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Paolo Fabbri (1939-2020)

Emanuele FADDA

Université de Calabre

emanuele.fadda@unical.it

Déjà avant, et plus encore après la mort d’Umberto Eco, Paolo Fabbri était l’une des personnalités les plus célèbres de la sémiotique mondiale (et pas seulement auprès des sémiologues structuralistes européens). Il a en effet été l’un des protagonistes majeurs, et même une sorte de superstar, du dernier congrès mondial de l’IASS/AIS qui s’est tenu à Buenos Aires (voir section VIII dans ce numéro), congrès auquel il avait pu participer, sa maladie lui ayant donné un peu de répit.

Il était né en 1939 à Rimini (où sa famille est très connue, et où son frère a été animateur de la vie nocturne pendant des décennies) et il y est mort à 81 ans. Son histoire (comme cela arrive plus ou moins à tous ceux qui ont vécu le processus de diffusion de la sémiologie en Europe) est intéressante en tant que témoignage de l’hétérogénéité des intérêts (linguistique et philologie certes, mais aussi sociologie, philosophie, etc.) que cette nouvelle discipline avait réussi à canaliser en quelques années, dans le cadre de l’émergence d’une perspective commune.

Fabbri avait obtenu, à l’Université de Florence, une licence en Lois et Sciences politiques (avec des orientations plutôt sociologiques), puis une bourse de la même université pour étudier à Paris. C’est là que, par l’intermédiaire de Lucien Goldmann, il a rencontré Eco, et ce dernier l’a ensuite engagé comme collaborateur lorsqu’il a été appelé à enseigner à la Faculté d’architecture de Florence. L’amitié avec Eco a été fondamentale pour Fabbri, d’un point de vue personnel, scientifique ainsi que pour son image publique. Cependant, leurs positions n’étaient pas exemptes de contrastes, même importants ; Fabbri était en effet lié à Greimas et au milieu parisien (dans lequel il avait été intégré très jeune) au moins autant qu’à l’Italie, et il ne partageait pas trop le penchant pour Peirce qu’Eco manifestait de plus en plus depuis la fin des années 1970.

Le surnom d’abbas agraphicus qu’Eco lui avait donné par plaisanterie (en créant sur son modèle un personnage de son roman Le nom de la rose – Paolo da Rimini, le fondateur de la bibliothèque), n’était pas totalement inapproprié : contrairement à son ami, Fabbri n’a pas été un écrivain prolifique (si l’on excepte la dernière partie de sa vie), et beaucoup de ses publications ont été élaborées à partir de conférences et d’interviews ; son apport à la recherche sémiotique se manifestait moins dans son travail personnel d’écriture que dans son inlassable travail d’animation scientifique et culturelle (organisation de colloques, initiatives éditoriales, établissement de relations entre disciplines et écoles en apparence bien distantes) et dans des échanges constants avec ses collègues et surtout avec les jeunes chercheurs (auxquels il a consacré beaucoup de temps et d’efforts). Comme Barthes et d’autres, il considérait la sémiotique comme un mode de vie et une qualité du regard, plutôt que comme une profession. En plus, il était un virtuose de la conversation, et ceux qui ont eu la chance de discuter avec lui en gardent un souvenir agréable (pas seulement au plan scientifique).

Sa carrière de professeur s’est déroulée en différents lieux. Ayant quitté Florence, il a, jusqu’en 1977, enseigné la philosophie du langage à l’Université d’Urbino où il a créé, avec Pino Paioni et Carlo Bo, le Centre d’études sémiotiques, dont les séminaires d’été ont largement contribué à façonner l’histoire de la discipline. Il a rejoint ensuite Eco pour enseigner la sémiotique des arts au DAMS (Discipline delle Arti, della Musica e dello Spettacolo) de l’Université de Bologne. Il a été président de cette institution de 1998 à 2001, mais en assumant beaucoup d’autres charges : il a été professeur extraordinaire à Palerme de 1986 à 1990 ; il a dirigé l’Institut Culturel Italien à Paris de 1992 à 1996, et il a assumé maintes charges d’enseignement en Italie ainsi qu’en France, aux États-Unis et au Canada. En 2003, il a quitté l’Université de Boulogne pour la Faculté de Design et arts de l’IUAV (Institut universitaire d’architecture de Venise), où il a enseigné jusqu’à sa retraite. Dans chacune de ces institutions, il a formé de nombreux élèves, dont en particulier Gianfranco Marrone et Tiziana Migliore qui ont collaboré avec lui jusqu’à la fin de ses jours.

