Marina De Palo et Stefano Gensini (dir.), « Blityri. Studi di storia delle idee sui segni e le lingue », Saussure e i suoi interpreti italiani. Antonino Pagliaro, la scuola romana e il contesto europeo / Marina De Palo et Stefano Gensini (dir.), Saussure e la Scuola linguistica romana. Da Antonino Pagliaro a Tullio De Mauro
Vol. VI, n. 1, année 2017, Pisa, ETS, 2017, 242 pages – ISSN 2281-6682, 24,00 € / Roma, « Carocci » (« Biblioteca di testi e studi », 1221), 2018, 160 pages – ISBN 978-88-430-8964-2, 17,00 €
On devrait considérer ces deux volumes comme une seule œuvre, même s’ils ont été publiés par deux maisons d’éditions différentes à un an de distance l’un de l’autre. Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu à Rome (Villa Mirafiori – Université Sapienza) en juin 2016, mais toutes les contributions publiées dans les actes ont été soumises à une deuxième procédure de révision. Les éditeurs – qui étaient aussi les organisateurs du colloque – ont choisi la solution du double volume pour éviter de publier un seul volume de plus de quatre cents pages. Le critère que les éditeurs ont adopté pour répartir les contributions dans les deux volumes est de recueillir dans le numéro de Blityri toutes les communications acceptées dans les sessions, tandis que l’édition Carocci réunit les contributions des conférences plénières.
Au total les deux volumes contiennent vingt-deux contributions : quinze dans Blityri distribuées dans deux sections : 1. Saggi (Essais) qui contient treize contributions, 2. Documenti (documents) avec un seul document et l’éditorial (Editoriale) ; sept contributions forment l’édition collective chez Carocci : cinq essais, un appendice – où a été transcrite la communication de Tullio De Mauro au colloque – et l’avant-propos (Premessa).
La logique qui préside à l’ordre des contributions, toujours compliqué dans ces publications, ressort de la table des matières où les essais sont organisés selon l’ordre chronologique, facilité par le fait que chaque contribution est souvent consacrée à un linguiste italien. La seule exception à ce critère chronologique est le choix de placer les contributions dédiées à Mario Lucidi (1913-1961) avant celles traitant explicitement d’Antonino Pagliaro (1898-1973), car ce dernier a été le maître de Lucidi (dans Blityri). En revanche, les contributions dédiées au même sujet ont été placées les unes après les autres, ce qui permet de les lire ensemble et de repérer les similitudes et les différences entre elles. À mon avis, les éditeurs auraient dû davantage renforcer les liens entre les contributions, en ajoutant des références qui renvoient aux autres contributions sur un même sujet. Ces renvois auraient favorisé les comparaisons et mieux fait ressortir la discussion critique et la réévaluation historique, qui est en cours actuellement en Italie, au sujet des rapports entre la linguistique italienne et les idées de Saussure dans la première moitié du XXe siècle.
Vu l’ampleur des deux volumes il est impossible d’entrer dans les détails des différentes contributions. Je présente ci-après quelques points concernant le cadre général des deux publications. Une présentation extrêmement synthétique des différents essais vient ensuite clore le présent texte.
Dans les grands manuels d’histoire de la linguistique, la tradition italienne d’avant 1950 est présentée comme celle de la linguistique idéaliste, fille de la philosophie esthétique et du langage de Benedetto Croce. Tout récemment plusieurs contributions en Italie ont critiqué ce point de vue ; ainsi, même si l’influence de Croce sur la linguistique en Italie a été très importante, plusieurs linguistes de l’époque ont gardé un certain degré d’autonomie par rapport à la philosophie dominante. Ces deux publications s’insèrent dans le sillon de cette relecture historiographique de la linguistique italienne par rapport aux changements scientifiques en linguistique entre les deux guerres mondiales et qui remonte à la publication du CLG et aux idées de Ferdinand de Saussure. Le focus privilégié des publications porte sur la personnalité scientifique (et aussi politique) d’Antonino Pagliaro et sur une tradition linguistique spécifique de l’Italie nommée « école linguistique de Rome » (ci-après ELR).
Tous ceux qui ont lu le CLG dans l’édition De Mauro connaissent Antonino Pagliaro parce que c’est à lui que De Mauro dédie le commentaire à l’édition italienne. Pagliaro a été un important iraniste et aussi un théoricien et philosophe du langage, il a eu le mérite de réunir dans ses recherches l’esprit des études philologiques et la réflexion philosophique et théorique sur le langage. Cette convergence de deux perspectives linguistiques a été transmise aux élèves de Pagliaro et elle est ensuite devenue, avec les changements socio-académiques de la deuxième moitié du XXe siècle, une tradition de recherche répandue dans une partie importante des universités italiennes.
