Book Title

Russell Daylight (dir.), Semiotica, n. 217. Special issue On the 100th anniversary of the publication of the Cours de linguistique générale

Berlin/Boston: De Gruyter, 2017, 269 pages – ISSN 0037-1998 (version numérique disponible en format PDF sur : https://www.degruyter.com/journal/key/SEMI/2017/217/html)

Giuseppe COSENZA

Université de Calabre

cs.giuseppe@gmail.com

À l’occasion du centenaire de la première édition du Cours de linguistique générale (CLG), l’Association Internationale de Sémiotique (IASS/AIS) a consacré à cet anniversaire un numéro spécial de sa revue Semiotica. Le numéro a été dirigé par Russell Daylight.

Le volume se compose de l’introduction (pp. 1-8) par Daylight, de quinze articles, d’un compte rendu de Saussure au futur de François Rastier par Eric Trudel (pp. 263-269) ; onze contributions sont écrites en anglais et six en français. Du point vu rédactionnel on rencontre quelques fautes d’impression dans plusieurs articles, surtout dans ceux en français. Les contributions n’ont pas été réparties en sections et le critère choisi pour composer la table des matières n’est pas clair, mais en lisant les articles on peut supposer qu’ils ont été regroupés par proximité thématique.

Ce numéro est « certainly, a commemoration of one of the founding fathers of semiotics. But it is also a timely re-assessment of Saussure’s past and future contribution to the study of signs and meaning » (p. 3), mais si un des buts a été d’attirer l’attention des sémioticiens sur la sémiologie saussurienne, puisque « over the last two decades, semiotics has not simply moved away from Saussure, but become openly antagonistic towards the Saussurean tradition » (p. 2)1, le résultat n’a été que partiellement atteint. Moins de la moitié des articles – cinq sur onze – est explicitement consacré à la sémiologie ou aux problèmes du signe et, par exemple, les notes item – le texte où Saussure met explicitement au centre de sa réflexion la théorie des signes – sont mentionnées seulement trois fois dans tout le numéro et ne sont jamais discutées dans leur profondeur théorique. Ci-après on donne un aperçu des articles.

Samuel Weber, dans un court article intitulé The future of Saussure (pp. 9-12), aborde les idées saussuriennes à travers l’interprétation qu’en a donnée Derrida. Weber souligne un point de divergence entre les structuralistes et Saussure : l’opposition entre le système serré conçu par le structuralisme et le système ouvert de Saussure pour les études linguistico-sémiotiques.

Suivent deux contributions qui se concentrent sur les manuscrits saussuriens dits de l’Orangerie, retrouvés en 1996 et particulièrement sur le texte connu sous le nom de l’Essence double ou Science du langage. Dans ces deux contributions, l’Essence double est pris comme le texte de base de la pensée linguistique de Saussure. Dans Saussure et la science du langage (pp. 13-28), Cosimo Caputo relit certains passages des manuscrits de l’Orangerie et établit une relation entre la réflexion saussurienne sur l’Essence double et la sub-logique hjelmslevienne : pour Caputo, le principe sur lequel est fondé la sémiotique est le signe en tant qu’entité « instable, en équilibre précaire entre nature et culture, ou bien qu’il est un espace interstitiel » (p. 22). Simon Bouquet dans La double essence, concept primitif de la linguistique saussurienne (pp. 29-57) dessine les concepts fondamentaux de la philosophie linguistique de Saussure. L’Essence double est sûrement un des textes fondamentaux de la réflexion saussurienne, mais mettre ce texte au centre est, à notre avis, une opération de réduction. Il faut rappeler que l’Essence double n’est pas un texte achevé par Saussure : il s’agit d’un essai de livre sur la linguistique générale que Saussure a abandonné après quelques années. Or, Saussure a poursuivi sa réflexion théorique par la suite. Par exemple, lorsque Bouquet considère l’arbitraire du signe comme un concept primitif (pp. 32-34), il mentionne le schéma relationnel du quaternion d’après l’Essence double, mais les deux types d’arbitraires qu’il définit dans son essai se fondent sur une connaissance de la pensée saussurienne qui va au-delà de l’Essence double, mais il ne mentionne aucun autre texte.

Boris Gasparov, dans Lost and not found: the Course in General Linguistics between “Saussurism” and “Saussurology” (pp. 59-77), distingue entre les savants qui ont utilisé la pensée saussurienne, notamment le CLG, comme point de départ théorique pour leur recherche (Saussurism) et les savants qui ont cherché le Saussure « authentique » à travers les manuscrits (Saussurology). Par cette distinction, Gasparov considère que le CLG doit être interprété dans le contexte de son époque et que : « We should reconcile ourselves to the fact that the definitive or “genuine” representation of Saussure’s ideas does not exist, nor has it ever existed. A plurality of representations, freely evolving in different directions, was constitutive of Saussure’s thought, and essential for the conceptual vision he pursued » (p. 75).

