Emanuele Fadda, Sentimento della lingua. Per un’antropologia linguistica saussuriana
Alessandria, Edizioni dell’Orso, (« Studi e ricerche », 153), 2017, 127 pages – ISBN 978-88-6274-795-0, 16,00 €
Depuis une bonne dizaine d’années – peut-être depuis la publication des Écrits en 2002 – la présence de la notion de sentiment chez Saussure attire de plus en plus d’attention. Le terme ne figure pas dans le « canon » des notions reliées de manière ancienne au corpus saussurien. Il est absent de l’index de l’édition du Cours de 1972, par exemple, alors que le terme figure en bonne place dans le texte, ce qui montre que le travail de « terminologisation », pour reprendre l’expression de Cosenza1 n’est pas parvenu à son aboutissement. Mais plusieurs chercheurs en montrent à présent l’importance, depuis les premières investigations autour de l’étymologie populaire de Marie-José Béguelin dans les années 1990 : citons entre autres Loïc Depecker (2009)2, Alessandro Chidichimo (2009)3 et Emanuele Fadda, dans plusieurs articles dont certains sont repris dans des versions réélaborées dans le présent ouvrage.
Le lieu depuis lequel Fadda envisage Saussure est celui de la sémiotique et de la philosophie. C’est pourquoi, d’une part il assume (p. 3) de ne pas présenter une étude exhaustive de l’usage du terme chez le linguiste genevois (ce qui en tout état de cause est actuellement difficile pour des raisons d’accessibilité du corpus manuscrit), d’autre part il place d’emblée sa proposition sous l’angle d’un développement notionnel à apporter aux suggestions présentes chez Saussure.
L’ouvrage est composé de deux parties. La première s’articule en deux chapitres : le premier consacré à « la notion de sentiment chez Saussure d’un point de vue linguistique », le deuxième à « la notion de sentiment comme clé pour comprendre Saussure ».
Le premier chapitre montre que l’opérativité première de la notion de sentiment est liée à son utilisation dans un sens technique en morphologie. Il s’appuie sur l’étude du cours consacré par Saussure à la morphologie sur deux semestres de 1910 tel que transcrit par Riedlinger (Morpho R selon le classement de Godel). Fadda précise à ce sujet (p. 6, note 14) qu’il est dans ses projets de publier une transcription des trois sources manuscrites de ce cours (les deux autres étant celles de Constantin et Patois) avec un commentaire. De fait, c’est dans ce cours, probablement, que se trouvent quelques-unes des formules les plus explicites de Saussure sur le lien entre sentiment de l’unité par les sujets parlants et compositionnalité. La notion de sentiment de la langue (formule présente dans les notes de Constantin et Patois, à côté du verbe ressentir, alors qu’elle l’est peu dans les autres textes de Saussure), vient alors appuyer la démarche de découpage du morphologue, dont le propos est de se placer dans les pas de l’action consciente ou non qu’effectuent les sujets. On connaît alors les positions de Saussure sur ce phénomène : pour lui, l’analyse est phénomène réel, ce qui enlève aux distinctions formelles leur caractère de pure abstraction. Fadda s’appuie pour compléter son commentaire sur un autre texte, une longue note manuscrite sur la morphologie conservée à la Bibliothèque de Genève difficile à dater (Godel la date de 1894-1895 mais Fadda la voit plutôt contemporaine des cours). De cette note, sur laquelle il remercie Marie-José Béguelin d’avoir attiré son attention, il donne d’ailleurs en appendice une traduction en italien. Cette note présente elle aussi des occurrences du syntagme sentiment de la langue, comme de sentiment des sujets parlants ou sentiment des Français (sur la langue française). Elle pose également la question – récurrente et incontournable – de la conscience, ainsi que celle du caractère plus ou moins individuel des sujets parlants. Enfin, Fadda termine son exposé du matériau textuel par un appel au dernier cours sur l’étymologie grecque et latine (1911-1912), édité en 2013 par Francesca Murano4. Ce texte est notamment intéressant en ce qu’il revient sur la notion d’anachronie, mobilisée pour désigner la capacité du sujet de relier des mots à d’autres mots du même état du système, et non à des stades antérieurs de la langue.
