Comment la théorie saussurienne de la langue permet de résoudre le problème de l’étiologie de la psychose, de sa clinique et de sa prévention
Dans un ouvrage précédent1, j’ai étudié la problématique de l’étiologie et les fondements de la clinique de la psychose à partir d’un passage du Cours de linguistique générale2. Je n’étais certes pas le premier psychanalyste à me référer à Saussure, mais sans doute le premier à faire usage de sa théorie de la langue, et non, si j’ose dire, simplement de la théorie du signe, à la fois signifié et signifiant.
Les nombreuses conséquences que j’en ai tirées, au profit de la théorie et de la clinique psychanalytiques, m’ont permis de travailler très fructueusement pendant une bonne vingtaine d’années. Aujourd’hui encore, je ne renie rien de ce que j’y ai avancé puis soumis à l’expérience clinique. Néanmoins, des critiques constructives d’amis psychanalystes, des circonstances personnelles et la mise à l’œuvre d’une problématique mieux précisée m’ont permis d’avancer dans la compréhension de nouveaux aspects de la structure psychotique, qui me sont alors apparus insuffisamment expliqués. J’ai donc décidé de me remettre à la tâche, de nouveau avec l’aide du même texte de Saussure.
C’est le résultat de ce travail que je voudrais ici exposer brièvement en remerciement de l’invitation que me font les Cahiers Ferdinand de Saussure et en humble hommage à l’apport considérable de Ferdinand de Saussure.
Ma réflexion a, autrefois, été mise au travail par l’énoncé d’un patient psychotique qui, dès la première minute du premier entretien, me déclara : « Je voudrais arriver à penser et parler en même temps […] mais je n’y suis jamais arrivé ».
Je reconnais avoir peiné, quelques années, pour arriver à comprendre pleinement ce qui se disait là. J’ai montré comment précisément j’y étais parvenu à partir d’un passage du Cours de linguistique générale. Ce même passage exactement m’a permis depuis de reprendre, avec une rigueur et une radicalité très approfondies, les arguments où les métaphores fleurissaient en lieu et place de concepts en raison même de ces insuffisances. J’expose tout cela en détail dans un ouvrage à paraître prochainement au titre lui aussi emprunté à un propos de patiente : « Ces mots sans lesquels j’ai été grandie ».
Ce nouveau travail trouve, lui, son origine dans une pensée qui s’est imposée à mon esprit lors d’une énième lecture de ce passage fondamental du CLG : « Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée […] est de servir d’intermédiaire entre la pensée et le son dans des conditions telles que leur union aboutit nécessairement à des délimitations réciproques d’unités » (p. 156). Je me souviens de m’être, enfin !, posé les deux questions : pourquoi et comment cela a-t-il lieu ? Que se passe-t-il si cela n’a pas lieu ?
Les réponses me semblent claires aujourd’hui. Ce qui impose cette « articulation »3, c’est qu’elle est à faire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas donnée toute faite par la logique du vivant. Aucun petit d’homme n’est jamais né porteur, par héritage génétique, de cette union d’unités ; aucun petit d’homme n’a non plus rendu patent que cette union réglée se constituait soit d’emblée, comme la respiration ou la déglutition, soit advenant plus tard comme la marche ou les fonctions sexuelles. Victor de l’Aveyron, et tant d’autres cas, ont au contraire rendu sans équivoque le fait que cette union articulée ne peut se faire spontanément en raison de l’absence de l’objet langue dans le patrimoine du nouveau-né. Et même, en outre, que cette articulation a un temps indépassable d’advenue au-delà duquel ce qui s’inscrit et se manifeste est l’irrémédiable du raté : Victor n’a jamais su faire usage du langage malgré tous les efforts d’Itard et de madame Guérin. Tant il est vrai, comme le note Itard que « le défaut total d’exercice rend nos organes inaptes à leurs fonctions »4. Dès lors, il devient assez simple de comprendre la structure et la logique interne de l’être de Victor.
Même en supposant qu’il ne manifeste aucune anomalie génétique, un petit d’homme ne peut donc devenir pleinement un homme par lui-même. Sa sensibilité, sa pensée « nébuleuse » fonctionnent mais rien ne lui permet, sans le recours à la parole de l’Autre, généralement parental, de parvenir à (s’)intégrer la dimension du langage. Nous constatons pleinement là ce que Freud n’a pas élaboré comme tel et qui se déduit de l’analyse de Saussure, à savoir que la pensée coupée de la langue, que je nomme pour cette raison le penser, fonctionne d’emblée chez le nouveau-né comme conséquence de l’activité neuronale mais que cette activité nécessaire n’est en aucun cas suffisante pour constituer et mettre à l’œuvre en lui la langue, ce qui est dans la dépendance de la présence et de l’attention langagières de l’Autre langagier.