Il n’est pas facile de caractériser les intérêts théoriques de Fabbri de manière simple et homogène. Son nom était lié à l’expression de « tournant sémiotique » (il s’agit du titre1 d’un de ses livres, issu de conférences qu’il avait données à Palerme en novembre 1996, qui est devenu ensuite le slogan marquant le passage de la prééminence du signe à celle du texte dans de nombreuses recherches en sémiotique structurale), mais il n’a jamais considéré que le rôle historique et méthodologique de la linguistique était épuisé (il plaisantait souvent sur l’abus du préfixe post- dans nos disciplines, et dans les derniers jours de sa vie il avait songé à la préparation d’un séminaire à ce propos). Fabbri considérait en réalité que la sémiotique narrative-textuelle constituait le prolongement logique de la sémiologie à base linguistique, et s’opposait en tant que telle à la tradition logico-épistémologique issue de Peirce. Plus récemment, il avait adopté pour définir son horizon de recherche le nom de « sémiotique marquée », pour signaler, cette fois, sa distance par rapport aux discours sémiotiques issus d’une matrice sociologique ou culturaliste, et en opposition au vocabulaire structuraliste. Dans le même esprit de rigueur et d’attention à la tradition structurale, il lui arrivait parfois de dénoncer l’intoxication du storytelling, qu’il considérait comme la simple adoption d’un mot d’ordre sans vraie méthode, dans la didactique et la recherche des disciplines de la communication.

C’est pourquoi, lorsqu’il a assumé, en 2013, la direction du Centre d’études sémiotiques d’Urbino, qui porte aujourd’hui le nom d’Umberto Eco (et dont Marrone a pris la direction en 2020), il a décidé qu’un de ses objectifs majeurs serait de récupérer de l’héritage structuraliste dans son ampleur et sa complexité (et non seulement Saussure et Hjelmslev en tant que précurseurs de l’École sémiotique de Paris). Ce type de politique était dans la ligne des opérations éditoriales réalisées avec différentes maisons d’éditions, tels que Meltemi (qui avait publié les deux anthologies de Semiotica in nuce et bien d’autres textes dans la série « Segnature ») 2, Sossella, Mimesis et d’autres.

Parmi ses initiatives à cet égard, on rappellera d’abord le colloque saussurien de 2013 (en collaboration avec le Cercle Glossématique de Padoue et le Cercle Ferdinand de Saussure) et le livre de 2014, avec la participation de Tullio De Mauro, François Rastier et bien d’autres3.

Il faut rappeler aussi la récupération et l’édition de certains des textes qui composaient le projet des Saggi di semiotica de L. J. Prieto (projet que l’auteur n’avait pu achever avant sa mort, et qui fut un peu oublié en raison de la faillite de l’éditeur italien auquel le projet avait été confié) 4. En fait, s’agissant de Prieto, Fabbri était très intéressé (surtout dans les dernières années de sa vie) à sa théorie de l’œuvre d’art en tant qu’objet mental, dont il pensait qu’elle devait être développée tant du point de vue sémiotique que du point de vue de l’histoire de l’art, comme il avait commencé à le faire dans un petit colloque à Naples en mai 2018, en traçant les termes d’une comparaison avec Nelson Goodman.

La sémiotique des arts – et surtout la sémiotique visuelle – étaient de plus en plus devenu son domaine de prédilection au cours de ses dernières années, et à l’occasion de ses 80 ans, Tiziana Migliore avait recueilli bon nombre de ses contributions dans ce champ5 (dont certaines éblouissantes, en particulier l’essai sur Sfinxartig de Paul Klee). Mais cela ne signifie pas que, jusqu’au bout, il n’ait pas travaillé sur un très large spectre de sujets, reprenant des perspectives presque oubliées, ou citées par devoir et sans vraiment les connaître : c’est le cas, par exemple, de la proxémique, dont l’importance, récemment redécouverte par lui comme par d’autres chercheurs, nous a été brusquement rappelée par l’émergence pandémique.

Paolo Fabbri nous laisse l’héritage du Centre d’Urbino (avec ses relations avec d’autres équipes de recherche en Italie et à l’étranger et ses documents phonographiques amples et précieux), un vaste corpus d’archives de livres et de dossiers (désormais transféré à Palerme, où il sera bientôt consultable), de nombreuses bonnes idées à développer, et l’exemple d’une action discrète (Marrone l’avait définie comme « un guide derrière nous ») et pourtant constante et efficace, dont les fruits continueront à se manifester pendant longtemps. Il nous laisse, enfin, un défi, qu’il aimait résumer avec l’expression italienne « a futura memoria » : penser que la tradition est toujours devant nous, parce que « rappeler », dans nos disciplines, est un verbe à toujours conjuguer au futur.

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1 P. Fabbri, La svolta semiotica, Roma-Bari, Laterza, 1998 (tr. fr. Le tournant sémiotique, Paris, Lavoisier, 2008).

2 Cf. P. Fabbri et G. Marrone (éd. par), Semiotica in nuce, Rome, Meltemi, 2000-2001 (2 volumes). Après la faillite de l’éditeur, son catalogue (et la série sémiotique « Segnature », entre autres) a été récemment acquis par Mimesis, qui a commencé dès lors une politique de republication de quelques essais désormais inaccessibles, à partir de Formes de l’empreinte de J. M. Floch.

3 P. Fabbri, T. Migliore (éd. par), Saussure e i suoi segni, Rome, Aracne, 2014.

4 L. J. Prieto, L’atto di comunicazione, éd. par P. Fabbri et U. Olivieri, Milan, Mimesis, 2018.

5 P. Fabbri, Vedere ad arte. Iconico e icastico, éd. par T. Migliore, Milan, Mimesis, 2020.