Le syntagme « école de linguistique de Rome » pose quelques problèmes d’interprétation. On voit déjà une petite différence en comparant les titres des deux publications : dans le volume Carocci la lettre ‘s’ de Scuola (école) est majuscule, tandis que dans Blityri la scuola a un ‘s’ minuscule. Cette variation – qu’on rencontre aussi dans les essais – est un symptôme du statut toujours instable de ELR. En premier lieu, on ne dois pas considérer ce terme comme équivalent de ceux utilisés par les écoles ou les cercles structuralistes ; à ce propos la contribution de D. Gambarara établit qu’il n’y a pas eu en Italie une école ou un cercle structuraliste. De plus, Gambarara distingue entre école au sens étroit – celle qui se constitue par une tradition maître-élève, souvent dans un siège universitaire – et école au sens large – celle qui, tout en s’identifiant avec un lieu géographique précis, attire une participation externe au-delà du rapport direct maître-élève. L’ELR est, de façon évidente, plus proche de la définition d’école au sens étroit, mais elle rappelle aussi l’opération historiographique chomskyenne de Cartesian linguistics. La différence, à mon avis, est que Chomsky trace une ligne historique afin d’imposer une théorie linguistique spécifique, tandis que l’ELR est dévolue à l’établissement d’un cadre épistémologique et de pratique dans la recherche linguistique, qu’on peut résumer avec Ceci par : « Philologeîn, l’ansia di sentire e ripensare quello che gli uomini e i popoli del passato hanno sentito e pensato – è un bisogno connaturale all’uomo, non meno del philosopheîn, la ricerca della verità ». Dans ce cadre, on comprend bien pourquoi Tullio De Mauro, qui dans sa contribution au colloque reconstruit les aspects caractéristiques de l’ELR et les savants qui y ont appartenu, appelle sa contribution παλίντροπος ἁρμονία1.
Dans Blityri on a les essais suivants2 :
F. M. Dovetto (15-29) donne un aperçu du fondateur de l’ELR, avec un focus sur la nature sociale du langage, qui place Ceci à contre-courant par rapport à l’idéalisme de Croce et en ligne avec la linguistique française et saussurienne. G. Schirru (31-45) nous montre la ligne qui unit la philosophie et particulièrement la réflexion philosophique du langage avec la réflexion philosophico-marxiste d’A. Gramsci. L’auteur remarque le lien entre W. von Humboldt, H. Steinthal, A. Labriola jusqu’à A. Gramsci, linguiste potentiel (“irréalisé”) selon son maître G. Bartoli. F. Dedé (47-60) présente une comparaison entre les positions de Saussure et de W. Belardi – élève de Pagliaro – au sujet de la théorie de la guṇa. L’auteur remarque que si les deux conceptions sont apparemment à l’opposé – Saussure critique cette théorie tandis que Belardi réévalue la conception de la guṇa – l’opposition est due au cadre de la linguistique reconstructive et met davantage en évidence à nos yeux la continuité entre les deux savants, que des différences qui sont marginales. Les essais de C. Stancati (60-74) et M. Prampolini (75-86) sont dédiés à institutionnalisme italien, c’est-à-dire au courant italien qui considère les langues comme des institutions juridiques ; il s’agit d’une conception née indépendamment de l’idée whitneyenne et saussurienne de langue comme institution sociale, développée en rapport strict avec la réflexion sur les ordonnancements juridiques – un de fondateurs de ce courant, G. Nencioni, avait étudié la jurisprudence – et comme réactions à l’individualisme d’origine crocien. Stancati relève le rôle actif du sujet parlant dans cette conception, tandis que l’essai de Prampolini nous montre la complexité du concept d’institution dans les études de Nencioni. Les contributions de M. Servilio (87-99) et d’A. Picciuolo (101-116) présentent la pensée d’un savant moins connu à l’étranger, M. Lucidi, à cause d’une vie trop courte et confrontée à de graves problèmes de santé. Lucidi était élève de Pagliaro et un des maîtres de De Mauro, et surtout il était un des premiers interprètes italiens de l’arbitraire saussurien et du couple synchronie/diachronie, comme le montre Servilio dans son article. De l’autre côté, Picciuolo souligne la conception, chez Lucidi, du syntagme « fait de langue » et son idée de « fonction » en linguistique. Les articles d’E. Fadda (117-130) et d’I. Tani (131-146) sont consacrés à certaines idées de Pagliaro : Fadda montre comment le développement de l’idée demaurienne d’« omniformativité » (onnifomatività) linguistique – c’est-à-dire l’idée selon laquelle la langue serait capable de donner forme à n’importe quel contenu – est un développement de la réflexion de Pagliaro sur la puissance de la forme des langues. I. Tani présente, quant à elle, le rôle de « saussurien » qu’a eu Pagliaro au colloque sur les problèmes du langage tenu à l’Accademia dei Lincei à Rome en 1956. L’historiographie linguistique considère ce colloque comme l’événement où l’orientation des études linguistiques en Italie change : Pagliaro, intervenant surtout dans les discussions lors des conférences – interventions publiées dans les actes du colloque – montre chaque fois l’inconsistance des positions idéalistes sur le langage. R. Galassi (147-156) traite un caractère spécifique de la réflexion italienne où la critique littéraire, qui jusqu’aux années quarante était absorbée dans la philosophie esthétique, rencontre les instances sémiologiques (ou sémiotiques) d’origine saussurienne et structuraliste ; cette rencontre dans l’ELR est due à Galvano della