En d’autres termes : on doit dire que le petit d’homme est un être-animal pour la langue, qu’il est porteur normalement de la condition nécessaire pour y parvenir mais qu’en raison de l’hétérogénéité de la langue par rapport au génétique et neuronal, il lui manque la condition suffisante5, qui est dans l’autre d’accueil et d’éducation et doit par lui, lui être transmis. Cette fonction de l’autre comme origine du symbolique langagier pour le petit d’homme, Lacan choisit judicieusement de le nommer l’Autre, « lieu d’où s’origine le symbolique », sans pour autant en tirer les conséquences concernant l’étiologie de la psychose. En effet, Freud, pour qui l’inconscient est incontestablement langage, ne pose pas la question de l’origine du fonctionnement langagier qui pourtant singularise absolument l’espèce humaine, même s’il reconnait que la structure psychotique en est un radical dérèglement. Saussure énonce la même idée, me semble-t-il, de la façon suivante :
Voilà la solution que nous pourrions adopter : il y a chez chaque individu une faculté que nous pouvons appeler la faculté de langage articulé. Cette faculté […], il serait matériellement impossible de l’exercer sans une autre chose qui est donnée à l’individu du dehors : la langue. Il faut que ce soit l’ensemble de ses semblables qui lui en donne le moyen par ce qu’on appelle la langue (Cité par Bouquet 1997, p. 144).
Cet aspect, par ailleurs, totalement ignoré, au mieux, tout à fait négligé par les neuroscientifiques, que l’on peut nommer l’hétérogénéité de la langue, par rapport à la logique du vivant pour reprendre l’expression de François Jacob, est donc une composante fondamentale et radicalement décisive de l’être humain et de son destin. L’articulation de l’organique et du langage est entièrement à réaliser post partum par l’intervention de l’Autre qui en a précédemment bénéficié. Il est tout aussi clair qu’il s’agit, selon une autre expression de Saussure, d’« un fait en quelque sorte mystérieux » qui laisse inexpliquée la nature de la discontinuité inaugurale qui a spécifié notre espèce à l’exclusion de toutes les autres, même les plus proches génétiquement et que l’on fait aujourd’hui remonter à quelque 300 000 ans6.
En revanche, quand tout se déroule bien, généralement en famille, le sujet parlant se constitue ontiquement vers le huitième mois où Dolto repéra un passage de « dépression » sans aucun doute lié au changement d’être qu’il vit alors en lui, avant de devenir à partir de quelque deux ans un sujet pleinement parlant.
À ce moment-là, se poseront de nouveaux problèmes car il s’agira encore de permettre à l’enfant déjà parlant d’accéder à une pensée articulée socialement codée, que j’appelle le langage du point de vue psychanalytique.
D’autres problèmes psychiques graves peuvent encore s’enraciner dans ce second stade auquel il est nécessaire d’accéder pour être pleinement dans la vie sociale, soit en relation langagière avec les autres.
Il est donc nécessaire de se représenter que la psychose, loin d’être une « maladie mentale » n’est ni une maladie ni mentale, mais l’état d’inachèvement inscrit, après la naissance, du devenir langagier en raison de la carence de la fonction de l’Autre. Il n’y a aucun doute qu’il existe des pathologies neuronales – les trisomies en sont le plus frappant exemple – mais elles sont liées à une tout autre étiologie et déploient une symptomatologie sans rapport avec l’état psychotique.
Si je peux me permettre, en conclusion, quelques brèves ouvertures psychanalytiques, je dirai que le raté de l’articulation première, pensée-son, peut sans aucun doute constituer l’étiologie de ces formes de psychose que l’on nomme « autisme » et « mélancolie » qui se caractérisent par l’enfermement d’un être humain en lui-même, qui se sent parfois dramatiquement isolé par l’inachèvement de sa constitution, parfois plutôt heureux mais totalement dépendant socialement pour sa survie.
Les ratés de l’usage du langage socialement codé imposent, eux, pour les sujets qui en sont victimes la nécessité interne de constituer un ordre social tout à fait imaginaire destiné à protéger des autres qu’on ne comprend pas et dont on n’est pas compris. Ces attitudes, très élaborées mais très singulières, poussent à constituer avec force, précision et fixité des psychoses délirantes que l’on nomme habituellement schizophrénie et paranoïa. L’ignorance de la véritable étiologie et de la nécessité interne de ces structures psychiques conduit leurs victimes vers l’hospitalisation et la médication psychiatriques qui ne sont pas sans effets certes, mais tellement éloignées des véritables enjeux qu’elles sont, en général, considérées comme nécessaires pour la vie entière car il n’existerait aucune prise sur ces « maladies mentales », dont on ne connait en rien l’étiologie mais dont il est affirmé que les progrès des neurosciences nous apporteront l’élucidation : programme sans échantillon, selon l’expression dont use Georges Canguilhem, en l’appliquant à d’autres auteurs7.
