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Pour une approche critique de la traduction de Saussure en Chine

La restitution du concept de valeur dans le Cours

Xiaoliang LUO

Université d’Orléans

xiaoliang.luo@univ-orleans.fr

Je remercie les deux relecteurs anonymes et Gabriel Bergounioux pour leurs remarques constructives. Mes remerciements vont aussi à l’éditrice pour sa relecture soignée de la langue française.

1. Introduction

Depuis la publication de la nouvelle traduction chinoise du Cours (Suoxuer 2002), plusieurs auteurs (Chen & Zhu 2004 ; Wu et al. 2007 ; Romagnoli 2007 ; 2012) ont comparé cette version avec celle de Gao Mingkai (Suoxuer 1980) et éventuellement avec celle de Liu Li (Suoxuer 2009) traduite de la version anglaise de Wade Baskin (Saussure 1960). Ils ont choisi de centrer leur attention sur la traduction de la terminologie en comparant des passages isolés du texte et ont mis l’accent sur des erreurs isolées et des questions de stylistique. À titre d’exemple, Chen & Zhu (2004) relèvent dix-neuf exemples dans les versions de Gao et de Pei pour décider que celle-ci est meilleure mais leurs exemples semblent choisis aléatoirement. Romagnoli (2007), une des études les plus approfondies, compare d’abord des éléments de terminologie importants avant d’analyser les orientations stylistiques des deux traducteurs, déterminées par la langue-source chez Gao, par la langue-cible chez Pei.

La traduction de Saussure en chinois suppose de concilier trois compétences : la connaissance de la langue source, celle de la langue chinoise et la maîtrise de la théorie saussurienne (dans les limites inhérentes à l’exercice). Les différents traducteurs étant des locuteurs natifs du chinois, les altérations de la traduction proviendraient soit de la langue source, soit d’une méconnaissance de la conceptualisation saussurienne, soit des deux.

Au lieu de commenter des extraits dispersés dans l’ouvrage, comme cela a été fait, nous avons retenu la partie concernant la valeur linguistique (CLG/D : 155-169), une dizaine de pages qui forment un ensemble cohérent autour du même concept, et nous avons rapproché les trois versions chinoises afin de montrer la part qui revient à la langue source et à la compréhension de la linguistique saussurienne dans la traduction et dans le choix de la terminologie. Nous nous proposons de montrer comment un concept mal compris peut entraîner une série d’erreurs de traduction à partir d’une même problématique.

Dans le passage sur la valeur, une série de termes est empruntée aux mathématiques. Ces termes sont intrinsèquement associés les uns aux autres. Ils reflètent le projet d’algébrisation de la discipline et il est attendu des traducteurs qu’ils les restituent dès lors qu’ils sont un fil conducteur qui relie au fil des ans les réflexions de Saussure, depuis le Mémoire, en passant par le manuscrit de l’Orangerie.

Si la maîtrise de la langue-source facilite la compréhension de la pensée, il reste délicat d’« évaluer » la maîtrise du français de ces traducteurs, aussi nous contenterons-nous de relever des erreurs critiques de traduction qui affectent la compréhension. La version de Liu Li n’est concernée que pour la terminologie du fait qu’elle a été traduite à partir de la version anglaise.

2. Examen et confrontation des trois versions

2.1. Termes-clés en chinois

Avant un examen détaillé des textes en chinois du passage sur la valeur et pour le confort des lecteurs, nous récapitulons dans le Tableau 1 les termes chinois-clés afin de faciliter l’appréciation de la traduction. Accompagnés de leurs transcriptions en pinyin dans la première colonne, ces termes, mots composés pour la plupart, se décomposent en morphèmes monosyllabiques dans la deuxième colonne ; leurs traductions, souvent polysémiques, sont celles qui sont proposées par le dictionnaire de référence, le Dictionnaire Ricci Chinois Français (désormais DRCF) en troisième colonne.

