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Serge Karcevski et Charles Bally : discuter avec le maître

Douze textes inédits de Karcevski commentés par Bally

Irina FOUGERON

Paris

i.fougeron@orange.fr

Gilles FOUGERON

Paris

i.fougeron@orange.fr

Édition et commentaire par Irina Fougeron et Gilles Fougeron

En 1906, Karcevski est arrêté pour activité révolutionnaire et emprisonné. Un an plus tard, il parvient à fuir à l’étranger, à Genève. Là, il s’inscrit à l’Université et suit les cours de Ferdinand de Saussure en sanscrit et les cours de linguistique de Bally et Sechehaye.

Lors de l’inventaire, en 1998, des archives de Serge Karcevski déposées à l’Académie des sciences de Moscou, nous avons appris de nos conversations téléphoniques avec le fils du linguiste qu’il conservait des textes de son père. En décembre 2015, nous retrouvions enfin aux Archives administratives et patrimoniales de l’université de Genève le fonds Karcevski inventorié et catalogué par Enriketa Kalldrëmxhiu-Barbey que décrira A. Chidichimo (Chidichimo 2016). Et en février 2016, ce fut la découverte d’un curieux témoin des relations entre un étudiant, Serge Karcevski, et son maître, le professeur Charles Bally. Un des dossiers de la boîte no 6 (AAP 64/2012/16/6/1) contient douze textes de Karcevski, annotés (en marge) et souvent suivis de remarques plus développées par Charles Bally. Tous ces écrits sont datés et (à l’exception du premier) numérotés. Si l’on ne peut pas parler d’unité de sujets, on peut parler d’unité de temps : cette « conversation » épistolaire se déroule entre le 14 novembre 1913 et fin juin 1914. On peut penser que les textes de S. Karcevski sont des travaux demandés par Ch. Bally.

On distingue deux types de textes : d’une part ceux qui parlent d’un problème théorique (textes 1, 2, 4, 9, 10 et 12), d’autre part des réflexions sur la structure de certains mots et leurs emplois (3, 5, 6, 7, 8, 11). Il est intéressant de voir comment les problèmes linguistiques ont été présentés et éclairés il y a un siècle maintenant.

Le premier texte traite des mots du type vozmožno, nevozmožno, nel’zja (on peut, c’est impossible, on ne peut pas). Leur rattachement à telle ou telle partie du discours a préoccupé les linguistes russes dès la fin du XVIIIe siècle. A. X. Vostokov (Vostokov 1831) les classe dans la catégorie verbale. Le problème est encore évoqué par A. M. Peškovskij (Peškovskij 1914). L. V. Ščerba (Ščerba 1928) les considère comme une catégorie particulière : la catégorie d’état [kategorija sostojanija]. Ce terme sera repris vingt ans plus tard par V. V. Vinogradov (Vinogradov 1947).

Au début du siècle la structure syntagmatique retenait l’attention des linguistes. Dans le texte 2 – « Structure syntagmatique T T’ » – S. Karcevski considère que la différence entre les ordres T’ T et T T’ relève du caractère du langage (objectif vs affectif).

En dehors de ce texte, Karcevski revient au problème de la syntagmatie lorsqu’il est question de la structure des mots. C’est probablement à cette époque que naît l’idée de syntagme intérieur et syntagme extérieur, qu’il développera dans sa Grammaire (Karcevski 1925).

Dans le texte 3, c’est en considération de la structure syntagmatique que Karcevski « argumente » l’appartenance d’un même mot à différentes parties du discours. Il distingue les mots appartenant « complètement à une partie du discours » de ceux qui par T’ appartiennent à une partie du discours et par T1 à une autre. Dans son commentaire Ch. Bally précise certaines définitions de Karcevski et insiste sur le rôle du contexte.

Dans le texte 4, Karcevski considère que la théorie syntagmatique permet d’aller plus loin que l’analyse de Potebnja2.

Le texte 9 consiste en une analyse assez détaillée de la construction syntagmatique de l’apposition. Pour Karcevski, l’apposition est une sorte de parallélisme, dont un des indices est l’existence d’une légère pause entre les deux parties. Cette sensibilité aux indices prosodiques sera confirmée par la suite dans les écrits de Karcevski. Ch. Bally précise que « la notion d’apposition est une des plus délicates », il note également l’importance de la pause.

