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Gilbert Lazard (1920-2018)

Andrea SANSÒ

Università dell’Insubria

andrea.sanso@uninsubria.it

trad. E. Fadda

Ne à Paris en 1920, Gilbert Lazard a été une figure essentielle de l’iranianisme ainsi que de la linguistique générale et typologique du XXe siècle. Sa formation et son activité académique n’étaient cependant pas confinées au domaine, même vaste, des langues iraniennes dans le cadre de la linguistique indo-européenne ; dès le milieu des années 1970, à ses intérêts pour le persan classique et contemporain ainsi que pour la dialectologie iranienne sont progressivement venus s’ajouter des travaux portant spécifiquement sur la linguistique générale et la typologie, aboutissant à une série d’écrits de première importance sur la notion d’actance, sur la méthode et sur le statut épistémologique de la linguistique typologique. À cela s’ajoute la coordination du projet de recherche EUROTYP (1990-1994) portant sur la typologie des langues d’Europe.

La carrière

Élève de l’École normale supérieure, Lazard a complété ses études (interrompues par la guerre au cours de laquelle il a participé à la Résistance et a été déporté à Dachau), par l’agrégation de grammaire en 1946 et le diplôme d’études persanes obtenu en 1948 à l’École nationale des langues orientales (aujourd’hui INALCO). Il a ensuite été attaché de recherches au CNRS de 1947 à 1958 et a enseigné le persan et les langues de la civilisation iraniennes d’abord à l’INALCO (1958-1966), puis à la Faculté de Lettres de l’Université de Paris (1966-1969), enfin à l’Université Sorbonne Nouvelle (1969-1981) et à l’École pratique des hautes études.

Depuis les années 1970, s’il n’a jamais abandonné ses travaux sur les langues et les civilisations de l’Iran, ses intérêts de recherche ont été de plus en plus axés sur la linguistique générale et la typologie linguistique. De 1984 à 1994, il a dirigé un groupe de recherche du CNRS intitulé RIVALC (Recherche inter-linguistique sur les variations d’actance et leurs corrélats). C’est au cours de ces années qu’il a produit l’une de ses œuvres fondamentales, L’actance1. Au début des années 2000 enfin, il a publié une série d’essais et de volumes sur des questions centrales dans le cadre de la réflexion de la linguistique comparative et typologique2.

Contributions de Gilbert Lazard à la linguistique générale et à la typologie linguistique

Le fil rouge qui unit les travaux de Gilbert Lazard sur la typologie et la linguistique générale est l’ambition de doter la linguistique d’un appareil méthodologique qui puisse l’amener du stade de la proto-science à celui de la science à part entière, dans une constante confrontation dialectique avec le paradigme « fort » par excellence, celui du générativisme et du formalisme.

Le point de départ de la réflexion de Lazard est l’insatisfaction face à la vision classique des catégories linguistiques : les catégories que nous utilisons dans la description des langues (sujet, objet, nom, passif, diathèse moyenne, etc.) n’ont de sens que si elles sont considérées comme spécifiques à chaque langue, et s’avèrent bien peu utiles pour comparer différentes langues. Cette insatisfaction, partagée par une grande partie de la réflexion méthodologique et épistémologique au sein de la linguistique typologique moderne3, n’empêche cependant pas la pratique de la comparaison entre les langues, à la recherche de ce qui est invariant et universel et des limites de la variation. À cet égard, Lazard, en accord avec Chomsky (un accord quelque peu paradoxal, comme le souligne Ramat4), estime que les structures grammaticales sont les seuls objets d’étude « fiables » dont nous disposons, parce que nous pouvons les analyser indépendamment de la sémantique, en ne considérant que les relations qui relient les éléments à l’intérieur d’elles.