Termes chinoisÉtymonsTraductions (DRCF)
实体 shítǐréel-corpscontenu ; matière ; substance ; réalité ; entité ; fond
实质 shízhìréel-matièresubstance ; réalité ; matière
物质 wùzhìobjet-matièrematière
要素 yàosùimportant-élémentélément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
项 xiàngnuque[mathématique] terme
价值 jiàzhíprix-valeur[économie] valeur ; prix ; évaluation
值 zhívaleur[mathématique] valeur
积极 jījíaccumuler-pôlepositif ; actif
消极 xiāojídiminuer-pôlenégatif ; manque d’ardeur, d’entrain ; passif ; inactif

Tableau 1 : Termes-clés en chinois, étymons et traduction

实体, 实质 et 物质 sont des mots ayant des significations proches mais nuancées autour de matière, substance, entité, etc. En revanche, si élément et terme semblent avoir un lien sémantique en français, un locuteur du chinois ne verrait aucun rapport sémantique entre 要素 et 项. Quant à 价值 et 值, ils sont utilisés dans des domaines bien distincts. Enfin, 积极 et 消极, interprétés comme positif et négatif, sont deux antonymes qui relèvent du langage quotidien et non pas du domaine spécifié de la symbolisation. Ces termes seront analysés dans leur contexte plus bas.

2.2. Version de Gao Mingkai (Suoxuer 1980)

Cette version, traduite en 1963, n’a été publiée qu’en 1980, après le décès du traducteur, au moment où la Chine menait une politique d’ouverture et de réforme, perméable aux recherches occidentales.

2.2.1. Terminologie

Le tableau 2 recense une série de termes suivis de leur traduction et d’une retraduction du chinois en français proposée par DRCF, afin de marquer le degré de fidélité ou d’altération du rendu. Pour les termes qui suscitent des discussions, nous citons également la définition en chinois dans deux dictionnaires chinois de référence, Xiandai Hanyu Cidian (désormais XHC) et Xinhua Zidian (désormais XZ), suivie de la traduction en français. Étant bien conscient que la retraduction ne coïncide que rarement avec le terme de départ, nous souhaitons, moyennant ces trois dictionnaires de référence, montrer que les termes traduits en chinois que nous étudions dans les discussions ont des interprétations conventionnelles en chinois qui ne sont pas subjectives et qui pourraient être éloignées des termes français, allant jusqu’à exclure la compréhension du texte original.

TermesTraductionRetraduction proposée par DRCF
articulation分节[entrée absente]
substance (157-2, 169-1)实质substance ; réalité ; matière
relatives (157-3)相对(而言)relatif
relatif/ve (164-3)相关(的)être en relation ; avoir un intérêt commun ; être connexe
terme 要素élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
terme de comparaison比较comparer ; comparativement
termes simples (168-2)简单项[entrée absente]
termes complexe (168-2)复杂项[entrée absente]
élément要素élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
valeur (économie)价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
valeur (linguistique)价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
opposition对立opposition ; antagonisme
positif/ve (166-3)积极(adj.)positif ; actif
positivement (162-1)积极(adv.)positivement ; activement
négatif/ve (164-3, 165-4, 166-3)消极(adj.)négatif ; manque d’ardeur, d’entrain ; passif ; inactif ;
négativement (162-1)消极(adv.)[entrée absente]

Tableau 2 : Terminologie dans la traduction de Gao

La première erreur de traduction concerne les antonymes, positif et négatif et leurs dérivés adverbiaux. Ils ont été traduits respectivement par 积极 et 消极, deux antonymes en chinois. Si pour 积极, DRCF : 605 donne la traduction française positif ; actif qui ne laisse pas apprécier de façon précise l’interprétation, son antonyme 消极 est traduit par négatif ; manque d’ardeur, d’entrain ; passif ; inactif » (DRCF : 1478), qui implique clairement une attitude de vie d’un sujet. Selon XZ, le premier signifie en chinois 向上的、进取的 (viser vers le haut, entreprenant, XZ : 206), et le second 起反面作用、不求进取 (d’effet négatif, ne pas être entreprenant, XZ : 526). Selon XHC, le premier signifie 1) 肯定的;正面的;有利于发展的 (affirmatif, positif, favorable au développement, XHC : 602), 2) 进取的;热心的 (entreprenant, motivé, XHC : 602) ; le second donne 1) 否定的;反面的;阻碍发展的 (relatif à la négation, négatif, défavorable au développement, XHC : 1436), 2) 不求进取的;消沉 (qui ne fait pas d’effort, démotivé, XHC : 1436). Nous pouvons constater qu’aucune interprétation des deux termes en chinois, dans aucun des deux dictionnaires de référence, n’évoque positif et négatif au sens mathématique des termes.