Dans le texte 10 « Les verbes unipersonnels », Karcevski analyse les particularités des phrases où « le T et le T’ [sont] renfermés dans un seul mot ». Il considère que dans « il pleut », il n’est pas un pronom, mais un élément fonctionnel dont le rôle est d’appuyer la désinence personnelle du verbe qui tend à disparaître.

Le texte 5 concerne la formation des onomatopées, sujet sur lequel Karcevski reviendra trente ans plus tard (Karcevski 1940).

Trois autres textes – 6, 7 et 8 – sont consacrés à la formation syntagmatique et l’emploi de mots.

Le texte 11 traite de la synonymie. Karcevski compare certains synonymes en examinant leurs possibilités de substitution les uns aux autres qui dépendent du contexte et de la situation. Les remarques de Ch. Bally apportent des précisions d’ordre sémantique. On a là, avec les annotations de Bally, une intéressante recherche sur le vocabulaire.

Le dernier texte est intitulé « Antithèse comme un fait de rythme intérieur ». « L’opposition et le parallélisme ou l’analogie sont deux faces d’un seul et même phénomène : la symétrie » qui, selon Karcevski, est une des manifestations du rythme. Aux deux catégories de rythme d’Ovsjaniko-Kulikovski3 (auditif et visuel), Karcevski ajoute le rythme intérieur ou de la pensée. Le rythme à deux temps donne une impression d’équilibre, alors que le rythme à trois temps suggère le mouvement. Il est incontestable que le rythme une fois retrouvé dans la poésie et dans la pensée sera aussi retrouvé dans le langage. Karcevski avance une idée très intéressante : la « disposition des mots » dans la phrase est peut-être un effet du rythme tantôt auditif, tantôt intérieur. Si Charles Bally est en désaccord avec Karcevski sur certains points, il n’en apprécie pas moins son travail : « Ma conclusion sur votre très intéressant travail est que d’une part les bases psychologiques et philosophiques sont indispensables à l’étude du langage, mais d’autre part il ne faut jamais oublier que celui-ci doit être envisagé en lui-même, dans sa fonction propre, et jugé sur les faits qui répondent à cette fonction. »

Ces textes ne présentent aucune découverte linguistique, ils nous intéressent en tant que cheminement de la pensée qui cherche à approfondir les systèmes complexes du langage.

1. Présentation des textes

Les manuscrits de Serge Karcevski, dont le nom, lors de son premier séjour en occident, est translittéré « à la polonaise » (Kartzewsky), car l’étudiant vient directement de Russie, sont des feuilles de cahier « d’écolier ».

Nous avons respecté la forme sous laquelle se présentent les manuscrits. Pour permettre de distinguer ce qui appartient à l’étudiant des annotations de son maître, dans le texte de Serge Karcevski (en caractères romains), les rectifications, inclusions, notes marginales et remarques de Charles Bally sont données en italiques, tout comme les considérations plus développées (manuscrites ou dactylographiées) qui ont été rédigées sur des feuillets joints au texte de Karcevski. Les mots soulignés l’ont toujours été par Charles Bally. Les mots et les expressions étudiés dans les textes ont été reproduits en caractères espacés. Nos interventions dans les textes ont été placées entre crochets [ ], mais si les crochets sont en italiques alors ils ont été ajoutés par Bally pour marquer certains paragraphes ou passages dans les textes de Karcevski. Signalons que les chiffres ajoutés par Bally sur le bord des pages fonctionnent comme des notes de commentaire sur la ligne où se trouve le chiffre, mais le commentaire est placé à la fin du texte ou sur une feuille séparée. Les exemples russes sont donnés selon leur forme actuelle (conforme à la réforme de 1918 dont Karcevski fut un ardent promoteur).

AAP 64/2012/16/6/1

|1| [14-XI-1913]

7. Rue John Grasset

Serge Kartzewsky

Problème : les mots tels que возможно, не возможно, нельзя sont-ils des adjectifs ou des adverbes ?

Il me paraît nécessaire de faire une distinction rigoureuse entre ce que nous appelons « parties du discours » d’une part, et les « membres de la proposition » de l’autre.

