SPE cum autosegmental representations
In memoriam Morris Halle (1923-2018)
La phonologie de l’après-guerre a connu deux bouleversements majeurs : l’installation du modèle génératif aux dépens du structuralisme marquée par la publication de The Sound Pattern of English (SPE) en 1968, puis l’élimination de la computation sérielle en 1993 par la Théorie de l’Optimalité (OT)1. Morris Halle a été le fer de lance de celui-là ; il a été mis à l’écart (sur piédestal) par celui-ci. Les règles ordonnées ont été l’enjeu central en 1993 et elles ont joué un rôle important en 1968. On peut ainsi penser qu’elles constituent le fil rouge de la vie intellectuelle de Morris Halle. On a par ailleurs souvent dit son goût pour l’argument (« argue with me! »). Argument il y eut avec le structuralisme lorsque Morris Halle menait le jeu – mais en 1993 on a fait tabula rasa et la nouvelle doctrine ne répondait guère à ses sollicitations d’un échange d’arguments.
Au-delà des mille et une théories et détails, la phonologie doit comme toutes les autres sciences répondre à deux questions : de quoi les objets manipulés sont-ils faits (représentations, statique), et comment sont-ils transformés (computation, dynamique) ? En chimie, en physique ou en biologie, les objets de base sont au fil des découvertes des molécules, atomes, quarks, éléments etc. et ce qui les transforme, des forces décrites par des équations telles la gravitation, la thermodynamique ou encore les processus actifs lors de la réplication de l’ADN. Au XIXe siècle la phonologie n’était que diachronique et par conséquent décrivait les changements qui s’échelonnent dans le temps : la computation d’alors était faite de lois phonétiques, conçues par les néogrammairiens suite à l’entendement que le langage est un objet naturel et non point artefactuel, ce qui implique qu’il répond à des lois naturelles au même titre que les lois de l’évolution des espèces, les lois chimiques ou physiques – qui ne souffrent l’exception. Comme en diachronie les évènements ont bien lieu les uns après les autres, les lois phonétiques étaient ordonnées et la computation donc, sérielle.
Au XXe siècle ce fonctionnement fut transposé dans l’esprit des locuteurs où l’équivalent de la forme diachroniquement primitive est celle qui est enregistrée dans leur mémoire à long terme (le lexique mental) et celui de la forme moderne ce qu’ils articulent. Entre les deux se jouent des processus, les uns après les autres et dans un ordre qui est nécessaire, transformant l’input en output : c’est la computation sérielle. Certes, l’idée de cette transposition de la diachronie en synchronie ne revient ni à Morris Halle ni à la linguistique générative : elle avait été mise en place dans un courant minoritaire du structuralisme depuis la fin des années 1930 (à cet égard on cite à juste titre l’article « Menomini Morphophonemics » de Leonard Bloomfield paru en 1939 : Goldsmith 2008 fait le point sur ce sujet). Mais la computation sérielle a été érigée en principe, magnifiée, élaborée et mise au centre de la théorie phonologique (et à l’époque également syntaxique) par l’approche générative. S’agissant de l’origine des règles ordonnées au sein de l’approche générative, on cite toujours le mémoire de maîtrise de Noam Chomksy datant de 1951 (Chomsky 1951) et cela est certainement juste (il existe une polémique sur le fait que le jeune Chomsky n’ait pas cité « Menomini Morphophonemics », dont il dit ne pas avoir eu connaissance à l’époque, voir Huddleston 1972, Encrevé 1997, Koerner 2003). Cependant, le premier livre qui apporte cette idée au grand public et à partir de l’étude d’une langue dans son intégralité est le Sound Pattern of Russian publié par Morris Halle en 1959 (Halle 1959).
Ce livre est le pivot entre le structuralisme dans lequel Halle a été formé (notamment par son directeur de thèse Roman Jakobson) et la nouvelle théorie générative. D’une part il utilise la technique structuraliste classique (ce que Dresher 2009 appelle la Hiérarchie Contrastive) pour déterminer quels traits d’un segment sont distinctifs. Le contraste est donc admis et implémenté pour ce qui est de l’aspect statique d’une langue : il définit l’inventaire des unités qui sont distinctes les unes des autres – les phonèmes. Mais d’autre part dans le même mouvement Halle lance l’attaque contre le phonème en tant que tel (Dresher & Hall 2020 retracent le détail de la tension qui existe chez Halle entre l’usage du contraste et la réfutation du phonème). Dans le récit fondateur du générativisme que les générations subséquentes ont entendu depuis le milieu des années 1960, le chevalier blanc Morris Halle est descendu dans l’arène du colloque annuel de la Linguistic Society of America (LSA) en 1957 et y a tué le dragon structuraliste en montrant l’inanité du phonème pour la computation.