Pour conclure ce bref parcours, je dirai que l’œuvre de Saussure – totalement ignorée de Freud qui eut pourtant comme patient un de ses deux fils – permet au psychanalyste, praticien du langage à sa façon, d’éclairer d’une manière nouvelle l’étiologie des états limites de l’humain, je veux dire de ceux qui, à la différence des névrosés empêtrés dans leurs « restes infantiles » non dépassés – ce que la cure psychanalytique est alors chargée de leur rendre possible – en sont restés au départ du parcours constitutif du sujet parlant, perdus dans leur psychisme sans langage et dans la surabondance de leurs délires substitutifs, qui ne sont en rien une tentative thérapeutique comme le suggérait Freud.
C’est en somme un remerciement que, psychanalyste, j’adresse au linguiste – saussurien, me paraît un pléonasme – dont la théorie permet et une thérapie très différenciée de l’habituelle cure psychanalytique en ce qu’il faut arriver à permettre à un sujet de prendre pleinement conscience de son inachèvement langagier, de la réalité d’un manque d’origine du symbolique et du caractère imaginaire et symptomatologique des tentatives « thérapeutiques » qu’il a faussement mises en place : boulimie obturante, anorexie prudente, drogues calmantes, alcool apaisant, cigarettes de l’instant, etc. toutes formes d’addiction à très court terme et n’inscrivant que la nécessité vaine de la répétition.
En outre, et tout à fait fondamentalement, le psychanalyste doit, à tout instant, repérer sans la moindre équivoque ce qui, dans la phonie du patient est quand même langage et ce qui est délire, quelle qu’en soit la forme. De manière à ne pas commettre l’erreur d’interpréter ce qui n’est qu’usage de mots sans symbolique, erreur qui ne peut que renforcer le sentiment vécu par le psychotique d’incompréhension et de jugement critique porté sur lui.
C’est, sans doute, sur ce point que la théorie de la langue saussurienne apporte le plus grand changement à la problématique de l’écoute du psychanalyste telle que Freud l’a définie. Ce qui permet aussi de penser que la théorie psychanalytique freudienne est pour l’essentiel une théorie de la névrose. On peut d’ailleurs remarquer que c’est sur cet enjeu que se firent les scissions de ceux de ses premiers disciples qui inventèrent des « théories » explicatives tout à fait imaginaires des dérèglements langagiers, tels Jung, Rank, Ferenczi, Reich, etc.
Cet éclairage théorique de Saussure permet, aussi et surtout, une prévention des états psychiques les plus délabrés ou aliénés en prenant une claire conscience de la nécessité et de l’importance de donner au petit d’homme le langage qui lui est étranger et auquel il ne peut être articulé que par l’Autre.
Cette prévention, proprement culturelle et langagière, éventuellement accompagnée et aidée s’il le faut, pourrait alors faire rêver d’une société d’où la folie (et ses institutions curatives-entretenantes) n’aurait plus sa place. Tout en ayant pleinement conscience de l’extrême étroitesse du défilé qui sépare l’univers langagier de celui de la psychose. Ce qu’énonce la paronomase qui distingue si peu entre « les mots sans lesquels j’ai été grandie » et « les mots dans lesquels… ». Comme un destin qui ne tient qu’à un fil.
Bibliographie
CLG Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1916], publié par Ch. Bally et A. Sechehaye, avec la collaboration d’A. Riedlinger, Paris, Payot, 19222.
BOUQUET, Simon (1997), Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot.
CANGUILHEM, Georges (1977), Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris Librairie philosophique J. Vrin.
ITARD, Jean (1994), Victor de l’Aveyron [1801, 1807], Paris, Éditions Allia.
MANIER, Alain (1995), Le jour où l’espace a coupé le temps : étiologie et clinique de la psychose. Avant-propos de Catherine Dolto-Tolitch, Plancoët, la Tempérance.
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1 Manier (1995).
2 CLG, p. 154 (chapitre IV : « La valeur linguistique »).
3 Dans la même page, un peu plus loin, Saussure précise : « chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe dans un son et où un son devient le signe d’une idée » (CLG, p. 156).
4 Itard (1994 : 37).
5 Je me réfère sur ce point à la logique formelle qui distingue entre « cause nécessaire » et « cause suffisante ». La cause nécessaire est ce sans quoi un être ne peut pas exister. Mais cette nécessité d’être n’implique pas ipso facto nécessité de mise à l’œuvre. Doit donc s’y articuler une autre nécessité que l’on distingue en la nommant « suffisante », c’est-à-dire de nature à entraîner une conséquence.
6 Je ne peux m’empêcher de signaler que le calendrier de 1789, parfaitement identique dans sa forme à ceux d’aujourd’hui, mentionne quelques renseignements utiles, dont l’âge de la Terre. Eh, bien ! il y a à peine plus de deux siècles, on pensait encore que son apparition remontait à… 6000 ans et que l’homme avait été d’emblée créé, à l’image de Dieu, en sa plénitude langagière. C’est dire si l’idée de l’Un premier de l’organique et du langagier plonge ses racines lointainement et tenacement et constitue un véritable obstacle épistémologique à penser l’hétérogénéité du langage et sa spécificité.
7 Voir Canguilhem (1977 : 29).