Les « parties du discours » telles que : substantif, adjectif, verbe, adverbe, etc. sont des catégories de notre intellect qui nous servent de cadres dans lesquels nous logeons les éléments de notre pensée : idées, perceptions, etc. Le substantif et le verbe sont probablement les deux catégories principales qui répartissent entre elles tout contenu de la pensée4, selon que nous apercevons l’objet comme substance ou bien comme une action. Toutes les autres parties du discours doivent remonter dans <leurs origines> à l’une de ces deux catégories.

Ainsi, par exemple, l’adjectif est une modalité du substantif. Cette catégorie nous permet d’extraire d’un complexe (ce qui est un substantif) certaines qualités pour les lui attribuer de nouveau (mais comme venant du dehors). Ce procédé nous permet d’attirer notre attention sur un seul côté de l’objet et d’en ignorer les autres, bien qu’ils soient en nombre infini. Nous disons белый сахар, un morceau de sucre blanc attirant notre attention sur cette seule qualité et oubliant pour le moment que l’objet сахар, sucre est en même temps doux, dur, lourd, soluble et ainsi de suite jusqu’à l’infini.

?

L’adverbe est aussi une modalité, c’est une modalité du verbe. Je sais bien qu’il y a des adverbes provenant de substantifs et d’adjectifs aussi bien que de verbes. Cela ne m’empêche pas de penser que l’adverbe nous sert à extraire certaines qualités du complexe action et d’attirer notre attention sur les modes de l’action.

Говорить тихо, parler bas dans le complexe говорить, parler on peut trouver une infinité de détails – on peut parler bas, vite, indistinctement, en pleurant et ainsi de suite – mais notre attention s’arrête sur quelques-uns de ces détails et laisse le reste de côté.

À une certaine époque dans le développement du langage, ces catégories grammaticales devenues moins formelles (tandis qu’autrefois elles avaient dû faire partie intégrale de notre pensée) trouvèrent leur reflet dans le langage réduit à des éléments formels, tels que les préfixes, les suffixes, les flexions, les infixes, etc. La correspondance entre les catégories grammaticales et les signes fonctionnels était si évidente que la grammaire traditionnelle dans ses définitions n’a souvent que ce critère formel.

En vieux-slave l’adjectif a toujours les mêmes terminaisons : –ъ, –а, –о (leurs correspondantes douces : –ь – – ) : le russe moderne présente une plus grande variété dans les terminaisons des adjectifs : –ый, –ий (parfois –ой) ; –ая, –яя; –ое, –ее. Mais l’adjectif, dès qu’il apparaît dans le rôle de l’attribut prédicatif, prend les anciennes terminaisons slaves : –ъ5, –ь; –а, –я; –о, –е et devient indéclinable.

?C’est justement ce dernier trait, la forme de l’adjectif prédicatif, qui fait penser que les mots tels que возможно, невозможно sont des adjectifs. C’est vrai, la terminaison –o est celle du neutre, mais c’est tout, et toute leur ressemblance avec l’adjectif s’arrête là. D’autre part le russe possède une quantité énorme d’adverbes dérivés de l’adjectif et se terminant par o : хорошо, худо, весело, высоко, далеко, старо̀, etc. Et il n’y a qu’un pas (de distance) entre un adjectif neutre (хорошо) et un adverbe (qui sera également хорошо).
d’accord

Pour définir la catégorie grammaticale à laquelle ils appartiennent, il faut recourir au contexte. « Вы ведёте себя невозможно » (= Vous vous conduisez mal), pas de doute невозможно est un adverbe jouant le rôle de complément circonstanciel de manière. Mais ce qui est plus difficile, c’est de définir la catégorie grammaticale de невозможно dans un contexte du type : « Это невозможно », « Это было невозможно », etc. Ce mot y joue le rôle d’un attribut prédicatif, cependant ce n’est pas une preuve de son appartenance aux adjectifs : d’autres parties du discours peuvent aussi bien être employées comme attribut prédicatif sans devenir des adjectifs : « Il est marchand », « il est professeur » ; le vieux-slave connaît l’emploi du participe présent dans le rôle de l’attribut prédicatif. Il faut pourtant noter que les substantifs, les adjectifs et les participes employés comme attribut prédicatif ne sont plus considérés comme des substantifs ou des adjectifs ordinaires et c’est pour cela que les adjectifs dans ce cas changent de forme, ce que nous voyons en allemand et en russe, le substantif en français se passe souvent de l’article, et ainsi de suite.