L’argument est fondé sur le russe et se retrouvera dans The Sound Pattern of Russian deux ans plus tard. Le russe a des phonèmes qui ne sont distincts que par le voisement (p-b, t-d etc.). Il comporte également les affriquées ʦ et ʧ qui sont aussi des phonèmes mais dont les contreparties voisées ʣ et ʤ sont seulement des variantes contextuelles (allophones). Or, dit Halle, les processus de la langue impliquant le voisement (assimilation) font fi de cette différence : ils traitent tout ce qui est voisé et tout ce qui est non voisé de la même manière, que les unités résultant des processus soient des phonèmes (t devenant d par exemple) ou non (ʧ devenant ʤ, ce dernier n’étant qu’un allophone). Il conclut que le phonème n’est pas une unité pertinente en phonologie et doit être abandonné. Anderson (2000) conte ce récit par le menu et décrit l’impact qu’il a eu sur les jeunes générativistes des années 1960 et 1970 qui se trouvaient ainsi délestés de l’héritage structuraliste. Dresher (2009 : 8) et Anderson (2000 : 15-17) pensent que la situation russe ne réfute pas l’idée structuraliste centrale selon laquelle seuls les traits distinctifs sont manipulés par la computation (ce que Dresher appelle l’Hypothèse Contrastiviste) : une analyse du russe selon ce principe est possible.
Que la démonstration de Halle faite à la LSA en 1957 soit concluante ou non, elle a constitué son premier fait d’armes notable, qui dans la mémoire collective a beaucoup rayonné. Il y a eu dans la suite au cours des années 1960 des échanges d’arguments, de façon plus ou moins polémique, entre les protagonistes de la vieille et ceux de la nouvelle théorie, autour de l’étendard « phonème » brandi par les premiers auquel les seconds substituent les traits distinctifs. Ainsi Householder (1965) et Chomsky & Halle (1965) exposent les positions respectives dans le premier numéro de la revue Journal of Linguistics en 1965 que Matthews (1968) résume (« Some remarks on the Householder-Halle controversy »). À la fin de la décennie, deux livres résument la situation du point de vue génératif : le manuel de Postal (1968), oublié aujourd’hui, cherche à en finir avec le structuralisme et le phonème en montrant leur inadéquation ; SPE par Chomsky & Halle, publié la même année, sera considéré comme l’acte fondateur de la phonologie générative, jusqu’à nos jours. Cette appréciation n’est pas erronée puisque SPE résume la nouvelle doctrine et l’applique à une langue dans son ensemble. Mais il n’y a dans ce livre aucune trace du débat avec le structuralisme : il expose la théorie générative ex nihilo et ex cathedra, sans débattre avec le passé et en n’arguant qu’en ce qui concerne la cohérence interne de la démarche.
Cela a valu à SPE le reproche d’avoir fait tabula rasa. C’est certes le cas pour le livre lui-même, mais qui n’est que la quintessence d’un mouvement qui a duré plus de dix ans et au cours duquel les arguments ont été dûment échangés (ce qui ne dit rien sur leur portée et les raisons qui ont précipité le structuralisme).
SPE représente un tournant pour la phonologie en général et Morris Halle en particulier, à trois égards. D’abord Noam Chomsky abandonne la phonologie et n’y reviendra plus. Il met pour ainsi dire les clefs de la maison dans les mains de Morris Halle, qui sera la figure dominante de la phonologie générative durant les années 1970 et 1980 et représentera la doxa sise au MIT, intellectuellement et socialement parlant. Ensuite la question du phonème et du contraste qui a dominé le paysage jusqu’en 1968 disparaîtra de l’agenda, de celui de Morris Halle autant que de celui de la phonologie. De la phonologie tout court, ou presque, car le structuralisme s’éteindra progressivement quoique non complètement et le contraste mettra longtemps à se relever : ce n’est que dans les années deux mille que des voix génératives s’élèveront pour réintégrer le bébé jeté avec l’eau du bain (Clements 2003, Dresher 2009, ce dernier retraçant l’histoire et décrivant le paysage moderne en détail).