Volpe (1895-1965) qui arrive à une synthèse de sa réflexion dans Critica del gusto (19601) où les références à l’arbitraire saussurien et à la glossématique de Hjelmslev sont explicites. L’article de G. Basile (157-174) porte sur la notion de rapport associatif dans la tradition linguistique italienne ; l’autrice reconstruit brièvement l’histoire liée à cette notion à travers des références à la fois philosophiques et linguistiques. En Italie, ce concept est débattu par plusieurs savants – G. Devoto, B. Terracini, G. Nencioni, C. Shick – mais la question passe par l’intermédiaire de la linguistique générale de C. Bally qui est la référence primaire pour les savants italiens de l’époque. P. Desogus (174-188) s’intéresse à une autre caractéristique de la recherche linguistique italienne, à savoir l’intérêt de littéraires aux questions linguistique : la tradition remonte à Dante Alighieri, mais Desogus nous présente Pier Paolo Pasolini en linguiste et lecteur du Cours. Le rapport entre Pasolini et la linguistique naît pour des raisons liées à sa poétique et à son intérêt pour le rapport entre langue et société, mais déjà au début des années cinquante Pasolini avait lu le CLG et il était intéressé par le rapport mutuel entre langue et parole, particulièrement dans l’activité créative. La contribution de V. Bisconti (189-206) est dédiée à un point caractéristique de la recherche scientifique de Tullio De Mauro, c’est-à-dire le lien, toujours présent dans les études de De Mauro, entre histoire des idées linguistiques et théorie linguistique. Il s’agit d’un cadre épistémologique où les propositions théoriques sont construites sur une critique des positions précédentes.
Les essais dans le volume Carocci :
D. Gambarara (11-32) traite des rapports entre les linguistes italiens et l’école genevoise de linguistique, en s’appuyant sur des données historiques connues seulement en partie. À partir de la relecture de trois textes italiens des années trente, l’auteur avance l’hypothèse d’une tentative de constitution d’une école de linguistique italienne sur le modèle de celle de Genève surtout en relation avec la linguistique générale de Bally. L’essai de Mancini (33-78) est dédié à l’affaire Pagliaro du point de vue historiographique sans se priver d’aborder des aspects plus problématiques puisque Pagliaro était nationaliste et fasciste militant et en même temps qu’iraniste, théoricien et philosophe du langage. Le remarquable essai de Mancini montre définitivement que la conception linguistique de Pagliaro est étroitement liée à sa réflexion sur l’État et sur les institutions politiques, ces dernières étant conçues par Pagliaro comme des produits de l’esprit plutôt que comme des produit naturels et anhistoriques. De ce point de vue, on voit clairement la distance de Pagliaro par rapport à l’idéalisme de Croce et sa proximité avec la linguistique de Saussure. Plutôt que de cacher la poussière fasciste sous le tapis, d’élever une statue au savant Pagliaro, ou de condamner le fasciste en perdant aussi le savant, Mancini choisit d’exhiber la force et les choix politiques discutables d’un savant, ainsi que la profondeur théorique et philosophique d’un des linguistes les plus influents et novateurs d’Italie et de l’ELR. J. Trabant (79-95) présente deux réceptions du CLG, l’italienne et l’allemande, au sujet du rapport entre le livre posthume et Ferdinand de Saussure. L’auteur oppose les positions de De Mauro et de Jäger pour ce qui concerne la reconstruction de la pensée authentique de Ferdinand de Saussure. L’essai de M. De Palo et S. Gensini (97-140) propose une première reconstruction du parcours scientifique de Tullio De Mauro, à partir de ses premiers intérêts linguistiques, depuis les années de lycée jusqu’aux dernières élaborations théoriques. Les auteurs font clairement ressortir la ligne théorique suivie par De Mauro dans le cadre de la théorie linguistique de Saussure. Celle-ci est centrée sur trois thématiques principales : la sémantique et plus généralement le problème de la signification ; le sujet parlant envisagé non seulement du côté de la production linguistique et sémiologique, mais surtout par le côté de la réception et de la compréhension ; enfin, la sémiologie comme domaine pour la description des limites des systèmes de signes. Ces recherches ont été conduites par De Mauro en lien constant avec les recherches internationales et elles ont également été abordées dans le domaine de la linguistique appliquée, notamment dans le domaine lexicographique. Les deux dernières contributions du volume ont le même titre παλίντροπος ἁρμονία [Er. Fr. 51], mais avec sous-titre différent. L’essai de F. Albano Leoni (140-145) est un commentaire de la transcription de la conférence de De Mauro au colloque. De Mauro avait choisi ce titre pour présenter un aperçu théorique de la tradition de l’ELR à partir de Pagliaro jusqu’aux derniers savants qui sont en rapport avec cette école. De Mauro avait présenté les données et les résultats et il avait montré le cadre très varié des intérêts scientifiques des membres de l’ERL mais, comme le souligne Albano Leoni, les différences entre les recherches de chacun favorisent la discussion scientifique et nous donnent un cadre qui, dans son ampleur, couvre les différents aspects liés aux recherches sur le langage. Dans cette perspective, l’ELR est le miroir de la « tradition italienne de linguistique » et des études sur le langage.
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