alors n’est plus copule

La question est de savoir si un adverbe pourrait être employé comme attribut prédicatif. En d’autres termes, si les verbes peuvent se déterminer par des adverbes. Les verbes à attribut sont les plus abstraits, les plus vides de contenu, de pures formes dont la destination est de symboliser en quelque sorte l’idée verbale. Mais en russe, ces verbes n’ont pas encore définitivement perdu leur sens concret, ne sont pas encore devenus des formes vides. Je prends comme exemple le plus formel des verbes : être. En russe, il garde parfois, certains caractères d’un verbe concret, ainsi il se présente sous les deux aspects : быть et бывать, comme tous les verbes russes ; c’est-à-dire ce verbe non seulement symbolise l’état des objets mais il les décrit ; d’autre part ce verbe en russe peut avoir un complément indirect instrumental prédicatif : « Он был купцом » (il était marchand) ou génitif prédicatif : « Пугачёв был росту среднего » (Pougatchev était d’une taille moyenne), et ainsi de suite.

Maintenant paraîtra-t-il peut-être moins surprenant que les verbes russes à attribut peuvent se déterminer au moyen des adverbes, c’est-à-dire que le rôle de l’attribut prédicatif sera parfois donné aux adverbes.

Ces adverbes prédicatifs sont en nombre assez vaste, mais leur emploi est borné presque exclusivement aux propositions impersonnelles. En voici des exemples : « Мне жаль тебя » (j’ai pitié de toi), « мне скучно » (je m’ennuie), « мне некогда » (je n’ai pas le temps), « пора вставать » (il est temps de se lever), « любопытно узнать » (il est intéressant de savoir), « стало невозможно жить » (il est devenu impossible de vivre), « нельзя так делать » (on ne doit pas faire [ainsi]), etc.

Dans toutes les phrases citées, нельзя, невозможно, etc. sont des adverbes et jouent le rôle d’un complément circonstanciel sinon d’un attribut prédicatif. Cette confusion je me l’explique par le fait que nous sommes habitués à voir un verbe comme « être » se déterminer toujours au moyen de l’attribut prédicatif et presque jamais au moyen d’un adverbe. Je dis « presque jamais » car en français nous avons aussi des tournures comme « je suis bien » qui correspondent au type russe.

Je suis bien (= en bonne santé) → adverbe

Mais je suis bien (de ma personne) = je suis joli → adjectif

Je fais maintenant un pas de plus et je dis que dans les phrases telles que : « Это было хорошо » (C’était bien), « Это было невозможно » (C’était impossible), « Мы были тогда счастливее » (Nous étions alors pus heureux), etc. les mots хорошо, невозможно, счастливее sont des adverbes. Cela n’est possible que dans les trois cas suivants : 1) le sujet est un pronom neutre, comme это ; 2) lorsque la proposition est impersonnelle (voir les exemples cités plus haut) ; 3) lorsque l’adverbe est un comparatif, comme ici счастливее.

Mon raisonnement précédent où je prétendais qu’en russe les verbes à attribut ne sont pas encore devenus tout à fait formels et par conséquent peuvent se déterminer au moyen des adverbes s’applique aussi bien à des phrases comme : « Это невозможно ». Je fais en outre observer que la distinction entre l’adjectif prédicatif et l’adverbe prédicatif se manifeste parfois d’une façon tout à fait mécanique : je parle de l’accent. « Это перо мне нужно̀ » (Cette plume m’est nécessaire), ici нужнò est un adjectif ; « Ну̀жно учиться » (Il faut étudier), ici Ну̀жно est un adverbe. De même вѝдно et виднò : « Селение видно̀ издали » (Le village s’aperçoit de loin) et « Вѝдно издали ещё » (On voit encore6 de loin), etc.

Voici les conclusions auxquelles j’aboutis.

1) L’adjectif comme catégorie grammaticale n’est pas la même chose que l’attribut prédicatif lequel peut être exprimé par le substantif aussi bien que par l’adjectif.

2) L’adverbe dans la langue russe peut très souvent déterminer un verbe à attribut sans que l’attribut prédicatif y soit présent, c’est-à-dire il peut jouer le rôle de l’attribut lui-même.

3) Ce dernier fait n’est possible que dans les propositions impersonnelles ou celles qui se rapprochent des propositions impersonnelles.

