Ferdinand de Saussure, Grammaire du gotique. Deux cours inédits. 1. Cours de grammaire gotique (1890-1891). 2. Cours de grammaire gotique (1881-1882). Accompagnés d’autres articles de Saussure sur le gotique
Édités avec notes et commentaires par André Rousseau, Paris, Honoré Champion (« Bibliothèque de grammaire et de linguistique », 54), 2018, 503 pages – ISBN 978-27453-4578-3, 85,00 €
Ce livre important de 503 pages reproduit deux cours de gotique donnés par Ferdinand de Saussure à Paris ; ils sont précédés par un ensemble de notes et de commentaires extrêmement éclairants et l’édition des cours elle-même est irréprochable. L’ensemble était attendu : l’auteur, André Rousseau, est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux du gotique, en a publié lui-même une Grammaire explicative remarquée1, et se double d’un important connaisseur de l’œuvre saussurienne. Autant dire que les espérances étaient élevées ; les voici généreusement satisfaites.
Outre les cours de gotique eux-mêmes, qui restent d’actualité notamment pour la phonologie et la morphologie du gotique et passionneront toute personne intéressée aux langues germaniques, par la qualité de l’exposition, ce sont les excellentes notes et commentaires d’André Rousseau qui captiveront les linguistes par la contextualisation qu’elles offrent sur le développement précoce de la pensée de Saussure deux à trois décennies avant les fameux cours de linguistique générale. Comme de coutume avec ce type d’ouvrage, les éléments de réflexion qui entourent et éclairent le texte principal lui donnent une valeur ajoutée remarquable.
Les cours reconstitués ici sont inédits. Le second historiquement était passé de mains en mains ou plutôt de cave en cave jusqu’à ce que sa piste soit retrouvée à Aix-en-Provence dans les archives de Jean Stéfanini qui y avait consacré un article à la fin des années 1970. Quant à l’autre cours, il présente certes des lacunes car il se constitue essentiellement de notes préparatoires à des conférences, mais il s’agit de notes que Saussure avait jugées suffisamment importantes pour les garder avec la mention Notes pouvant conserver un intérêt – et cet intérêt est particulièrement clair quand on les contextualise avec le déploiement ultérieur de la linguistique générale de Saussure.
Le livre se présente de la manière suivante.
Une courte introduction, cependant bien détaillée, rappelle de manière érudite l’importance de Paris dans le développement de la linguistique comparative et constitue en elle-même un texte important, au-delà de son caractère succinct. Elle situe le contexte historique du Saussure parisien des cours de gotique à l’EPHE, et permet de bien saisir l’opposition grandissante entre la tradition que Saussure construisait à Paris avec ses conceptions propres et les néo-grammairiens allemands, comme Osthoff, qui le vouèrent de plus en plus aux gémonies. Si Saussure a également donné des cours de gotique ultérieurement à Genève, c’est à Paris qu’il en a jeté les fondations devant un auditoire très riche.
Quatre parties constituent le corps du livre.
La première, intitulée La personnalité de Saussure à travers les Cours de gotique est une ample réflexion à la fois sur l’activité de Ferdinand de Saussure à Paris et sur la place du Cours de gotique dans la pensée de Saussure, et se clôt par un bref état des lieux de la succession et de l’héritage saussurien dans l’enseignement des langues germaniques en France. La deuxième partie est constituée par le cours de 1890-1891, reconstitué à partir des notes de Maurice Grammont complétées par celles du futur médiéviste Ferdinand Lot. La troisième partie est formée par le cours de 1881-1882, ou pour être précis, par les notes originales de Saussure, largement rédigées, mais fragmentaires, qui lui ont servi directement pour l’enseignement. Le choix de placer le cours historiquement second avant le premier peut surprendre, mais il se justifie par son caractère indiscutablement plus achevé à divers égards. Enfin, la quatrième partie rassemble en complément quatre articles de Saussure publiés entre 1877 et 1892 sur le gotique. Un indispensable index analytique parachève l’ensemble, qui se clôt par six fac-simile de pages manuscrites, notamment un émouvant devoir de Ferdinand Lot corrigé de la main de Saussure.