Le deuxième chapitre se propose donc de considérer la notion de sentiment comme une « clé » pour comprendre Saussure, ce qui en montre l’importance selon l’auteur et dénote l’ambition du propos. Sur deux plans essentiels, en effet, le plan cognitif (le recours aux opérations du sujet parlant), et le plan du raisonnement (l’analogie), la notion de sentiment peut être considérée comme un préalable qui, s’il n’est pas toujours mobilisé explicitement, reste toujours présent, et en tout cas heuristiquement indispensable. Le chapitre rassemble et discute des principales occurrences dans le corpus saussurien qui peuvent illustrer cette double thèse. On peut en retenir, chez Saussure, l’importance du sentiment du sujet parlant pour distinguer ce qui relève du concret, ou de l’empirique de ce qui relève du rationnel (distinction discutée p. 23). Pour le second volet, c’est le terme d’instinct qui est souvent mobilisé, dans le CLG comme dans certains textes des Écrits (discutés p. 32 et suivantes) – instinct à comprendre dans un sens formel. Cet instinct relève de l’intelligence, laquelle est ensuite confrontée à la notion de volonté, notion qui intéresse beaucoup Fadda en tant que philosophe, et signe la spécificité de son approche. Une question essentielle qui se pose à propos du sentiment linguistique est en effet de savoir si la volonté (individuelle ?, collective ?) joue un rôle dans la normativité qui en résulte. Il y a là quelques-unes des pages centrales du livre, des plus représentatives en tout cas de la lecture que Fadda fait ici de Saussure. Le chapitre se termine par quelques pages sur Barthes qui nous ont paru moins convaincantes – ou moins indispensables – mais qui marquent une transition avec ce qui va suivre.
La deuxième partie de l’ouvrage se propose en effet d’élargir les réflexions sur le sentiment qui ont pu naître à partir de Saussure au-delà du cadre linguistique vers l’étude de phénomènes que l’auteur réunit sous l’adjectif « anthropopoétique » (p. 48), incluant ce qui relève du sémiotique ou des pratiques culturelles et sociales. Cet élargissement fait le pari d’une opérativité possible du concept de sentiment plus large que celle qu’avait initialement pensée Saussure. Il se fait sur la base de la convocation de trois auteurs pris successivement : Charles Sanders Peirce, Ludwig Wittgenstein et Pierre Bourdieu.
Les pages sur Peirce mettent en avant la présence, chez cet auteur plutôt connu pour sa contribution à une épistémologie scientifique moderne via la logique, d’une dimension anti-rationaliste importante, ou plus exactement, de divers motifs utilisés pour relativiser l’importance de la raison dans les conduites et les pratiques. Parmi les termes utilisés, on relève ceux de musement et de guessing, qui ont été étudiés, et qui renvoient plutôt à l’idée de communion non intellectualisable avec la nature ou l’univers, et celui de sentiment. Ce dernier sert chez Peirce à rendre de compte d’habitudes ou de comportements qui ne sont pas falsifiables par un contre-exemple, comme les propositions scientifiques. Le concept de sentiment contribue par là à ancrer la pensée de Peirce dans la forme de pragmatisme ou pragmaticisme qui lui est souvent associée, de manière différente de celle de son ami William James. Fadda relève deux analogies avec Saussure dans l’usage que fait Peirce du sentiment : un usage « métathéorique », qui représente sans doute le dernier étage de la construction, et un usage que nous qualifierions pour notre part de « primitiviste », proche de celui d’instinct, qui s’applique aux conduites qui se réalisent sans chercher à se penser. Fadda suggère aussi qu’on pourrait rapprocher le motif du caractère conservateur du sentiment chez Peirce de celui de l’arbitraire du signe chez Saussure. Sans doute cela mérite-t-il réflexion.
Les pages sur Wittgenstein s’intéressent à la notion de primitif (primitive language dans le Cahier bleu et le Cahier brun, par exemple), notion qui, associée à celle de jeu de langage, renvoie à la possibilité pour Wittgenstein d’un fonctionnement simple, « naturel » (Tractatus, I, 244) du langage. Il s’agit de dégager un sens de l’instinct qui n’est pas lié à un caractère inné opposable à l’appris, mais qui permet de construire une normativité non contractuelle par une normalisation du comportement, pour ainsi dire. C’est sur ce point, selon l’auteur, qu’on peut rapprocher la conception du langage de Wittgenstein de la conception de l’institution de la langue de Saussure.
C’est la même recherche d’une redéfinition de la norme qui amène Fadda à consacrer quelques pages à la notion d’hexis chez Bourdieu, spécialisation de celle, première, d’habitus, ainsi qu’à celles d’illusio et de collusio. Si Fadda choisit de faire de Bourdieu un « saussurien malgré lui », c’est qu’il en fait un « pragmatiste » intéressé par ce qui relève de l’adhésion immédiate, non réfléchie, simple, à l’« ordre des choses ».
Ce dernier rapprochement montre dans quelle direction Fadda tire la notion de sentiment de la langue telle qu’il l’a prise chez Saussure : dans une direction anthropologique, et de manière à rendre compte des comportements, le langage pouvant être considéré comme un exemple de comportement. Chez les auteurs rapprochés de Saussure, en effet, Fadda lit des approches notionnelles de quelque chose qui pousserait à l’action, pourrait demeurer seulement potentiel, ne serait pas déterministe, aurait quelque chose de structural tout en étant une activité, et rendrait la distinction entre nature et histoire inopérante (p. 64). C’est bien alors de norme qu’il s’agit, et le dernier chapitre (chapitre 4) se propose d’en approfondir les conséquences.