Mais 4) L’emploi de ces tournures à adverbe prédicatif est très fréquent et paraît plutôt moderne.

5) La disparition de la copule « être » au présent a très probablement contribué au développement de ces tournures car la force prédicative de la copule a été transportée sur les adverbes.

14-XI-1913

|2|[23-I-1914]

Serge Kartzewsky

Structures syntagmatiques de type T T’

Plus un syntagme est resserré, plus sa formule se rapproche du type T’ T : verjus, sage-femme, petit-lait, vagabondage, fumeur, Vaterhaus, Federmesser, naufrage, shipwreck, кораблекрушение, huntsman, землетрясение, краса-девица, etc.

Il semble cependant que cette règle comporte des exceptions :

1o) Il y a des mots, tels que vinaigre, timbre-poste, œil-de-bœuf, pot-au-feu, dont la formule syntagmatique est T T’.

2o) Tous les diminutifs présentent la même « anomalie » : fillette, clochette, lionceau, bandelette, Mädchen, Füssen, садик, лошадка, солнышко, etc.

Les deux types de construction syntagmatique T’ T d’une part et T T’ de l’autre, servent à traduire les deux côtés différents de notre pensée. Le type T’ T est l’expression de la pensée objective. Le type T T’ est mieux approprié à refléter la face affective ; et voici pourquoi : La catégorie grammaticale de substantif est la seule qui exprime l’être, l’existence indépendante et isolée, et c’est pour cela que dans tout syntagme le Déterminé, comme étant le plus rapproché du substantif, attire toute notre attention ; tandis que Déterminant reste dans l’ombre. L’ordre des membres T’ T représente que notre pensée s’arrête à peine sur T’ pour passer immédiatement à T, et c’est là que se concentre toute notre attention.

Une vieille maison pourrait être représentée graphiquement par un cercle avec un segment découpé. Le segment découpé représente la restriction, l’effet du Déterminant, que nous apportons dans le Déterminé qui, pour cela, n’arrive pas à former un cercle complet. Dans le résultat nous avons une idée partielle.

Et tant que les deux termes du syntagme resteront dans les rapports du Déterminé au Déterminant, le T’ deviendra de plus en plus pâle, il tendra à passer de l’état de l’adjectif qualificatif à l’état de l’adjectif déterminant. Nous aboutirons enfin à former plusieurs nouvelles catégories d’aperception : vieilles maisons, jolies maisons, petites maisons qui ne seront que des segments du même cercle Maisons.

D’autres syntagmes, où les deux termes perdront le rapport du Déterminé au Déterminant et seront sur le même pied, aboutiront à des unités agglutinatives et synthétiques. Ils ne désigneront alors des catégories différentes d’objets mais des objets eux-mêmes. Ils deviendront des termes d’identification.

Ainsi verjus, sage-femme, petit-lait désignent des objets nouveaux créés en quelque sorte au moyen du langage. C’est une sorte d’engendrement par gémellation : un syntagme comme petit-lait tend à se détacher du tronc-mère, nous oublions son lien avec lait et petit, et commence son existence isolée et indépendante. L’ancien segment sort du cercle et forme un petit cercle indépendant.

En même temps, petit-lait cesse de former une image dans notre pensée et devient un objet isolé.

Donc le type syntagmatique T’ T est l’expression schématique de la pensée objective.

Le type T T’ produit un autre effet sur notre conscience linguistique. La pensée qui vient de s’arrêter sur le Déterminé reçoit immédiatement une nouvelle impression, celle de T’ qui la colore et lui donne un caractère affectif. Une maison vieille : la dernière impression qui nous reste est celle de vieillesse, c’est elle qui teint notre concept maison d’une couleur affective, celle de mélancolie, de tristesse et qui évoque toute une série de sentiments que la vue de la vieillesse fait naître en nous. Le type T T’ est donc affectif.

Or les diminutifs sont en réalité plus que de simples d’identification désignant de petits êtres. Fillette n’est pas simplement petite fille, лошадка ne veut pas toujours dire небольшая лошадь. Jeune fille, petite fille désignent des catégories différentes d’objets et se déterminent mutuellement l’une par l’autre, tandis que les diminutifs désignent non pas des degrés différents d’âge ou de taille, mais servent à traduire les sentiments qu’évoque en nous la vue d’un petit être.