La première partie s’ouvre par une réflexion peut-être anecdotique mais importante pour comprendre la place symbolique du monde germanique pour Saussure. Ce monde est marqué pour Saussure à la fois par une vie bouillonnante d’étudiant et de jeune chercheur, mais aussi et surtout par de graves déceptions, peut-être des traumatismes. L’affaire de la nasalis sonans bien sûr, dont la « découverte » par Brugmann fit grand bruit mais que le jeune Ferdinand prenait pour une évidence depuis qu’il l’avait lui-même identifiée au lycée, puis l’hostilité grandissante de figures autoritaires comme Osthoff, suivie par la conspiration du silence des Allemands à propos du Mémoire, conspiration doublée de pillage – de plagiat – en particulier au sujet de l’Ablaut. Ce type d’éléments de contextualisation est indispensable pour saisir certains aspects des Cours reproduits ici, qui s’inscrivent en réalité dans le débat avec les Leipzigois. Ainsi en va-t-il au sujet d’une explication d’Osthoff au sujet de l’alternance [ô]/[ê] dans des féminins gotiques qui conduit Saussure à asséner de manière particulièrement directe : « C’est faux ». On connaît le mépris de Saussure pour Schleicher, et l’on ne peut s’étonner, à lire Rousseau, des sentiments mitigés que Saussure emporte du monde de la linguistique allemande dominé par de telles figures et y ayant éprouvé de tels revers. Cette partie se concentre ensuite sur l’activité de Saussure à Paris. On en trouvera une recension précise, comme secrétaire adjoint de la SLP (le dernier à occuper ce poste), comme Maître de conférences à l’EPHE (en « gotique et vieil allemand », précisément), et comme suppléant de Bréal au Collège de France. On découvre que le cours de gotique qu’il va dispenser est bien plus qu’un cours de gotique : c’est une véritable initiation à la recherche, qui le conduit à orienter les étudiants vers des réflexions de niveau supérieur, où l’on reconnaît bien Saussure, en allant de l’étude de la grammaire vers la question épistémologique fondamentale – la science – bref, comblant exactement le vide sidérant qu’il voyait dans la pensée schleicherienne. C’est une initiation qui le conduit également à des résultats innovants, une nouvelle théorie de la syllabe germanique, notamment, qui remet en cause la loi dite de Sievers, l’un des fondements mêmes de l’école néo-grammairienne. Il va ainsi, remontant vers l’indo-européen, découvrir la loi exacte, qu’on appelle la « converse de la loi de Sievers ». Cette loi, soit dit en passant, était attribuée à Edgerton, par ignorance du cours de gotique qui en a la véritable paternité (on dirait que l’histoire de Brugmann s’était encore répétée…). Le(s) cours de gotique présentent par ailleurs de nombreuses innovations face aux approches existant alors, qui intéresseront les comparatistes et les historiens de la linguistique : variations suffixales nouvellement envisagées, nouvelle explication des féminins faibles, des verbes forts, du prétérit faible, etc.