Ce chapitre commence par ré-expliciter le positionnement de départ de l’auteur, qui n’est pas de produire un livre sur Saussure, mais de tirer les conséquences philosophiques d’une certaine manière de voir la langue inspirée par Saussure. Il s’agit de dépasser la discussion entre sentiment et volonté dans l’approche de la normativité pour comprendre comment le sentiment linguistique peut être à la base d’une praxis qualifiée de « nomotrophique » (étymologiquement « qui nourrit les normes ») aboutissant au phénomène de l’institution. Ici, Fadda sollicite les très intéressants aperçus que Saussure a pu produire sur la notion de consécration (« Ainsi, bien qu’elle [l’analogie] ne soit pas en elle-même un fait d’évolution, elle reflète de moment en moment les changements intervenus dans l’économie de la langue et les consacre par des combinaisons nouvelles », CLG : 234, commenté p. 82-83). En s’appuyant notamment sur des propositions de traductions dans d’autres langues (Joseph en anglais, par exemple), il développe la possibilité d’établir une distinction entre consécration, désignant l’entrée dans la langue par la parole, et sanction, incluant les formations analogiques) pour conclure que la dialectique entre consécration et sanction peut être considérée comme le propre de la langue. De là l’étape suivante qui est la transmission sémiologique, que Fadda définit avec l’aide de Searle et Prieto (p. 87-89). Prieto définit par exemple la normalisation, étape de la transmission, comme « systématisation non instinctive de l’instinct » (cité p. 95).
Comme on le voit, le propos du livre n’est donc pas de fournir une pure exégèse de termes saussuriens, mais de construire une philosophie saussurienne de la sémiologie et même de l’anthropologie, comme le suggère le titre. « La philosophie de Saussure est la réflexion du linguiste sur son propre être parlant, et plus encore le sens, l’aperception de cette condition », énonce la conclusion (p. 92 ; nous traduisons). Ceci pour la linguistique elle-même. Et : « la linguistique est la base d’une anthropologie » (p. 95) pour l’élargissement.
Au total, avec ce court livre, c’est en réalité à une entreprise très ambitieuse que nous avons affaire. Pour ce qui est de la pure philologie saussurienne, le présent lecteur ne se déclare pas compétent pour en juger. Ce n’est pas ici que nous en aurons à convaincre le lecteur que, s’agissant de Saussure, la complexité du matériau disponible rend les tentatives de synthèse exégétique périlleuses. Comme le relève Fadda, par ailleurs (note 2 p. 92), les manuscrits transcrits, qui représentent une part réduite de l’existant, concernent avant tout la linguistique générale. Il n’est pas facile de s’assurer, dans ces conditions, que nous ne travestissons pas la pensée de Saussure. Sans doute les explorations plus approfondies des manuscrits en cours vont-elles apporter du neuf sur cette question. Mais le nombre et la variété des citations déjà produites ici par Fadda rend à notre avis la démonstration parfaitement convaincante. La lecture que l’auteur nous propose ici du « sentiment de la langue » chez Saussure est une lecture philosophique et sémiologique. Elle est fortement ancrée dans une problématique qui est celle de la normativité et de l’institution. On n’y trouvera pas – ou peu – dès lors, de propositions de développements empiriques de la notion dans tel ou tel domaine de l’étude de la langue – hormis peut-être la morphologie. Ce serait là une autre direction, qui reste encore largement à explorer. Le propos de Fadda est de tirer inspiration chez Saussure pour construire une vision de l’anthropologie qui se fonde sur le modèle de la linguistique sémiologique. L’orientation est donc particulière, mais stimulante, suggestive et ambitieuse. Quoique souvent abstraits, les développements de Fadda sont écrits dans une langue claire, méthodique, rigoureuse, et se lisent mieux qu’on ne pourrait imaginer. Ils ouvrent des horizons et prêtent à penser. Pour qui voudra franchir la barrière de l’italien, ce livre représente donc pour les saussuriens, à notre avis, une pièce décisive pour la compréhension de ce que le maître genevois peut encore nous apporter.
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1 G. Cosenza, Dalle parole ai termini. I percorsi di pensiero di Ferdinand de Saussure, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2016.
2 L. Depecker, Comprendre Saussure, Paris, A. Colin, 2009.
3 A. Chidichimo, « Saussure e o Sentimento: A Forma do sentimento Lingüístico », RUA 15, pp. 108-123.
4 F. Murano (éd), Il corso di “Étymologie grecque et latine” (1912-1913) di Ferdinand de Saussure negli appunti di Louis Brütsch, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2013.