Ce type d’approche, déjà pleinement développé dans le livre L’actance, implique un appareil de notation qui n’utilise que des symboles sans signification. La structure bi-actancielle de la phrase latine Lupus agnum edit, par exemple, peut être représentée de façon abstraite comme Xo Yo Vx, ce qui signifie que le prédicat de la phrase V contient une référence à X (l’agent) par accord verbal, mais ne contient aucune référence à Y (le patient) ; inversement, la phrase setswana Thabo ó-e-bidítsé ntsá (Thabo a appelé le chien), qui marque sur le verbe, sous forme de préfixes, l’agent (ó-) et le patient (e-) dans cet ordre, aura la structure abstraite X xyV Y. Ces notations sont définies comme des schémas actanciels, et constituent la base même de la comparaison inter-linguistique : sans éliminer complètement la sémantique (comme le montre l’adoption même de deux symboles différents pour l’agent et le patient), elles évitent de se référer à des notions telles que celles de sujet et d’objet, par leur nature fortement language specific, mais mettent cependant en valeur les relations structurelles internes qui relient les éléments de la phrase à deux actants. Sur la base de ces schémas, il est possible d’analyser la variation des structures actantielles et d’identifier les facteurs qui la déterminent5 : le type de processus verbal, les caractéristiques des actants (défini/indéfini ; animé/non animé), le temps, l’apparence, la négation, etc. 6

L’un de derniers essais de Lazard, The case for pure linguistics, publié dans Studies in Language en 2012, est à voir comme la summa de ses réflexions théoriques. Au début de ce texte, Lazard réaffirme la nécessité de revenir à Saussure pour comprendre la spécificité du langage comme objet d’étude : l’approche qu’il appelle « linguistique pure » part de l’hypothèse de Saussure d’une séparation radicale entre langue et parole, ainsi qu’entre l’analyse du langage comme système de signes et l’observation des conditions qui régissent son utilisation dans le discours. Cette approche ne constitue nullement une entreprise scientifique mineure, mais elle témoigne néanmoins d’un rapport original à la linguistique. Sur la base des observations de l’épistémologue français Gaston Granger7, qui considérait la linguistique de son temps comme une science dont les résultats étaient si impressionnants qu’on aurait pu croire qu’elle avait atteint la phase galiléenne, Lazard estimait que la tâche de toute discipline qui aspire au statut de science est de faire abstraction de la complexité des phénomènes concrets pour arriver à identifier un « objet scientifique » soustrait aux caprices et aux bizarreries de l’usage. Lazard soutenait également qu’en linguistique l’objet scientifique qui se rapproche le plus de cette exigence est la langue identifiée par Saussure, en tant que système de signes synchronique, homogène et arbitraire qui, tout en ayant pour fonction de signifier, doit être étudié avant tout en tant qu’ensemble des relations liant les signes entre eux. La tâche de la linguistique en tant que science est donc d’étudier le réseau des relations qu’entretiennent les unités du langage à tous les niveaux pour parvenir à « une description purement abstraite d’une figure géométrique, sans considération de son contenu sémantique » 8, en tant que réseau complexe de relations. Lazard était bien conscient des problèmes que posait l’entreprise visant à donner un fondement scientifique à la linguistique, notamment le paradoxe de la nécessité d’utiliser des termes liés au contenu sémantique (par exemple, le temps ou les modes verbaux) pour décrire les relations sémiotiques entre les signes, ainsi que la contradiction apparente entre le principe d’arbitraire et la recherche d’universaux. Il estimait cependant que l’approche saussurienne de l’objet linguistique pouvait être utilement appliquée à la recherche d’universaux, à condition que les méthodologies d’analyse des langues individuelles et de la comparaison inter-linguistique soient bien définies. Pour lui, la méthode d’analyse à appliquer aux différentes langues était au fond simple : il s’agissait de la méthode classique du structuralisme européen, nécessitant une approche sémasiologique ainsi qu’une définition « différentielle » des unités d’analyse et l’adoption du principe de pertinence selon lequel on ne prend en considération que les éléments utiles pour distinguer deux signes, et seulement eux. La méthode typologique étant intrinsèquement complexe, Lazard s’est interrogé sur la base des comparaisons, étant donné que les catégories descriptives n’ont de sens que par rapport à une seule langue. Sa réponse, en accord avec l’idée développée dans L’actance, est que le typologue ne peut faire autre chose que s’appuyer sur l’intuition et se donner comme base de comparaison les cadres conceptuels dits « intuitifs » (CCI), qui doivent être choisis en adoptant le principe directeur la clarté pour permettre à l’analyste d’identifier, dans chaque langue individuelle, les structures qui expriment typiquement la notion à l’étude. Les CCI ne sont pas des véritables hypothèses, mais plutôt des outils de travail : en tant que tels, ils sont provisoires et peuvent être affinés ou abandonnés lorsque la comparaison qu’ils rendent possible n’aboutit pas à des résultats intéressants. Un exemple de CCI est la notion d’« action prototypique », utilisée pour la comparaison des structures transitives : le linguiste examine la place occupée par la notion choisie comme CCI dans le système de chaque langue, pour voir notamment si elle coïncide avec un signifié (si elle est la seule signification d’une forme ou si elle est une des nombreuses significations d’un signifiant polysémique), ou pour dégager les opposition dont le signe identifié comme exprimant la CCI participe, etc.