Du fait de la fréquence de ces mots, les conséquences sont importantes quant à la restitution. On peut citer par exemple :

« défini non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système » est transposé en 不是积极地由它们的内容, 而是消极地由它们跟系统中其它要素的关系确定的, ce qui, retraduit, donnerait : « défini non pas par leur contenu avec une attitude entreprenante, mais passivement par leurs rapports avec les autres éléments du système ». (CLG/D : 162-1)

« Le génitif tchèque žen n’est caractérisé par aucun signe positif » 捷克语的复数属格“妻子们的”没有任何积极的符号表示它的特征 est rendu par « Le génitif tchèque žen n’est caractérisé par aucun signe entreprenant ». (Ibid. : 163-3)

« leur qualité propre et positive » 它们自己的积极的素质 donne « leur qualité propre et entreprenante ». (Ibid. : 164-3)

« des entités oppositives, relatives et négatives » 一些对立的、相关的、消极的实体 est retraduit comme « des entités oppositives, corrélatives et passives ». (Ibid. : 164-3)

« leur combinaison est un fait positif » 它们的结合是却是积极的事实 est devenu « leur combinaison est un fait entreprenant ». (Ibid. : 166-3)

La deuxième erreur concerne le mot substance, traduit par 实质. Cette entrée est absente dans XZ. Si DRCF : 1231 donne les traductions suivantes : substance ; réalité ; matière, dont l’aspect matériel est évoqué, selon XHC : 1187 toutefois, 实质 se paraphrase par 本质 (essence, fond) et n’évoque aucunement l’aspect matériel du terme substance. Cette traduction, qu’on peut mettre en cause, proviendrait des chevauchements de signification dans les deux langues qu’on peut représenter comme une relation non applicative entre les mots français matière, substance et essence et les mots chinois 物质、实质、本质.

Ainsi le mot substance, qui dans ce chapitre est opposé à forme, devient une partie essentielle en lieu et place d’une réalité, matière (Petit Robert 2014 : 2448). La phrase « cette combinaison produit une forme, non une substance » 这种结合产生的是形式,而不是实质 devient, en retraduction, « cette combinaison produit une forme, non la nature d’un être ».

La troisième erreur concerne le mot terme. Il est traduit par 要素. DRCF :1577 le traduit en français par élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif. Cette entrée est absente dans XZ. XHC : 1526 l’explique par 构成事物的必要因素 (facteur indispensable pour constituer un objet ou un être). Nous pouvons reprendre le schéma figurant les rapports des termes de cette manière :

Saussure recourt au sens mathématique, « élément simple en relation avec d’autres » (Petit Robert 2014 : 2534), alors que la traduction chinoise 要素 n’évoque en rien cette définition mathématique, dans les deux dictionnaires cités. En chinois, il existe une traduction figée : 项 pour l’acception mathématique. DRCF : 1475 donne cette traduction de 项 : [mathématiques] terme. Remarquons que Gao a bien traduit ce mot dans termes simples et termes complexes à la page 168 du CLG/D, lorsque Saussure parle de l’algèbre, en se servant de 简单项 et 复杂项, dans le sens mathématique. Le traducteur n’a pas saisi quelle était l’intention de Saussure quand il s’est servi de terme avec le même sens en linguistique pour désigner un « élément simple en relation avec d’autres », dans une perspective d’algébrisation.

