Jean-Claude Chevalier (1925-2018)
Se souvenir de Jean-Claude Chevalier, décédé à Paris le 18 décembre 20181, c’est d’abord se souvenir de son sang-froid souriant, de la propriété presque ostentatoire du langage, bref de cette sorte de solennité auto-dérisoire qui ne l’a jamais quitté et qui, d’ailleurs, dans les dernières années de sa vie, semblait être accentuée par l’usage de la canne sur laquelle il avait pris l’habitude de s’appuyer.
Professeur de linguistique, il s’est décrit dans une interview en 2012 :
disons professeur de linguistique, après avoir été professeur de grammaire et de philologie. Ce n’est pas la même chose, il faut avoir connu les haines farouches qu’il y avait entre les deux disciplines : grammaire et linguistique… pour comprendre la différence2.
Il avait commencé sa carrière universitaire à la Sorbonne où il avait été assistant, puis Maître de conférences à Lille, Professeur au Centre expérimental de Vincennes, et enfin Professeur à l’Université Paris-VIII, Vincennes. La période sorbonienne, à en juger par ses récits, a dû être une période de lecture vorace, en partie désinvolte, concentrée sur les classiques du XVIIe siècle, alors qu’il payait ses dettes à la profession de grammairien en préparant sa thèse de doctorat. De ces récits est né le portrait d’un jeune bibliophile aux prises pour la première fois avec la bibliothèque de la Sorbonne.
Sa conversion à la linguistique a coïncidé avec la découverte du structuralisme, qui a promu cette science comme un modèle pour les sciences humaines. Cette découverte, cependant, a eu lieu pour lui indirectement, à travers l’anthropologie culturelle. Il déclare à nouveau dans l’interview citée :
Quand j’enseignais au collège j’ai lu L’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss et cette lecture m’a profondément marqué ; ce livre m’a rempli d’admiration et il m’a été plus facile d’aborder la linguistique après sa lecture. Il a vraiment été un déclencheur. […] Dans Lévi-Strauss, ce qui m’a le plus intéressé, c’est que je découvrais une méthode nouvelle, dite structurale ; le structuralisme, à l’époque, n’était pas très connu. C’est grâce à Lévi-Strauss que je suis venu à Jakobson [italiques de LF et DG].
Il n’a lu directement Saussure que plus tard, dans l’édition De Mauro. Sans être un saussurien, il a toujours trouvé des occasions personnelles pour arriver au maître genevois, comme la liaison entre didactique et théorie dans l’article sur Sechehaye publié dans ces Cahiers, ou la narration fascinante de la première lecture du Cours de linguistique générale, faite par Barthes et Greimas à Alexandrie en 1949/503.
D’un point de vue biographique, la conversion de Jean-Claude Chevalier à la linguistique remonte au Mai 1968, qu’il évoquait parfois avec nostalgie dans ses conversations privées comme un moment décisif de sa vie, même personnelle. Ces événements coïncident avec son transfert, peu après, à l’Université de Vincennes, dont la création est, comme on le sait, l’une des conséquences des événements de 1968 : ce fut pour lui aussi un événement décisif, en raison de l’air qu’on y respirait et des rencontres avec des personnes qui resteront longtemps parmi ses interlocuteurs ; parmi eux, Henri Meschonnic (1932-2009), Nicolas Ruwet (1932-2001), Maurice Gross (1934-2001), Jacques Mehler (1936-2020), et Pierre Encrevé (1939-2019), avec qui il signera plus tard les Combats pour la linguistique, de Martinet à Kristeva, Lyon : ENS Éditions (coll. Langages), 2006. De Vincennes, il a rappelé comme décisif pour son histoire intellectuelle l’intérêt insurgé pour ce qui se passait à l’époque dans la théorie et la pratique des sciences du langage de l’autre côté de l’océan, grâce à des visiteurs comme Noam Chomsky et Zellig Harris (1909-1992) et leurs disciples (« Le département de linguistique de Paris-VIII Vincennes est en pointe, on le sait, mi-américain–mi-français » : https://journals.openedition.org/ml/404).