Enfin, la question de la computation sérielle, les règles ordonnées, constitue l’œil du cyclone qui se trame dans les débats provoqués par SPE. Morris Halle la défendra jusqu’au bout, contre vents et marées, lorsque Chomsky l’aura abandonnée en syntaxe, dans l’atmosphère anti-sérielle des années 1980 et après le coup d’État génératif de 1993 lorsque la Théorie de l’Optimalité a pris les rênes. Cet événement consomme la marginalisation de Morris Halle, qui désormais lance des interjections depuis le piédestal placé en voie de garage qu’on lui a avisé.
Le reproche que l’on a fait à SPE dès sa parution est que son système computationnel surgénère : les règles ordonnées peuvent décrire tous les phénomènes qui existent dans les langues, ainsi que tous ceux qui n’existent pas. Or le programme génératif – c’est ce qui lui a donné son nom – est la découverte d’un mécanisme qui soit capable de générer tous les objets bien formés d’une langue ou du langage en général, et seulement ceux-ci. Une théorie qui peut générer tout et son contraire ne fait donc pas l’affaire. Il y a eu dans les années 1970 deux mouvements contestataires de la science normale (dans le sens de Kuhn 1962) qu’était alors SPE, l’un révisionniste cherchant à amender l’existant en sauvant son essence, l’autre révolutionnaire prônant le renversement de l’ordre établi (Scheer 2011b). Depuis son article « How abstract is phonology » diffusé en 1968 et publié en 1973 (Kiparsky 1973), Paul Kiparsky a mené une entreprise socialiste dont l’objectif par des moyens divers est de restreindre le pouvoir expressif de SPE. La Phonologie Naturelle fondée par David Stampe (1972) en revanche veut en finir avec l’idée de la Grammaire Universelle : s’il y a des structures ou processus qu’aucune langue n’implémente il faut en trouver la raison qui est ou bien naturelle (phonétique par exemple) ou bien fonctionnelle (pression du moindre effort etc.) et non point simplement en dresser le catalogue (Donegan & Stampe 1979 : 127 sqq.).
De même que sur la scène politique (et de manière bien synchronisée pour ce qui est de la France), le socialisme sortit vainqueur du communisme avec la promesse de mettre fin aux pires excès du système dominant, au début des années 1980 les efforts de Kiparsky aboutiront à la Phonologie Lexicale, qui représentera la nouvelle norme en phonologie générative pendant une décennie. Morris Halle a participé activement à ce mouvement en installant dès 1978 (Halle 1978 : 129 sqq.) l’idée qui sera connue plus tard sous le nom de Strict Cycle Condition (Kiparsky 1982, pour la situation historique voir Scheer 2011a : §190).
Si Morris Halle fut un acteur de l’amendement révisionniste du système computationnel, il fut un spectateur bienveillant de l’autre grande innovation issue de la phase post-SPE, concernant le côté représentationnel : les structures dites autosegmentales (ou non linéaires) ont émergé (entre autres choses) de l’étude des tons et de la réhabilitation de la structure syllabique à partir de la seconde moitié des années 1970 (Goldsmith 1976, sur le développement historique voir Goldsmith & Laks à paraître, Scheer 2011b). Leur combinaison avec l’architecture de la Phonologie Lexicale a fait le foisonnement créatif aujourd’hui envié de la phonologie des années 1980. Morris Halle m’a dit un jour en marge d’un colloque sur les langues slaves que, bon an, mal an SPE était la théorie correcte, sauf pour ce qui concerne les représentations autosegmentales que Chomsky et lui n’avaient pas vues, à tort. Et que les phonologues reviendront à la raison un jour non si lointain lorsqu’ils refermeront la parenthèse OT après avoir compris que la computation est sérielle, pour reprendre le programme SPE cum représentations autosegmentales.