Comme le traducteur n’a pas fait le lien entre ces termes empruntés aux mathématiques : positif associé au symbole « + », négatif associé au symbole « – », terme avec sa valeur polynomiale, il n’est pas étonnant que le mot valeur soit traduit comme la valeur d’une marchandise. Ainsi, alors que valeur en mathématiques doit être rendu en chinois par 值, la traduction chinoise du titre du chapitre La valeur linguistique par 语言的价值, où 的 est une marque de possessif, donne : la valeur de la langue et non pas (le concept de) valeur dans le sens linguistique ou (le concept de) valeur en linguistique, qui évoque d’emblée la question « que vaut la langue ? » et interdit que ce concept-clé soit compris. D’ailleurs, DRCF : 632 traduit 价值 par « (économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur ; XZ : 217 donne deux définitions de 价值 : 1) 政治经济学上指凝结在商品中的生产者的社会必要劳动 (en économie politique, le travail socialement nécessaire contenu dans une marchandise) et 2) 通常指用途或重要性 (en général, l’utilité ou l’importance), ce qui concorde avec XHC : 629 : 1) 体现在商品里的社会必要劳动 le travail socialement nécessaire dans une marchandise ; 2) 用途或积极作用 utilité ou effet positif. Selon ces deux dictionnaires de référence du chinois, la traduction 价值 de valeur évoque tout sauf la valeur en mathématique, ce qui est fatal pour notre compréhension de ce concept saussurien.

Quand deux erreurs apparaissent simultanément, la compréhension devient immédiatement erronée, et c’est ce qui se produit au moment où Saussure annonce l’idée centrale du chapitre : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit, mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs. » (CLG/D : 166-2). La phrase en chinois 差别一般要有积极的要素才能在这些要素间建立,但在语言里却只有没有积极要素的差别 donnera en retraduction : « une différence suppose en général des éléments entreprenants entre lesquels elle s’établit, mais dans la langue il n’y a que des différences sans éléments entreprenants. ».

2.2.2. Syntaxe et interprétation

La traduction de Gao est en général fidèle et fluide. Il s’y rencontre très peu d’erreurs et c’est plutôt l’organisation syntaxique qui appelle des remarques. La traduction, orientée par la langue-source (Romagnoli 2007), implique une construction francisée recourant à l’emboîtement de propositions subordonnées alors que le chinois privilégie des phrases courtes. Ce point ne sera pas développé. Il y a quelques rares erreurs qui fragilisent vraiment la compréhension.

Une première erreur critique concerne le mot support dans « sert de support » (164-2) 支持它的 qui se retraduirait comme « qui le soutient », ce qui rend la phrase « toutes les valeurs conventionnelles présentent ce caractère de ne pas se confondre avec l’élément tangible qui leur sert de support » incompréhensible car la traduction donne « toutes les valeurs conventionnelles présentent ce caractère de ne pas se confondre avec l’élément tangible qui les soutient ». Ici le traducteur confond « support » au sens matériel, comme le « support » d’un cours qui serait matériellement des polycopiés ou des diapositives, avec le mot « supporter » dans le sens de soutenir, alors que Saussure veut insister sur le fait que le « support » matériel n’est en aucun cas une valeur, abstraite, ce qui est perdu dans la traduction à cause de cette erreur.

Une autre erreur concerne le mot significative dans « parmi les oppositions qu’elle comprend, il y en a qui sont plus significatives que d’autres » (168-2). « Plus significative » est traduit comme 更表示意义, ce qui, retraduit, donne « représenter davantage le sens ». Cette traduction est déroutante car la phrase sera interprétée comme affirmant une différence de poids, d’importance entre les oppositions actualisées dans une langue. Non seulement « représenter le sens » n’est pas conforme à l’intention de Saussure mais il suggère que le sens existerait en soi, positivement, ce qui est le contraire de la thèse sur la valeur développée dans ce chapitre.

2.3. Pei Wen (Suoxuer 2002)

La version de Pei Wen a reçu des critiques très positives (Chen & Zhu 2004) et assez négatives (Wu et al. 2006). Sur les remarques de Chen & Zhu (2004), voir l’annexe.

