrication révèle l’impasse qui s’est dégagée de notre cheminement et nous a fait proposer et étudier l’hypothèse de l’impossibilité d’une formalisation complète de l’objet des études de la linguistique.

4. Considérations finales

L’analyse des documents saussuriens nous a fait prendre conscience du fait qu’il y a effectivement une incidence de la notion de langues sur le concept saussurien de langue. Pour nous, une incidence se produit lorsque le fil argumentatif du texte semble conduire à une délimitation de la langue en tant que système de signes, mais qu’au lieu de cela, ce qui est présenté est une conception de la langue traversée par la notion de langues particulières. Par incidence, nous entendons encore : i) l’imbrication de la notion de langues dans le concept de langue ; ii) l’évocation de langues particulières pour expliquer la langue proprement dite ou l’un de ses principes ou éléments.

Cette notion d’incidence que nous proposons met en évidence l’existence d’un entrelacement entre les langues et la langue : un objet a une incidence sur l’autre, provoquant souvent une co-incidence, précisément parce qu’ils partagent les mêmes principes et les mêmes sources de données. C’est un fait qu’il n’y a pas de langue sans langues, parce que la conceptualisation de la première n’est possible qu’à partir de l’observation des objets du monde ; et il n’y a pas de langues sans la langue, parce que le fonctionnement de celles-ci passe par le système de relations d’où émanent les signes et leurs valeurs.

En ce sens, l’on peut penser que l’incidence de la notion de langues sur la délimitation de l’objet langue se produit non pas en raison d’une incohérence dans la théorisation de Saussure, mais parce que l’objet d’étude de la linguistique ne semble pas permettre une formalisation complète. À cet égard, il nous semble pertinent de revenir à Sériot pour qui :

Il me semble que l’histoire tourmentée du structuralisme européen (ou « continental », comme disait Jakobson en 1963) recèle un malentendu qui repose sur deux façons d’envisager la notion clé de structure : en tant que totalité ontologique ou en tant que système de relations, en tant qu’objet réel ou en tant qu’objet de connaissance (Sériot, 1999, p. 32).

Compte tenu de la relation étroite entre la notion de structure et le concept de langue établi par Saussure, nous pouvons considérer que cette dualité de compréhension s’applique également, par analogie, aux compréhensions de l’objet de la linguistique. Les principales critiques du concept de langue se fondent sur le jugement selon lequel, en l’établissant, Saussure laisse de côté les phénomènes observables et sociaux. À ce stade, nous sommes d’accord avec Sériot lorsqu’il affirme qu’il y a un « malentendu » dû à deux façons d’envisager la structure, ou, dans notre cas, le concept de langue.

Ce malentendu a lieu, car, en fait, ces deux conceptions ont été méthodologiquement distinguées, mais n’établissent aucune opposition entre elles. Ainsi percevons-nous le caractère systémique de la langue et son statut social non pas comme des compréhensions différentes d’un même objet, mais comme des propriétés qui se complètent afin de soutenir les principes de la théorisation saussurienne de la langue. Sur la base de cette multiplicité de caractérisations, cet objet peut, bien sûr, être considéré de différents points de vue, ce qui n’exclut toutefois pas des caractéristiques communes.

L’établissement de la langue comme objet formel consiste en ceci : la délimitation théorique d’un élément, lequel n’exclut pas les caractéristiques le liant à l’objet réel du monde d’où provient ce concept. Dans cette perspective, nous remarquons qu’il existe, en linguistique, une relation intrinsèque entre la théorie et les données observables, ce qui nous a fait comprendre que l’objet formel consiste en une élaboration issue de la contexture des faits empiriques, lesquels, en retour, finissent par lui porter atteinte.

Bibliographie

AUROUX, Sylvain (1998), La raison, le langage et les normes, Paris, Presses Universitaires de France.

DURKHEIM, Émile (2011), Fato social e divisão do trabalho, São Paulo, Editora Ática [1893].

MILNER, Jean-Claude (1989), Introduction à une science du langage, Paris, Seuil.

PUECH, Christian et RADZYNSKI, Anne (1988), « Fait social et fait linguistique : A. Meillet et F. de Saussure », Histoire Épistémologie Langage 10-2, p. 75-84.

SAUSSURE, Ferdinand de (2006), Curso de linguística geral, São Paulo, Cultrix [1916].

SAUSSURE, Ferdinand de (1967), Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Payot.

SÉRIOT, Patrick (1999), Structure et totalité : les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, Presses Universitaires de France.

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1 Voir Puech & Radzynski (1988, p. 81).

2 Les œuvres utilisées pour nos analyses dans la thèse ont été : les manuscrits intitulés Versification française ; ii) le Cahier Parny ; iii) le dossier numéro 18 de l’archive Ms. fr. 3956 ; iv) les manuscrits concernant la première conférence proférée à l’Université de Genève ; v) le CLG, à l’appui des Notes pour le Cours III.

3 Cela peut se noter dans la définition même de langue présentée au chapitre sur la mutabilité et l’immutabilité du signe : « le seul objet réel de la Linguistique, c’est la vie normale et régulière d’un idiome déjà constitué » (Saussure, 2006, p. 86).