Désappointé et non sans frustration mais sans être ébranlé dans ses convictions et confiant dans l’avenir, Morris Halle a passé les 25 dernières années de sa vie dans un paysage dominé par la Théorie de l’Optimalité dont la promesse principale en 1993 était de remplacer le sérialisme par la computation parallèle. Celle-ci vient des sciences cognitives, où la computation depuis leur fondation moderne dans les années 1940-1950 et le modèle Turing-von Neumann était sérielle (Pylyshyn 1984 : 49 sqq., Harnish 2002 : 124 sqq.). Apparaît alors au milieu des années 1980 le connexionnisme avec l’idée que le cerveau a certes des facultés formidables mais serait trop lent s’il fallait exécuter toutes les tâches les unes après les autres (Rumelhart 1989). Étant donné le peu de temps que le cerveau requiert pour produire une phrase par exemple (à peu près une demi-seconde), la seule manière réaliste de concevoir la computation serait parallèle (i.e. plusieurs opérations de calcul sont exécutées simultanément). Paul Smolensky faisait partie des pionniers du connexionnisme et a introduit l’idée de la computation parallèle en phonologie sous la forme de la Théorie de l’Optimalité (Prince & Smolensky 1993).
OT a pris les commandes de la phonologie d’un jour à l’autre et a ensuite pendant 20 bonnes années été la théorie qui dominait tout, peut-être davantage encore que SPE après sa publication. Une telle transition saltationnelle ne tombe pas du ciel : elle n’a pu avoir lieu que parce que le terrain était préparé – préparé par un profond désamour pour les règles ordonnées, mû en une atmosphère anti-sérielle à la fin des années 1980. Toutes les nouvelles théories issues des années 1980 étaient anti-dérivationnelles : la Phonologie de Gouvernement (Kaye, Lowenstamm, & Vergnaud 1990), la Phonologie Déclarative (Scobbie 1991), la Phonologie Harmonique (Goldsmith 1993) et donc la Théorie de l’Optimalité.
Que reprochait-on donc aux règles ordonnées ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question. L’argument temporel du connexionnisme ne jouait aucun rôle parmi les phonologues, dont peu étaient au courant de ce développement en sciences cognitives. Il n’existe pas à ma connaissance de publication qui expose des arguments contre la computation sérielle et conclue qu’il faut l’abandonner. C’est ce que l’on appelle une tabula rasa, réelle cette fois : on recommence à zéro sans avoir dit pourquoi l’ancien système était mauvais, pis sans seulement en faire état. L’absence de discours sur l’inadéquation des règles ordonnées est telle que Morris Halle dans l’article en leur défense qu’il a écrit avec Sylvain Bromberger en 1989 (Bromberger & Halle 1989) cherche désespérément à citer des protagonistes de la position adverse, en vain ou presque (tout ce dont les auteurs peuvent faire état est d’une présentation au LSA 1987, Majdi & Michaels 1987, ainsi que de Lowenstamm & Kaye 1986 représentant la Phonologie de Gouvernement). Bromberger & Halle se battaient contre un adversaire invisible mais dominant, et qui se dérobe à tout échange d’arguments. Ainsi l’article fondateur de OT, Prince & Smolensky (1993), propose la computation parallèle en tant qu’alternative au sérialisme, sans dire en quoi celui-ci a démérité.
La suite a donné raison à Morris Halle, qui dans les vingt dernières années de sa vie a vu la computation sérielle revenir, dans OT et ailleurs, d’abord timidement, ensuite au galop. Depuis Rubach (1997) et Kiparsky (2000), puis les travaux de Ricardo Bermúdez-Otero (le mouvement étant résumé dans Bermúdez-Otero 2018), la Phonologie Lexicale a progressivement repris ses droits en faisant valoir que si la computation au sein d’un système computationnel peut être parallèle, les différents systèmes computationnels (morphologie et syntaxe en interaction avec les différentes strates phonologiques) travaillent nécessairement l’un après l’autre. L’incapacité de la computation parallèle à analyser l’opacité (le fait qu’un processus ait eu lieu sans que pour autant ses effets soient visibles dans le résultat puisqu’ils ont été altérés par un processus subséquent) a déjà à cette étape été la motivation centrale pour réintroduire le sérialisme. Sous l’égide de John McCarthy, OT a ensuite dans les années 2000 vaillamment combattu contre l’opacité en cherchant des solutions parallèles, produites à forte cadence et toutes couronnées d’échec (technique et empirique). On se souvient à peine de leurs noms aujourd’hui : Sympathy Theory, Comparative Markedness, Targeted Constraints et bien d’autres « opacity killers » comme on disait à l’époque. Ayant fait le tour de la question et suspendu le sort d’OT à sa capacité à proposer une solution à l’opacité, en 2007 John McCarthy (McCarthy 2007) arrête les frais et reconnaît l’échec définitif de la computation parallèle : la version d’OT qu’il propose comporte désormais un mécanisme sériel au sein même de la computation phonologique (ce dont Clements 2000 a été le héraut).