2.3.1. Terminologie

Le tableau 3 recense la traduction des termes proposé par Pei Wen.

TermesTraductionRetraduction proposée par DRCF
Articulation分节[entrée absente]
substance (157-2, 169-1)实体contenu ; matière ; substance ; réalité ; entité ; fond
relatives (157-3)相对(而言)relatif
relatif/ve (164-3)相对(的)relatif
terme 辞项[entrée absente]
terme de comparaison比较comparer ; comparativement
termes simples (168-2)简单的辞项[entrée absente]
termes complexes (168-2)复杂项[entrée absente]
Élément要素élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
valeur (économie)价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
valeur (linguistique)价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
Opposition对立opposition ; antagonisme
positif/ve (166-3)积极(adj.)positif ; actif
positivement (162-1)积极(adv.)positivement ; activement
négatif/ve (164-3, 165-4, 166-3)消极(adj.)négatif ; manque d’ardeur, d’entrain ; passif ; inactif ;
négativement (162-1)消极地[entrée absente]

Tableau 3 : Terminologie dans la traduction de Pei

Nous constatons pour positif et négatif la même distorsion que supra.

Le mot substance est traduit par 实体, contenu ; matière ; substance ; réalité ; entité (DRCF : 1230), entrée absente dans XZ. Bien que la traduction proposée par DRCF frôle l’interprétation de matière, XHC : 1186 en donne seulement deux définitions : 1) en philosophie, 万物不变的基础和本源 le fond ou la source constant de toute chose ; 2) 实际存在的起作用的组织或机构 organisation ou institution qui existe réellement et qui exerce une fonction. Aucune n’évoque l’aspect matériel. Le sens de matière dans substance n’a pas été saisi non plus dans cette version. Cette erreur proviendrait de l’intersection des significations des mots substance et essence associée à une interprétation d’essence au sens d’entité. Nous pouvons constater dans le schéma ci-dessous que la traduction est encore plus éloignée du mot substance que celle de Gao.

Comme indiqué par Li (2016) et à la suite dans Romagnoli (2019), substance, entité, réalité, identité et matériel sont parfois traduits de la même façon par 实体, ce qui affecte particulièrement une interprétation fidèle de la théorie saussurienne.

Concernant la traduction de terme, elle est meilleure que celle proposée par Gao mais elle paraît insuffisante. Le mot chinois 辞项 signifie littéralement terme lexical, où l’on retrouve 项, traduction de terme dans le sens mathématique. En revanche, 辞, mot, limite l’emploi de ce mot au domaine du lexique, ce qui constitue une interprétation aventurée de la traductrice qui par ailleurs traite valeur de la même façon que Gao, 价值, dans le sens économique.

2.3.2. Syntaxe et interprétation

Wu et al. (2006) ont déjà relevé des erreurs de traduction dans cette version. Le passage que nous étudions confirme l’analyse de Romagnoli (2007) qui voit dans cette version une restitution orientée par la cible. Ainsi, les phrases longues sont découpées en série de phrases courtes, un style plus familier aux lecteurs chinois. Cependant, on relève des erreurs beaucoup plus nombreuses que dans la version de Gao.

Une première erreur se trouve dans la phrase « la valeur de l’un ne résulte que de la présence simultanée des autres » (CLG/D : 159-3) où « des autres » est rendu par 另一个, « l’autre ». Alors que « des autres » implique tous les autres termes, « l’autre » implique deux termes et deux termes seulement.

Une deuxième erreur concerne la traduction de la phrase « leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas » (CLG/D : 162-1). 它们更为确切的特征是:它们是独有的 signifie, en retraduisant, « leur plus exacte caractéristique est qu’ils sont uniques », ce qui est une interprétation en contradiction avec le sens de la phrase. Alors que « ce que les autres ne sont pas » réfère au terme négatif, associé au symbole « – », la traduction par unique confère une propriété en soi positive et invalide l’idée centrale qu’un terme se définit par son rapport à d’autres termes simultanément présents dans le système.

Une troisième erreur concerne le mot support que l’on a déjà explicité dans la version de Gao.