Dans Ghostwriting: the inception and reception of Course in General Linguistics (pp. 79-96), Beata Stawarska reconstruit « the process of ghostwriting – and reviewing – the Course by its two editors, Charles Bally and Albert Sechehaye, in order to raise doubts about book’s being a reliable statement of Saussure’s linguistics. ». La reconstruction n’est pas fondée sur l’analyse des sources mais sur une relecture critique comparative du CLG et des travaux théoriques de Bally et Sechehaye. En mobilisant le concept de pouvoir de Foucault, elle conclut que la publication et la diffusion du CLG est une histoire de relations de pouvoir où la recherche de la pensée saussurienne à partir des travaux philologiques sur les sources montre qu’il ne s’agit pas de l’acceptation d’un dogme mais d’une relation complexe entre vérité et contre-vérité.

Dans ce premier groupe d’articles le CLG est considéré soit comme le roi à détrôner qui ne mérite même pas d’être mentionné soit seulement comme un point de l’histoire scientifique. Cette attitude vis-à-vis du CLG change dans les articles suivants.

Sémir Badir dans Is the arbitrary symmetrical? (pp. 97-115) propose de considérer l’arbitraire comme un principe asymétrique, c’est-à-dire que, selon lui, si le signifiant est choisi par rapport au signifié, cette relation n’est pas valable dans la direction du signifié au signifiant.

L’article de Pierre-Yves Testenoire est consacré au rôle de l’écriture dans la réflexion saussurienne. Dans “Le langage est une institution SANS ANALOGUE (si l’on y joint l’écriture)” : L’écriture comme problème dans la réflexion théorique de Saussure (pp. 117-133), l’auteur montre que l’écriture est pour Saussure le seul système sémiotique comparable à la langue et que, dans ce cadre, l’écriture vient compléter la réflexion sur la langue comme un « dévoilement » des principes généraux du projet sémiotique de Saussure. Comme le remarque Testenoire dans ses conclusions, il faudrait revenir sur les idées de Saussure autour de l’écriture et les considérer de plus en plus comme un élément qui permet d’éclaircir la réflexion saussurienne sur le langage et sur la sémiologie.

Peter Wunderli dans Ferdinand de Saussure : La sémiologie et les sémiologies (pp. 135-146) dessine le cadre de la sémiologie saussurienne et pose une distinction entre la sémiologie saussurienne et la sémiotique : « Pour nous, la sémiologie est un compartiment particulier de la sémiotique, celui des signes arbitraires et conventionnels » (p. 145). On peut considérer le point de vue de Wunderli sur la sémiologie saussurienne comme une position intermédiaire entre l’interprétation de De Mauro et celle de Prieto2. La reconstruction de Wunderli est faite sur les sources du CLG ; la littérature sémiotique qu’il considère remonte aux années 1970 et 1980. Un point qui mérite d’être mentionné est que Wunderli voit dans la sémiologie saussurienne une distinction, analogue à celle qui s’applique à la linguistique, entre sémiologie diachronique et sémiologie synchronique3.

Dans The arbre-tree sign: Pictures and words in counterpoint in the Cours de linguistique générale (pp. 147-171), John Joseph examine sept images du CLG liées aux points théoriques les plus importants. Le résultat est que les figures du CLG ne sont pas de simples ajouts mais contribuent à l’établissement théorique des concepts et ouvrent la voie à plusieurs interprétations sur deux niveaux de complexités différents : d’un côté, le rapport entre texte et images ; d’un autre côté, le rapport complexe entre les sources et leur interprétation par les éditeurs du CLG.

Russell Daylight dans Saussure and the model of communication (pp. 173-194) analyse le rôle des idées de Saussure par rapport aux conceptualisations contemporaines de la théorie de la communication, surtout par rapport au modèle jakobsonien et à la réflexion de Derrida. Daylight relève que si Saussure est le précurseur de la théorie de la communication, ses interprètes ont radicalisé certains aspects au détriment d’autres. Il en conclut qu’il faudrait retourner à Saussure dans les discussions contemporaines sur les théories de la communication.