Entendons-nous bien : le débat entre le sérialisme et le parallélisme ne porte pas sur la question de savoir s’il y a des éléments parallèles ou des contraintes dans la computation phonologique. Il y en a toujours eu dans un environnement général qui est sériel : les Morpheme Structure Constraints dans SPE, les Output Filters ou des conditions de bonne formation représentationnelle comme l’interdiction de croiser les lignes d’association, le Principe du Contour Obligatoire ou la Strict Layer Hypothesis. Non, la question est celle de l’existence de la computation sérielle : OT est monté sur scène en 1993 avec la promesse de l’éliminer totalement. Morris Halle, suivi par un courant minoritaire durant toutes ces années de plomb pour le sérialisme (pour un résumé voir Vaux & Nevins (eds.) 2008), en revanche n’a jamais varié dans son affirmation qu’aucune théorie phonologique n’est possible sans computation sérielle. Il a donc assisté, avec satisfaction on imagine, au fait que OT a été obligé de réintroduire le sérialisme, même si cela ne l’a pas tout à fait comblé, puisque le sérialisme acquis, il importe encore de voir comment il est implémenté : par des règles de type SPE ou des contraintes en OT sérielle (Vaux 2008 dans son article intitulé « Why the phonological component must be serial and rule-based » rend explicites les deux exigences : sérialisme et règles). S’agissant du débat entre règles et contraintes, Morris Halle a également assisté à l’abandon progressif par OT d’à peu près toutes les promesses qu’elle avait affichées lors de son avènement. Outre l’anti-dérivationnalisme, la liste est longue : on citera Freedom of Analysis, Free Ranking, l’universalité de l’ensemble des contraintes (CON), la violabilité des contraintes (Undominated Constraints, Fixed Rankings) et la distinction entre Faithfulness et Markedness Constraints.
Tout cela ne veut pas dire que Morris Halle a eu raison sur tout, et avec les bons arguments. L’argument central en faveur des règles ordonnées que Bromberger & Halle (1989) présentent est fondé sur des faits qui n’existent pas. Il s’agit de deux variétés d’anglais canadien, appelées dialecte A et dialecte B et qui varieraient uniquement en fonction de l’ordonnancement de deux règles, le Canadian Raising et le t-flapping. Malheureusement le dialecte B s’avère être une chimère créée sur deux pages d’un article par Joos (1942) qui rapporte la prononciation de lycéens au début des années 1940. Aucune trace de ce dialecte B n’a pu être documentée par quiconque ensuite, si bien que Kaye (1990) conclut que sa pratique a peut-être été létale à court terme. Noam Chomsky dit à propos de Morris Halle que celui-ci avait le don de trouver la bonne solution à des problèmes linguistiques compliqués en un tour de main, pour des raisons qui demeuraient mystérieuses et que lui, Chomsky, cherchait ensuite à reconstruire pendant de longues semaines.
Bien d’autres aspects du travail de Morris Halle mériteraient encore mention ici, notamment sa conception de la morphologie et de ses relations avec la phonologie, exposée d’abord dans Halle & Vergnaud (1987) puis dans la théorie de la Morphologie Distribuée qu’il fonda avec Alec Marantz (Halle & Marantz 1993). Mais tout autant son travail sur l’accent, la métrique, la diachronie et les langues slaves. Les textes qui évoquent Morris Halle, avant et après son décès, font par ailleurs état de ses qualités d’homme, de directeur de travaux académiques, d’interlocuteur cherchant le défi intellectuel dans la dissension (« argue with me ! ») ou encore de chercheur montrant par sa présence physique quotidienne dans son institut jusqu’à tard le soir l’inconditionnalité de son engagement.
Les qualités personnelles sont certes importantes et ont marqué ceux qui ont croisé le chemin de Morris Halle, mais il serait fâcheux que le contenu s’efface derrière cette façade : Morris Halle y tenait et était amer quoique confiant après sa mise à l’écart sur piédestal. L’évolution décrite l’a réhabilité concernant la question centrale de la computation sérielle, dont il lui a encore été donné de voir le retour – trop tard pour qu’il puisse redescendre de son piédestal et sans que la profession n’ait encore fait le bilan de la parenthèse anti-sérielle qui n’a de cesse de se refermer depuis une décennie.
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1 Cet article a bénéficié des commentaires fort circonspects d’Elan Dresher.