Book Title

John Joseph et Ekaterina Velmezova (éds.), Le Cours de linguistique générale : réception, diffusion, traduction

« Cahiers de l’ILSL », 57, Lausanne, Université de Lausanne, 2018 – ISBN 978-2-940607-02-0, 210 pages, 20,00 CHF

Emanuele FADDA

Université de Calabre

emanuele.fadda@unical.it

Ce volume des Cahiers de l’ILSL, édité par John Joseph et Ekaterina Velmezova, réunit les actes d’un atelier, organisé par Joseph, qui eut lieu dans le cadre de la partie genevoise (9-14 janvier 2017) du grand colloque consacré au Cours de linguistique générale à l’occasion du centenaire de sa parution, mélangés avec quelques contributions à un colloque organisé par Velmezova, et avec d’autres contributions encore. Contrairement à d’autres publications de ce genre, ce volume présente une grande homogénéité, qui est le résultat du travail des contributeurs et des éditeurs.

L’ouvrage est divisé en deux parties, consacrées respectivement aux traductions (avec les textes de Sung Do Kim, Estanislao Sofia et Pierre Swiggers, Claire Forel, Giuseppe Cosenza, Sünduz Öztürk Kasar, et Reinier Salverda – qui nous offre aussi un appendice précieux, avec une liste de 50 traductions du CLG dans 31 langues différentes sur un espace de 87 ans) et à la réception (avec les textes de Basak Aray, Sebastien Moret, Ekaterina Velmezova et Vladimir Alpatov) du CLG.

En général, les histoires de la linguistique ont tendance à généraliser un modèle historiquement et géographiquement déterminé de réception du CLG, notamment l’évolution du structuralisme européen, dans son parcours en linguistique (dès la fin des années 1920), et ensuite dans son extension à la sémiologie et au complexe des sciences humaines (dès années 1950). En fait, il s’agit là d’une interprétation qui est à la fois partielle (parce qu’elle néglige bien de faits) et réductive (parce qu’elle affirme de façon implicite qu’il n’y a qu’une lecture légitime de Saussure). Nous devons donc saluer comme positive toute tentative de contraster ce lieu commun historico-théorique qui n’a plus raison d’être à présent.

Bien évidemment, une opération de ce genre ne peut pas avoir des prétentions à l’exhaustivité (et les éditeurs sont bien loin d’y prétendre) : en fait, les articles nous donnent des aperçus sur la situation en Extrême-Orient (Chine, Japon, Corée, Indonésie), en Turquie et dans le monde slave. Mais ils suffisent bien à nous faire comprendre que, dans la plupart des cas, faire l’histoire de la traduction et de la réception du CLG, c’est faire l’histoire de la naissance de la linguistique « à la périphérie de l’Empire », là où les contextes socio-culturels et les situations académiques et disciplinaires sont bien différentes. On est même en condition d’apprécier le rôle des linguistes européens qui partent travailler à l’étranger, mais gardent un réseau de contacts externes et créent des nouveaux contacts (et même des traditions nouvelles) dans les places où ils arrivent.

Ce « choc des civilisations » est particulièrement visible en Chine ou en Japon, où maintes fois le problème de la traduction a été aussi le problème de l’introduction même de concepts fondamentaux (tels que philosophie ou droit) qui sont chargés d’une histoire culturelle millénaire en Occident et qui ne pouvaient pas avoir d’homologues stricts. De plus, les interférences entre les typologies linguistiques, les systèmes d’écriture et les relations politiques et culturelles entre les états ont eu leur poids. Finalement, le développement récent du saussurisme en Corée est en relation stricte avec la formation européenne (notamment auprès de Michel Arrivé) de quelques savants.

Les cas des traductions anglaises (examinées par Forel) et allemandes (examinées par Sofia et Swiggers), bien évidemment, ne sont pas attribuables à cette lecture : traduire Saussure n’était pas amener la linguistique (ou bien une forme de linguistique en tant que savoir scientifique auto-conscient) dans ces pays-là – mais il y a néanmoins des particularités qui les caractérisent, notamment la présence de stratégies traductives très différentes (et de fortes différences dans les terminologies qui en résultent) en absence d’une correspondance facile à établir avec les mots français employés par Saussure.

