Gérard Genette (7 juin 1930 – 11 mai 2018)
La contribution de Gérard Genette à l’histoire des idées ne peut pas être résumée brièvement. Elle peut être facilement reconnue dans le nombre consistant de néologismes dont il est à l’origine et qui sont devenus des notions incontournables dans l’étude des textes littéraires, et plus particulièrement des récits. Une partie importante de ces notions constitue désormais le lexique fondamental de la narratologie, dont le nom est introduit en 1969 par Tzvetan Todorov, en outillant ainsi des générations d’étudiants et d’enseignants dans l’étude des textes littéraires. C’est d’ailleurs avec Tzvetan Todorov et Hélène Cixous que Genette fonde la revue Poétique et la collection homonyme au Seuil, ce qui devient une référence incontournable dans le panorama des études littéraires.
Au fil des années, son parcours évolue progressivement de la critique à la poétique, puis à l’esthétique.
Par la publication de Figure I (1966), Genette met en avant une autre façon d’étudier le texte littéraire. Nous sommes à cette époque au cœur du structuralisme, promouvant une approche objectivante des phénomènes linguistiques et culturels.
Depuis plus d’un siècle, notre pensée – et notre usage – de la littérature sont affectés par un préjugé dont l’application toujours plus subtile et plus audacieuse n’a cessé d’enrichir, mais aussi de pervertir et finalement d’appauvrir le commerce des Lettres : le postulat selon lequel une œuvre est essentiellement déterminée par son auteur, et par conséquent l’exprime. Cette redoutable évidence n’a pas seulement modifié les méthodes et jusqu’aux objets de la critique littéraire, elle retentit sur l’opération la plus délicate et la plus importante de toutes celles qui contribuent à la naissance d’un livre : la lecture1.
Le texte devient un objet d’étude qu’il faut savoir distancier de son auteur, son contexte, son lecteur. Ainsi, après avoir différencié entre diégésis et mimésis dans Figures II (1969), Genette consacre son attention à l’étude du récit : les temps et les modes narratifs gérant la « régulation de l’information narrative » fournie au lecteur2, les voix narratives régissant le récit déterminent l’essentiel d’une situation narrative. Mais c’est seulement dans Figures III (1972) qu’il élabore et utilise les notions fondamentales de la narratologie. Ici l’étude des structures et des techniques narratives connues comme le « discours du récit » se construit, tout en évoluant en permanence. Dix ans après, dans Nouveau discours du récit, sa réflexion s’enrichie et se précise grâce aux retours critiques reçus sur sa méthode d’analyse audacieuse. Cet ouvrage sera suivi de la contribution « Nouveau nouveau discours du récit », une discussion avec Dorrit Cohn. Cette nouvelle approche montre que le récit n’est pas une imitation de la réalité, mais une (re)construction, en étant toujours un acte langagier provenant d’une instance narrative. « Le récit ne “représente” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte, c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le récit […]. »3.
Dans Palimpsestes le parcours de Genette vire plus décidément de la critique à la poétique.
L’objet de la poétique […] n’est pas le texte, considéré dans sa singularité (ceci est plutôt l’affaire de la critique), mais l’architexte, ou si l’on préfère l’architextualité du texte (comme on dit, et c’est un peu la même chose, « la littérarité de la littérature »), c’est-à-dire l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes – types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. – dont relève chaque texte singulier. Je dirais plutôt aujourd’hui, plus largement, que cet objet est la transtextualité, ou transcendance textuelle du texte, que je définissais déjà, grossièrement, par « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ». La transtextualité dépasse donc et inclut l’architextualité, et quelques autres types de relations transtextuelles4.
Suite à la publication d’Introduction à l’architexte (1979), ce sont notamment les rapports entre les textes qui saisissent l’attention de Genette. Une autre mise au point de son architecture théorique devient alors urgente. Dans la note 2 de Palimpsestes portant sur différentes versions de la notion d’architexte – celle que Louis Marin proposait dans l’article « Pour une théorie du texte parabolique » in Le Récit évangélique, Bibliothèques des sciences religieuses, 1974, qui correspond à la notion d’hypotexte, et la sienne proposée auparavant (1979) – Genette écrit : « Il serait temps qu’un Commissaire de la République des Lettres nous imposât une terminologie cohérente ». Alors, Genette se dresse lui-même en commissaire de son œuvre, car il revient sur les notions proposées pour mieux les définir les unes par rapport aux autres, en bâtissant, ouvrage après ouvrage, une cathédrale solide.