Considérons maintenant la phrase : « une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit, mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs » (CLG/D : 166-2), traduite par 差别通常必须以积极辞项为基础, 它建立于积极辞项之中; 但是, 在语言中却只存在着没有积极辞项的差别. En voici la retraduction : « une différence se fonde en général sur les termes lexicaux entreprenants, elle s’établit à l’intérieur des termes lexicaux entreprenants ; mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes lexicaux entreprenants. » La traductrice interpole « se fonder sur » qui ne se trouve pas dans la version d’origine, et, de façon plus critique, elle remplace « entre (lesquels) » par « à l’intérieur de/au sein de ». Cette altération fait perdre l’idée même de différence sur laquelle Saussure a insisté tout au long de ses travaux : on ne peut parler de différences qu’entre deux unités.

Une dernière erreur sur significative reproduit celle qui a été traitée en 2.2.2.

À en juger sur cet extrait d’une quinzaine de pages, nous pourrions conclure que par rapport à la version de Gao, celle de Pei altère plus profondément le texte originel. Ces erreurs entraînent des incohérences, voire des contradictions avec le reste du chapitre, elles suggèrent que Pei maîtriserait moins bien la théorie saussurienne que son prédécesseur, Gao, alors même qu’elle disposait de plus de ressources dans les années 1990 et 2000.

2.4. Liu Li (Suoxuer 2009)

La version de Liu est traduite de la version anglaise de Wade Baskin et l’impact de l’anglais est non négligeable (cf. infra). Notre discussion se cantonne à la terminologie.

TermesTraduction anglaiseTraduction chinoiseRetraduction proposée par DRCF
articulations (156-3)articulations发声émettre un son ; vocalisation
substance (157-2, 169-1)substance物质matière ; matériel
relatives (157-3)relative相对(而言)relatif
relatif/ve (164-3)relative相对的relatif
terme term要素élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
élément (158-4)element要素élément essentiel ; élément constitutif ; élément, facteur décisif
valeur (économie)value价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
valeur (linguistique)value价值(économie) valeur ; prix ; évaluation ; (philosophie) valeur
valeur (de l’un) (159-3)value (of each term)(mathématique) valeur (linguistique) valeur
opposition (160-3)opposition对立opposition ; antagonisme
positif/ve (166-3)positive确定的déterminé ; ferme ; catégorique
positivement (162-1)positive确定的déterminé ; ferme ; catégorique
négatif/ve (164-3, 165-4, 166-3)negative不确定的NEG + déterminé ; ferme ; catégorique
négativement (162-1)negatively不确定的NEG + déterminé ; ferme ; catégorique

Tableau 4 : Terminologie dans la traduction de Liu

Nous remarquons d’abord que articulations a été traduit par 发声, littéralement émettre un son (DRCF : 357), la désignation en chinois de la phonétique articulatoire, alors que dans ce contexte il signifie « segmentation » et « concaténation ».

Les deux termes positif et négatif sont traduits respectivement par déterminé ; ferme ; catégorique et leur négation. Cette erreur vient clairement de l’interprétation de l’anglais : les mots anglais positive et negative sont paraphrasables par undoubted et doubted, d’où le choix de la traductrice. Le contexte permet d’exclure cette interprétation. Substance est correctement rendu par 物质, matière, par opposition à la forme, le mot ayant cette même interprétation, entre autres, en anglais et en français. Concernant valeur, Liu traduit partout par 价值, à l’exception de la phrase « la valeur de l’un ne résulte que de la présence des autres », en anglais « the value of each term results solely from the simultaneous presence of the others », par 每个要素的值都只因其它要素的同时存在而存在的结果, où value est traduit par 值 au sens mathématique.

3. Répercussions sur la réception du concept de valeur dans le contexte chinois

Les chercheurs chinois avouent que Saussure est mal compris sur bien des aspects en Chine, mais à notre connaissance, la mécompréhension du concept de valeur n’a pas encore été évoquée. À titre d’exemple, Zhang & Zhang (2014) relèvent trois aspects de la théorie saussurienne qui sont souvent interprétés de façon erronée en Chine : les relations entre langue et parole, celles entre arbitraire et motivation, et celles entre arbitraire et iconicité. Or le concept-clé de valeur n’a pas été mieux interprété, sa mécompréhension a donné lieu à des débats fallacieux et sans issue.