Ce groupe d’articles se caractérise par un focus sur un sujet délimité. Ils ont également en commun de considérer le CLG, bien évidemment avec ses sources, comme un élément théorique parmi les autres textes saussuriens. Le troisième groupe nous apparaît comme une section de varia.

Alessandro Chidichimo dans Une source du premier cours de linguistique générale de Saussure, octobre 1906 (pp. 195-213) publie le programme du cours de linguistique générale rédigé par Saussure dans le cadre de la réorganisation des enseignements de linguistique en 1906 au sein de la faculté de lettre de l’Université de Genève, après la démission de J. Wertheimer, titulaire depuis longtemps de la chaire de linguistique. Chidichimo reconstruit aussi le contexte de l’enseignement de la linguistique à Genève à travers une comparaison entre Wertheimer et Saussure. Il faut dire cependant que le même document a été publié par F. Reboul quelques mois avant la parution de cet article4. Ce document est sûrement lié à l’enseignement de linguistique générale de Saussure, mais la proposition de Chidichimo de le considérer comme une des sources du premier cours nous semble peu justifiée : il s’agit d’un rapport où Saussure décrit l’enseignement de linguistique générale et non pas des notes préparatoires pour le premier cours qui commencera quelques mois plus tard. Quoi qu’il en soit, on devrait au moins comparer ce document avec les notes des étudiants au premier cours publiés tout récemment et indépendamment par Cl. Mejìa (2019) et F. Vincent (2021).

Carol Sanders dans The language of the Cours de Linguistique Générale (pp. 215-219) défend l’idée selon laquelle la fortune du CLG est également liée à la forme (style et rhétorique) du texte. Si le travail éditorial de Bally et Sechehaye a créé des distorsions – et même, ici et là, des court-circuit – théoriques, le remaniement des éditeurs est un des éléments du plaisir du texte : « Without overgeneralizing, it can be said that there are times in the CLG when a feeling of harmony, an intellectual satisfaction, comes from the fact that the form of expression seems totally apt for the concepts being expressed » (p. 219, nous soulignons).

Russell Daylight propose ensuite une interview avec Jonathan Culler (pp. 221-228). Nous nous limitons à mentionner deux éléments qui émergent de l’interview : 1) une partie de l’interview est consacrée aux circonstances dans lesquelles Culler a rencontré le CLG et les idées de Saussure, ses réponses donnent quelques éléments historiques par rapport à la diffusion du CLG au-delà de l’Atlantique; 2) à la question de l’opposition « Saussure CLG » vs « real Saussure », la réponse de Culler est nette : « For me the important Saussure is the Saussure of the Course, however well or poorly it reflects what he actually thought at the time. » (p. 227).

Dans Saussure and the Will (pp. 229-242), Emanuele Fadda dessine la trajectoire du concept de volonté dans la réflexion de Saussure en s’appuyant sur plusieurs textes et sources distribués dans un période de vingt ans (1891-1911). Selon lui, l’activité langagière du sujet parlant est fondée sur un paradoxe de la volonté : « no language can be possible if the speaker doesn’t actually use his will – but she must not realize it (or almost) » (p. 231). Fadda lie ce paradoxe aux systèmes sémiologiques et à la théorie des institutions de Saussure ; nous pensons que, dans le cadre de la sémiologie saussurienne, il faudrait au moins comparer cette hypothèse avec l’arbitraire et les différents degrés d’arbitraire qui sont en jeu dans l’établissement des systèmes sémiologiques.

Le dernier article d’Elliot Cooper, Saussure and the psychic (pp. 243-261), reprend l’épisode de la participation de Saussure à l’étude de la medium Catherine-Élise Müller étudié par Th. Flournoy. Cooper montre combien l’analyse du cas de glossolalie de Müller joue un rôle important pour les idées et la terminologie psychiques présents à la fois dans les cours et le Cours de linguistique générale de Saussure.

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1 Sur ce point, voir aussi la chronique du colloque IAS/IASS dans ce numéro section VIII.

2 Sur la distinction entre la sémiologie de De Mauro et de Prieto, voir L.J. Prieto, (1991), « Colloquio con Tullio De Mauro sulle prospettive della semiologia », in Prieto, Saggi di semiotica II, Parma, Pratiche, pp. 9-22.

3 Une application possible de la sémiologie diachronique a été proposée par D. Gambarara et E. Fadda au colloque CISPELS 2018, voir la chronique dans la session VIII de ce numéro. Les actes du colloque sont sous presses.

4 F. Reboul (2017), « Saussure en son temps », in Cl. Forel et Th. Robert (éds), Saussure une source d’inspiration intacte, Genève, Mētispresses, pp. 15-45.