Cinq types de relations transtextuelles s’établissent selon une architecture complexe : l’intertextualité (question explorée par Julia Kristeva dans Sèméiôtikè : Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969 ; ensuite développée par Michel Riffaterre dans Sémiotique de la poésie, Paris, Le Seuil, 1983), définie comme « une relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes »5 qui se met en place notamment par les pratiques de la citation, du plagiat et de l’allusion ; la paratextualité, terme utilisé autrefois pour désigner la transtextualité dans Introduction à l’architexte6, désormais définie comme « la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l’ensemble formé par une œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l’on ne peut guère nommer que son paratexte »7 ; la métatextualité, relation « qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer »8, ce qui représente en général toute attitude critique face au texte ; l’hypertextualité, voir « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire »9 ; l’architextualité, ou bien « une relation tout à fait muette, qui n’articule, au plus, qu’une mention paraxtetuelle »10 qui devient explicite par le biais de tout un système de titres, intertitres, et indications paratextuelles de toute sorte, tout en restant implicite la plupart du temps.
Ces notions deviennent les piliers de cette cathédrale où nous continuons à nous rendre régulièrement pour célébrer les textes.
Quelques années plus tard, c’est dans Seuils (1987) que les questions esthétiques commencent à être développées. Comme l’écrit Del Lungo, « Seuils paraît en 1987, marquant le passage, dans l’œuvre critique de Genette, de la poétique à l’esthétique : passage qui se trouvera inversé quinze ans plus tard, par un retour de l’auteur à ses amours d’antan dans ses œuvres récentes »11.
La métaphore du seuil lui permet de légitimer l’étude des éléments liminaires du texte. La notion de texte qui circule dans la culture imprimée renvoie à un objet bien précis : le livre. Et ce qui fait d’un texte un livre est tout un système d’éléments – linguistiques et non linguistiques – qu’on appelle paratexte, en entendant par paratextualité (Genette 1979, 1982, 1987) une relation transtextuelle par laquelle le texte se porte au-delà de ses propres limites linguistiques12. Cette relation permet de discerner un texte « proprement dit » et un complexe système d’objets linguistiques et non linguistiques qui l’accompagne, c’est-à-dire le paratexte, décrit par Genette en utilisant des critères spatiaux, temporels, matériels, pragmatiques et fonctionnels13. En adoptant comme critère, par exemple, la localisation de ses éléments, Genette distingue un « péritexte » d’un « épitexte » : ce qui est respectivement proche et loin par rapport au texte « proprement dit ». Les éléments liminaires tels que les titres, les sous-titres, les bibliographies, etc. font également partie du paratexte qui se présente ainsi comme un « accompagnement, d’ampleur et d’allure variables »14, un ensemble d’éléments linguistiques et non linguistiques qui se joignent au texte « proprement dit ».
Le statut ambigu du paratexte est déjà suggéré par son préfixe, introduisant à la fois la proximité et la distance, la similarité et la différence, l’intériorité et l’extériorité, c’est-à-dire une ambiguïté et une sorte d’instabilité dans la relation avec le texte. Le paratexte représente donc une dimension de transition entre le texte « proprement dit » et le contexte communicatif dans lequel il est produit et/ou compris. Il n’est donc pas un objet empirique séparé du texte « proprement dit », mais l’ensemble des éléments qui rendent possible, au moment de sa (re)production, la (ré)introduction du texte dans des contextes communicatifs spécifiques, en lui attribuant ainsi une consistance réelle, matérielle. Le paratexte assure en somme au texte sa permanence et sa circulation. Plutôt qu’un lieu de transition entre un texte « proprement dit » et un contexte communicatif dans lequel il est compris, le paratexte représente donc un lieu de transaction15, c’est-à-dire un lieu où le lecteur entreprend son action sur le texte.
Trente ans après la publication de Seuils, toutes les études sur les éléments paratextuels renvoient encore systématiquement à cet ouvrage. Que ce soit pour les textes publiés sur support papier ou numérique, la référence est inévitable. La question est de savoir dans quelle direction ces notions pourront évoluer.
Au sein des études des écrits imprimés, cette approche a été reprise notamment au sein de la théorie de l’énonciation éditoriale.
L’idée d’énonciation éditoriale a été initialement formulée dans le cadre d’un champ précis, celui de la génétique textuelle et de la critique littéraire dont elle s’est nourrie puis affranchie par nécessité sémiologique et communicationnelle. La question alors fort simple consistait à interroger le statut de l’énonciation selon les états distincts que pouvait revêtir un même texte16.