Dans le contexte francophone, il n’est pas difficile de constater la limite de la comparaison des deux valeurs, monétaire et linguistique. Hjelmslev (1971) insiste sur la pertinence du jeu d’échecs comme exemple plutôt que de comparer la valeur linguistique à la valeur économique. Comme l’interprétation du terme valeur peut être économique ou linguistique (empruntée aux mathématiques) selon le contexte, les lecteurs n’ont pas à se contraindre à la seule interprétation monétaire. Ce rapprochement métaphorique entre valeur linguistique et valeur économique est d’ailleurs une des incohérences majeures du passage sur la valeur du Cours, avec la dualité de la valeur de et la signification. Comme le souligne Rastier (2002 : 46), « l’articulation des deux concepts de valeur fait problème » et « la seule comparaison indiscutable entre monnaie et signe linguistique » se trouve dans les notes du troisième cours. Cette métaphore serait attribuable aux éditeurs du CLG et ne viendrait sans doute pas de Saussure.

Dans le contexte chinois, c’est différent. Le fait de traduire valeur par 价值 limite l’interprétation du terme au sens économique et exclut en même temps l’interprétation mathématique. Par conséquent, l’échange, au cœur de la valeur économique, est mis en avant et se trouve au centre des débats très animés des années 2000 en Chine, avec une série d’articles sur la valeur (Qi 2001 ; Bao & Wang 2002 ; Bao 2003 ; Zhang 2004 ; Ma 2004 ; He 2008 entre autres). La discussion porte quasiment exclusivement sur l’échange, à savoir : est-ce que l’échange se produit entre l’image acoustique et le concept ? est-ce entre le mot et le concept ? (Cf. He 2008 pour un résumé des débats.) L’exemple problématique de la valeur monétaire attire une telle attention qu’un recul n’est plus possible ni une compréhension du passage sur la valeur comme partie cohérente dans son ensemble. À cela s’ajoute le fait que les auteurs chinois travaillent uniquement sur la version chinoise et la traduction anglaise. Aucun francophone ne s’est engagé dans ces débats à notre connaissance. Il faut souligner que Ma (2004) découvre indépendamment l’incohérence liée aux échanges économique et linguistique, à cause de l’impropriété de la métaphore, mais il l’attribue à tort à Saussure-même, et ne lisant ni le français ni l’allemand, se voit interdit d’accès aux ressources qui tranchent le problème, notamment le troisième cours, Jäger (1976) ou encore Rastier (2002) qui y fait référence.

4. Synthèse des trois versions et conclusion

Malgré les efforts des traducteurs et leur appréciable contribution à la connaissance de Saussure en Chine, la traduction du chapitre 4, partie II du Cours doit être encore améliorée par une restitution de la cohérence interne de la terminologie : forme, substance, terme, positif, négatif, oppositif, relatif, valeur n’ont été considérés par aucun des trois traducteurs de façon systématique.

Aucune version n’a associé positif au symbole « + » et négatif au symbole « – », aucune ne rend terme comme dans son acception mathématique et aucune n’accorde de l’importance à la formule algébrique, une référence constante chez Saussure. L’absence de vision globale induit certaines erreurs de traduction, notamment dans la version de Pei qui inverse la signification du texte.

En termes de qualité de traduction, la version de Gao Mingkai, qui présente, du moins pour l’extrait considéré dans cet article, le moins d’erreurs et d’altérations, reste irremplaçable. C’est d’ailleurs la version la plus répandue.

Quoiqu’il en soit, pour le public chinois, ces trois versions du Cours ne constituent qu’un premier pas vers une compréhension plus exacte de la théorie de Saussure.