Les Combats pour la linguistique – dont l’éloquent sous-titre sonne : Essai de dramaturgie épistémologique – mettent en lumière le lien entre les connaissances scientifiques et les pratiques sociales à travers un cas d’étude circonscrit : le développement des études qui font de la linguistique, en France, entre les années 1940 et 1970, le modèle incontesté de l’épistémologie linguistique et un modèle, en général, pour les sciences humaines. Essai magistral sur la constitution d’une discipline, ce livre contient implicitement les principes d’une des nombreuses entreprises de politique culturelle que nous devons à Jean-Claude : la fondation, en 1978, de la Société d’Histoire et d’Epistémologie des Sciences du Langage (SHESL) et, en 1979, de la revue Histoire Épistémologie Langage, avec Sylvain Auroux4. Les deux entreprises sont encore aujourd’hui deux des organismes les plus actifs et les plus indispensables au développement de notre discipline. D’ailleurs, le livre qu’il a publié en 1968, Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750), sous un titre spécialisé cache un véritable manifeste de l’implication mutuelle de la théorie et de l’histoire. Et sur ce point, il déclarait dans une interview de 2010 :
L’histoire instruit beaucoup les linguistes. Elle nous montre comment et pourquoi on passe d’un système à un autre, quelles sont les conditions d’équilibre d’un ensemble de langues, quel rapport ont les langues avec les systèmes sociaux, etc. […] Diachronie et synchronie sont complémentaires. […] C’est dans cette ligne que j’ai travaillé…5
« C’est dans cette ligne que j’ai travaillé … », a-t-il conclu. Et il a travaillé dur, pourrait-on ajouter. Sa page sur https://www.persee.fr/authority/280345 compte 107 contributions entre 1964 et 2014, y compris des volumes et des articles. Ceux-ci sont beaucoup plus nombreux sur d’autres sites, si l’on compte les différents types d’intervention – non seulement comme auteur mais aussi comme co-auteur, auteur de préfaces, de postfaces, d’entretiens – qui s’ajoutent à ses rôles, académiques, en tant que responsable d’équipes de recherche, de directeur de thèses, etc. et culturels, comme conseiller d’écoute de François Mitterrand en matière d’enseignement de la langue française. Pour nous, personnellement, il a été très important aussi, entre 1980 et 2000, son rôle de premier interlocuteur et facilitateur d’un rapport plus étroit entre France et Italie dans la recherche et la formation des jeunes chercheurs. Disponible pour participer à un colloque en Calabre sur les racines historiques des théories linguistiques (1992), comme pour écrire l’introduction à un recueil de travaux de ceux qui à l’époque venaient d’obtenir leur doctorat, et aujourd’hui sont professeurs dans les universités italiennes6.
Nous nous souvenons de lui pour les fruits de son activité extraordinaire, mais aussi pour sa capacité de conserver à tout moment son affabilité et sa curiosité pour les choses du monde.
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1 Cf. aussi G. Bergounioux, « Mort du linguiste Jean-Claude Chevalier », Le Monde, 24.12.2018 (https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2018/12/24/mort-du-linguiste-jean-claude-chevalier_5401877_3382.html), et J.-L. Chiss, « Jean-Claude Chevalier (1925-2018) et l’histoire de la linguistique », Histoire Épistémologie Langage 41/1, 2019, pp. 3-5 (https://www.hel-journal.org/articles/hel/full_html/2019/01/hel190009/hel190009.html). À l’occasion de son 70e anniversaire on lui avait offert : P. Swiggers, Jean-Claude Chevalier : notice biographique et bibliographique, Leuven, CIDG, 1995 ; S. Auroux, S. Delesalle et H. Meschonnic (dir.), Histoire et grammaire du sens : hommage à Jean-Claude Chevalier, Paris, Armand Colin, 1996.
2 J.-C. Chevalier, « Je veux que les livres participent à mon existence », entretien avec V. Chepiga et I. Fenoglio, Genesis 35 (Le geste linguistique), 2012, pp. 201-206 (https://doi.org/10.4000/genesis.1092).
3 J.-C. Chevalier, « Albert Sechehaye, pédagogue et théoricien », Cahiers Ferdinand de Saussure 52, 1999, pp. 69-81, et « Barthes et Greimas à Alexandrie, 1949-1950 », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 27, 2001 (https://journals.openedition.org/dhfles/2579) (On peut lire ce dernier avec l’article sorti en même temps de M. Arrivé, « Saussure, Barthes, Greimas », Modèles linguistiques 41, 2000, pp. 19-37, https://journals.openedition.org/ml/1438).
4 À Paris VII, avec Simone Delesalle qui alors y travaillait, Chevalier a fondé en 1984 une autre institution importante pour la recherche, l’URA 381, qu’il a dirigé jusqu’à 1992, lorsque S. Auroux en a pris la relève. Aujourd’hui elle est devenue le Laboratoire d’histoire des théories linguistiques (https://fr.u-paris.fr/laboratoires/laboratoire-dhistoire-des-theories-linguistiques).
5 J.-C. Chevalier et O. Mezzoug, « Comment je suis devenu linguiste », entretien, Modèles linguistiques (en ligne) 3, 2010, pp. 219-226 (https://journals.openedition.org/ml/457).
6 Cf. L. Formigari, D. Gambarara (dir.), Historical Roots of Linguistic Theories, Amsterdam, Benjamins, 1995 (CR de J.-Cl. Chevalier, Bulletin de la SHESL 35, 1995, pp. 31-35) ; New Italian Studies in Linguistic Historiography, Münster, Nodus, 1999.