L’approche saussurienne proposée par Lazard s’oppose donc à la fois à celle des partisans de l’idée d’une linguistique typologique comme discipline « sans méthode » 9 et aux fonctionnalistes et cognitivistes au sens strict10. Mais même en excluant le contenu sémantique, la Pure Linguistics rend possible la formulation d’hypothèses fonctionnalistes ou cognitivistes, qui peuvent contribuer à l’explication des universaux, tout en restant en dehors de la discipline scientifique au sens strict. Inversement, les hypothèses fonctionnalistes et cognitivistes présentent l’avantage de pouvoir disposer de résultats en quelque sorte « purifiés » (c’est-à-dire, ne tenant pas compte des contingences du devenir historique et de l’usage concret), résultats ne constituant néanmoins que des hypothèses qui nécessitent d’être vérifiées empiriquement par d’autres disciplines et avec d’autres méthodes : « The fruits of Pure Linguistics are purely linguistic » 11.

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1 G. Lazard, L’actance, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.

2 G. Lazard, Études de Linguistique générale, Tome 1 : Typologie grammaticale, Leuven/Paris, Peeters, 2001 ; G. Lazard, « Transitivity revisited as an example of a more strict approach in typological research », Folia Linguistica 36, 2002, pp. 141-190 ; G. Lazard, La quête des invariants interlangues, Paris, Honoré Champion, 2006 ; G. Lazard, « The case for pure linguistics », Studies in Language 36, 2012, pp. 241-259.

3 Voir, au moins, W. Croft, Radical Construction Grammar, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; M. Haspelmath, « Comparative concepts and descriptive categories in crosslinguistics studies », Language 86, 2010, pp. 663-687.

4 P. Ramat, « Grandeur et misère de la linguistique », Faits de Langue 38, 2011, pp. 262-272.

5 G. Lazard, L’actance, pp. 171 et sqq.

6 Le site du groupe de recherche LACITO, qui Lazard avait dirigé, propose, en libre téléchargement, 12 volumes d’Actances, recueils d’essais adoptant la méthode de Lazard publiés entre 1985 et 2003 ; ces travails nous offrent un témoignage important de la fécondité de l’approche lazardienne pour ce qui attient à de questions centrales de la typologie telles que la syntaxe des phrases, le marquage des objets, l’incorporation, la diathèse, l’ergativité, etc. (voir http://lacito.vjf.cnrs.fr/actances/actances_numeros_en.htm#a12).

7 G. G. Granger, Langages et épistémologie, Paris, Klincksieck, 1979.

8 G. Lazard, « Le cas de la linguistique pure », p. 246.

9 J. Nichols, « What, if anything, is typology? », Linguistic Typology 11, 2007, pp. 231-238 ; R. M. W Dixon, Basic Linguistic Theory, Oxford, Oxford University Press, 2010.

10 P. J Hopper & A. S. Thompson, « Transitivity in Grammar and Discourse », Language 56, 1980, pp. 251-299 ; T. Givón, Syntax, Vol. 1, Amsterdam, John Benjamins, 2001.

11 G. Lazard, « The case for pure linguistics », p. 255.