Annexe : réponse à Chen & Zhu (2004)

Chen & Zhu (2004) considèrent la traduction de Pei Wen comme nettement meilleure que celle de Gao Mingkai : « après comparaison [des deux traductions], nous considérons que la nouvelle traduction est plus précise et plus conforme à l’appréhension de la théorie, plus pure, fluide et vivace en termes stylistiques ». Or, les auteurs sont anglophones et tous les exemples cités dans Chen & Zhu (2004) à l’appui de leur propos sont en contradiction avec Wu et al. (2007) et Romagnoli (2007) qui ont exposé certaines des erreurs de la traduction de Pei.

Après examen des dix-neuf exemples, numérotés par Chen & Zhu (2004) dans leur article, certains s’avèrent justes, d’autres non. Les exemples (9) à (17) sont d’ordre stylistique, (18) et (19) relèvent des différences entre la 3e et la 5e édition. Nous examinerons les autres.

(2) : « Ainsi c’est [le phonème] déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne » (Cours : 65), Saussure parle ici des deux chaînes, acoustique et articulatoire et le mot pied est au sens propre : un phonème qui chevauche les deux chaînes, met un pied dans la chaîne acoustique, un autre dans la chaîne articulatoire. Gao a traduit 立足点 (« point d’appui »), qu’on peut considérer comme une altération ; Pei a traduit 音步 (« pied » en métrique), ce qui est une erreur bien que Chen & Zhu donnent raison à Pei.

(6) : « C’est par une aberration du même genre que l’anglais ajoute un e muet final pour allonger la voyelle qui précède » (CLG/D : 51). Gao est critiqué pour avoir traduit dans une première version le mot aberration par 精神 (« esprit ») 错乱 (« anomalie »), ce qui correspond à « insanité ». Dans la version de Suoxuer (1980) imprimée en 2004, on lit 胡乱 (« n’importe comment ») chuli 处理 (« traiter »), « traiter n’importe comment ». La version de Pei traduit ce mot comme 谬误 (« fausseté »). Si la traduction de Gao n’est pas fidèle, celle de Pei l’est encore moins. Nous proposerions de traduite par 歪曲 (« déformation »).

(8) : « se traduire en une image visuelle constante » (CLG/D : 32), Gao traduit par erreur le mot se traduire par 译成, « traduire d’une langue en une autre » ; Pei a raison d’utiliser le mot 表现 (« être représenté, être exprimé »), mais elle n’a pas rendu « constant ».

(13) Chen & Zhu (2004) se réfèrent à cette phrase pour démontrer que la traduction de Pei est plus littéraire que celle de Gao, alors qu’il s’y trouve une erreur de traduction : « Bien peu de linguistes se doutent que l’intervention du facteur temps est propre à créer à la linguistique des difficultés particulières et qu’elle place leur science devant deux routes absolument divergentes. » (CLG/D : 114). Pei confond ici « douter » et « se douter » : « douter » d’un énoncé P, c’est éprouver une incertitude sur l’énoncé P ; « se douter » d’un énoncé Q, c’est le « considérer comme tout à fait probable (ce dont on n’a pas connaissance) », un synonyme de « conjecturer, croire, deviner, imaginer, pressentir, soupçonner, supposer » (Petit Robert 2014 : 782). En traduisant se douter par 怀疑 (« douter »), Pei affirme exactement le contraire de ce que Saussure voulait dire. Le contexte aurait permis d’éviter cette bévue : à l’époque de Saussure, peu de linguistes avaient pris acte de la dichotomie synchronie/diachronie.

Si on exclut les questions de style, parmi les exemples choisis par Chen & Zhu (2004) pour justifier la supériorité de la traduction de Pei, la moitié est infondée. Les auteurs de l’article n’étant pas francophones, nous ne savons sur quoi se fonde leur jugement. Est-ce affaire de solidarité académique ? Au moment de la publication de Chen & Zhu (2004), Pei est professeur d’anglais au département des langues étrangères appliquées à l’Université de Nankin, Chen et Zhu sont professeurs d’anglais dans le département d’anglais de la même université.

Bibliographie

Abréviations

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