Alors que la génétique textuelle est appliquée notamment au passage du manuscrit au texte publié, la génétique éditoriale issue de la première est appliquée notamment aux différents stades de publication des textes. « Comment, en effet, parvenir à rendre compte du texte dans sa complétude linguistique, visuelle, physique, matérielle… comment rendre compte de cet objet de recherche en perpétuelle métamorphose qui, de la production de ses auteurs, à l’appropriation par ses lecteurs, subit d’aussi nombreuses réécritures ? »17.
Au sein des études des textes numériques, c’est la notion d’architexte proposée par Genette qui trouve aujourd’hui un nouvel élan. En fait, pour que le texte soit interprétable par le lecteur, il faut tout d’abord rétablir sa relation avec l’architexte. Cette notion identifie les composantes supra-textuelles permettant d’interpréter un texte, c’est-à-dire les éléments sur lesquels reposent les liens que le texte entretient avec le dispositif, le genre, le discours… Ceci permet de renouer la notion de texte à celle de discours : à travers le dispositif d’édition (ex. journal, magazine, etc.), le dispositif de communication (ex. presse papier, presse numérique, etc.), et le genre (ex. enquête, article, billet, etc.), le texte entretient ses liens avec le discours (ex. économique, politique, environnemental, etc.) qu’il contribue à construire. On retrouve ainsi la notion d’architexte sous le nom d’hyperstructure chez Adam et Lugrin (2000), appliquée notamment à l’étude des écrits journalistiques. « Celle-ci peut être rapidement définie comme un regroupement d’articles, de photographies et d’infographies, qui est souvent graphiquement souligné par un cadre entourant l’ensemble des constituants. »18.
La notion d’architexte est reprise aussi au sein des disciplines de la communication et appliquée à l’étude des écrits informatisés pour décrire l’ancrage du texte dans un dispositif éditorial, car on ne peut pas produire un texte numérique sans outils d’écriture préalables19. Cette notion a révélé tout son potentiel au sujet des écritures numériques : « l’architexte s’avère être un point de passage obligé pour toute activité numérique »20. Selon cette approche, la notion d’architexte concerne « les outils qui permettent l’existence de l’écrit à l’écran et qui, non contents de représenter la structure du texte, en commandent l’exécution et la réalisation »21.
Les notions proposées par Genette nourrissent encore aujourd’hui la réflexion sur l’analyse des textes imprimés et numériques.
Dans les dernières années Genette commence avec Bardadrac (2006) une suite d’ouvrages intimes, ironiques, surprenants (Codicille, 2009 ; Apostille, 2012 ; Épilogue, 2014 ; Postscript en 2016) dont l’écriture est très différente de celle qui caractérise sa production théorique, mais dont le goût des mots, des concepts, des explorations linguistiques perdure. Son amour pour les mots trouve ainsi d’autres manières de s’exprimer.
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1 G. Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 129.
2 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 184.
3 G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 29.
4 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 7.
5 G. Genette, Palimpsestes, p. 8.
6 G. Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979, p. 87.
7 G. Genette, Palimpsestes, p. 9.
8 G. Genette, Palimpsestes, p. 10.
9 G. Genette, Palimpsestes, pp. 11-12.
10 G. Genette, Palimpsestes, p. 11.
11 A. Del Lungo, « Seuils, vingt ans après. Quelques pistes pour l’étude du paratexte après Genette », Littérature, 2009/3 (n° 155), p. 98-111. URL : https://www.cairn.info/revue-litterature-2009-3-page-98.htm
12 G. Genette, Palimpsestes, p. 9.
13 Cf. Ph. Lane, La Périphérie du texte, Paris, Nathan, 1992.
14 G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 7.
15 G. Genette, Seuils, p. 8.
16 E. Souchier, « Formes et pouvoir de l’énonciation éditoriale », Communication & Langage, n. 154, 2007, p. 24.
17 E. Souchier, « Formes et pouvoir de l’énonciation éditoriale », p. 26.
18 J.-M. Adam, G. Lugrin, « L’hyperstructure : un mode privilégié de présentation des événements scientifiques ? », Les Carnets du Cediscor [en ligne], n° 6 | 2000, p. 1. URL : http://journals.openedition.org/cediscor/327 (consulté le 31 mars 2020).
19 Y. Jeanneret, E. Souchier, « Pour une poétique de “l’écrit d’écran” », Xoana 6, pp. 97-107.
20 E. Souchier, E. Candel, G. Gomez-Mejia, avec la collaboration de V. Jeanne-Perrier, Le numérique comme écriture. Théories et méthodes d’analyse, Paris, Armand Colin, 2019, p. 302.
21 Ibidem.