La première partie du livre permet aussi (et peut-être surtout, pour les linguistes intéressés à la théorie du langage en général) de montrer clairement en quoi le(s) cours de gotique ainsi livrés à la postérité préfigurent nettement le Saussure de Genève. Il est aujourd’hui assez facile à tout linguiste qui connaît un peu Saussure de comprendre comment, par exemple, les exceptions des athématiques grecs sont « résolues » par un Saussure encore lycéen, qui applique déjà intuitivement une méthode de reconstruction en système. Mais Rousseau montre ici que, vingt ans plus tard, la pensée de Saussure se révèle déjà dans tout son aboutissement autour de cette intuition qui ne le quittera jamais. On saisit en effet que les prémisses du CLG sont déjà en gestation dans son enseignement de gotique à Paris. Témoins, les pages consacrées en particulier à la délimitation de l’objet et de ses domaines, que Saussure aura finalement retirées de ses cours parisiens pour les consigner dans des enveloppes, et dont le destin sera d’être transportées ensuite à Genève ; on y trouve quelques-uns des points centraux du futur cours de linguistique générale. Ce sont donc des pans entiers des cours de l’EPHE qui viendront nourrir la période genevoise. Rousseau, dans ce passage très érudit, donne toute la nuance nécessaire à la complexité du réseau d’influences et de développements de la pensée qui se tisse ainsi : rapports aux néo-grammairiens, dont cependant tout n’est pas à jeter, croissance de l’intérêt pour la linguistique générale, peut-être influencé en cela par la revue de Techmer et en particulier un article de Pott, et bien sûr la traduction de Whitney. Ressort de ce panorama introductif, autour d’ailleurs des développements sur la syllabe, la réflexion fondamentale sur la notion de point de vue (auquel il peut sembler que le CLG ne rende pas entière justice) qui, si elle n’apparaît pas à proprement parler dans les cours, est au contraire très présente dans les rapports sur les conférences. Enfin, on ne s’en étonnera pas, c’est la notion de système, pierre angulaire de la linguistique saussurienne, qui apparaît très explicitement dans les rapports annuels, et qui permet de comprendre comment Saussure aborde une langue particulière, ici le gotique. Si la notion de système n’y est que rarement présente explicitement (tout de même : il y est fait mention pour la phonologie de systèmes de sons), la notion s’y découvre à chaque page, reposant sur un principe d’abstraction. C’est déjà, a-t-on envie de dire, le grand Saussure, celui qui reconstruit par hypothèse, et qui par le génie d’une conception articulée des faits linguistiques en systèmes aligne ses découvertes, laringales (ou « coefficients sonantiques »), ou justement la « converse de la loi de Sievers » mentionnée ci-dessus. Toutes choses qui, on ne peut s’empêcher d’y songer, proviennent d’une tournure d’esprit, celle qui fait des systèmes, comme l’avouait Saussure lui-même. Les deux grands cours de gotique eux-mêmes, formant la deuxième et la troisième partie du livre, sont très soigneusement présentés et mis en forme, précédés de brèves introductions. D’un véritable agrément de lecture, ils sont accompagnés d’exercices et corrigés originaux pour le premier et constituent un fonds inestimable pour la compréhension de la genèse de la révolution intellectuelle saussurienne. Il va sans dire qu’ils sont également inestimables pour qui veut se plonger dans cet état de langue étonnant, sans continuant actuel identifiable, médiéval, et qui par ce caractère hybride particulier donne précisément l’une des meilleures clés pour le domaine germanique en général.
Il est important de signaler que ce livre répare une forme d’injustice : les années parisiennes de Saussure sont généralement passées sous silence, comme si son activité n’y développait pas encore la puissance intellectuelle qu’on rencontrerait ensuite à Genève. Or en concentrant son attention sur les cours ici présentés, on ne peut manquer d’observer en creux, comme dit Rousseau, un certain nombre « de prises de position, de traces […] ou d’indices […] qui, mises en relation avec d’autres faits, prennent un sens précis et permettent d’apporter un éclairage nouveau ou simplement une confirmation sur certains aspects […] de son activité scientifique » (p. 24). Il n’empêche, pour Rousseau, qui s’exprime à ce sujet dans une très brève note conclusive, les Cours de gotique présentés ici appartiennent au Saussure « de la jeunesse », par opposition au « second » Saussure, celui de la maturité genevoise et de l’élaboration de la théorie linguistique générale. Mais comment serait-on mûr si l’on n’a été jeune ? On peut d’ailleurs discuter la conception qui veut séparer les Saussure comme on sépare les Wittgenstein, mais c’est là l’objet d’un tout autre débat. Le livre ici présenté, fruit d’un immense travail, qu’il s’agisse des enquêtes à la poursuite des documents, des reconstructions et de l’appareil critique, nous semble remarquable à tout point de vue et devrait figurer dans toute bibliothèque linguistique. Il manquait un témoin richement documenté à l’histoire parisienne de Saussure et le voilà trouvé.
____________
1 A. Rousseau, Grammaire explicative du gothique. Skeireins razdos Gutpiudos, Paris, L’Harmattan, 2013.