Par la lecture de ces textes, nous avons aussi la possibilité de dégager deux phases dans la politique éditoriale et culturelle adoptée à Genève : une première (dont les acteurs sont notamment Bally, Sechehaye et Léopold Gautier) où la priorité est donnée à la diffusion de l’ouvrage, suivie par un deuxième moment, où la gestion prudente de l’héritage à la fois éditorial et intellectuel (non seulement de Saussure, mais aussi p. ex. de Bally) devient plus importante. Le comportement d’Alice Bally (raconté ici par Cosenza) est, à cet égard, très instructif : c’est elle qui parvient d’une façon assez aléatoire à donner au jeune Tullio De Mauro la tâche qui va changer l’histoire de l’interprétation de Saussure.

Bien que la séparation entre traduction et réception est pertinente d’un point de vue formel (et la structure de l’ouvrage en gagne), il est évident qu’en réalité les deux s’entrecroisent partout. Le cas le plus intéressant nous semble celui du turque, traité dans deux contributions différentes, appartenant aux deux sections du volume. En Turquie, comme ailleurs, le problème de la traduction du CLG rejoint le problème de l’établissement d’une terminologie scientifique. Mais il est peut-être plus complexe qu’ailleurs, parce que : 1) ça se passe à un moment où se déroule une reforme linguistique (et il faut la défendre avec des arguments « techniques ») ; 2) ça se passe dans une langue qui n’est pas indo-européenne et qui est, de plus, polysynthétique. L’adoption des emprunts devient alors une stratégie de standardisation de la terminologie. C’est pourquoi la discussion d’Aray est plus théorique qu’historique, même si l’on insiste sur le fait que Saussure est adopté comme bannière dans une bataille qui ne coïncide pas trop avec ses quelques certitudes (et moins encore avec ses nombreux doutes) – mais, en fait, ce n’est pas le seul cas…

Le cas de la Russie, dont les divers aspects sont présentés par Moret, Velmezova et Alpatov, est encore différent : Saussure y arrive dans un contexte qui est à certains égards détaché du milieu européen, avec des intérêts différents, des rythmes d’évolution différents, et qui est plus disposé à l’assimilation qu’à s’engager dans des « révolutions scientifiques » (telle que le structuralisme était perçu en Europe). En 1916, par exemple, soit la même année que le CLG, Linzbach publie un ouvrage de « linguistique philosophique » qui déprécie toute linguistique contemporaine au nom de la science et des méthodes mathématiques mais qui, si l’on quitte le plan de certains principes généraux, n’est pas assimilable à Saussure. En général – comme Velmezova l’explique – le Cours est apprécié ou critiqué en Russie, selon des critères qui ont très peu à voir avec « nos » critères, et le jugement sur l’ouvrage change vite. La sémiologie, par exemple, est jugée tantôt comme une science très traditionnelle (une réinvention de la roue) tant comme une science bourgeoise qui n’a plus raison d’être dans une société marxiste. Le poids du générativisme en Russie, en outre, n’a jamais était très important, ce qui fait que le système des rapprochements et des oppositions entre les théories est très différent.

L’essai final par Joseph est le sceau, au point de vue théorique, de toutes les contributions qui le précèdent, et il donne le sens de l’opération telle que nous l’avons présentée au début : il est nécessaire de prendre en compte la pluralité temporelle et géographique des saussurismes dans le monde, pour comprendre la forme de réductionnisme (même fécond, on ne le niera pas) qui a donné lieu au Saussure structuraliste vu en tant que Saussure tout court. S’appuyant sur la critique détaillée du CLG par Meschonnic, qui s’appliquait à démanteler point par point la lecture vulgate, Joseph nous montre qu’aucune lecture dogmatique de Saussure n’est plus possible. Certes, il était déjà possible de voir ce savant comme l’« eternal wanderer » qu’il était en fait – même au moment du structuralisme triomphant. Jakobson le voyait déjà ainsi. Mais ne pas le voir comme ça de nos jours, depuis le travail des spécialistes (dont cet ouvrage s’inscrit à plein titre), ça serait franchement coupable.