Il faut noter que beaucoup de soi-disant « diminutifs » expriment la caresse, le mépris, la grandeur : valetaille, rimasser, bandelette, richard, vieillot, rougeâtre, домик, домишко, домище, etc.

Avec le temps, à force d’être répétés, les mots de cette classe perdent leur expressivité, deviennent d’abord de simples diminutifs : lionceau désignant le petit du lion, puis leur caractère syntagmatique disparaît, et un mot comme sonnette n’est plus même un diminutif.

Ainsi садик, bien qu’il exprime la caresse, ne peut plus être appliqué à un grand parc, il est déjà tout près de devenir un simple diminutif.

C’est ainsi qu’il faudrait expliquer les mots vinaigre, œil-de-bœuf, pot-au-feu, timbre-poste, etc. Il faut y voir des images traduisant une pensée affective, mais à présent la plupart de ces mots ont déjà perdu leur caractère syntagmatique et ne sont plus analysables. Pour se rendre compte de leur structure, il faudrait recourir à l’étymologie historique.

Il faut noter que certains mots de langues différentes, désignant les mêmes objets, présentent pourtant une grande différence quant à leur structure syntagmatique. Ainsi землетрясение /T’ T/ et tremblement de terre /T T’/. L’explication de cette différence, il faut la chercher, je pense, dans la psychologie différente des deux nations.

23-I-1914

Cher Monsieur

Votre travail m’a vivement intéressé. Les remarques qui suivent ont simplement pour but de préciser certains faits engagés dans la question et d’esquisser un point de vue personnel, ce qui ne veut pas dire que je prétends avoir raison.

I. Ce travail, comme le précédent, laisse un doute : êtes-vous dans l’histoire ou dans la linguistique statique ? À ce dernier point de vue verjus, etc. est d’un type différent de vagabondage et fumeur, le premier est une synthèse agglutinative, le second appartient aux syntagmes analysables. On ne peut pas dire que vinaigre ait pour formule syntagmatique T T’, car il n’est plus un syntagme, on ne peut mettre sur le même pied vinaigre et fillette.

II. Quant à l’explication psychologique de la différence entre T’ T et T T’, elle est très fine, mais elle touche à des questions insolubles (à mon avis), car elles ne sont résolubles que de langue à langue, les habitudes psychologiques diffèrent de groupe à groupe. Je me borne à une constatation des faits : en français une vieille maison est plus affectif que une maison vieille et il en est de même de tous les syntagmes français de type QS où la position de Q n’est entravée par aucune condition accessoire. Or le syntagme QS qui a une valeur affective en français n’en a aucune en allemand où l’ordre SQ est inusité (comme en russe). Je crois donc que l’examen de semblables questions devrait se limiter d’abord à une langue déterminée ; on ne peut légitimement comparer deux langues que lorsqu’il s’agit de types de formation ayant les mêmes valeurs. Ainsi les diminutifs russes, qui ont en général le genre du simple procèdent probablement de la même forme de pensée que les diminutifs français, mais les diminutifs allemands présentent cette particularité d’être tous neutres, et cela n’est pas négligeable, etc. etc.

Remarque relative à I. L’agglutination peut s’emparer d’un groupe à n’importe quel moment de son évolution, et vinaigre prendra autant (ou aussi peu) que *aigrevin. L’agglutination est un processus différent de la combinaison syntagmatique. La première efface la distinction des termes T et T’ ; la seconde la maintient, mais en réduisant T à t ou T’ à t’, c’est-à-dire à un élément « grammatical », à signification très abstraite. Petit-lait est une agglutination, petit-frère est un syntagme (T’ t).

III. Vous avez parfaitement raison de dire que les diminutifs ajoutent des nuances affectives à la notion de petitesse, mais je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que c’est plus tard seulement qu’un diminutif s’abaisse à la notion purement intellectuelle de petitesse, en fait, la plupart des diminutifs sont créés pour désigner cette notion, et les nuances affectives viennent s’y ajouter. Ainsi courette (diminutif de cour) est un terme technique d’architecte et l’a été probablement dès sa création.

J’espère que ces remarques ne vous arrêteront pas dans votre recherche, mais vous prouveront seulement quel intérêt j’y prends.

Ch. Bally

P.S. Valetaille est un collectif, non un diminutif ; richard, rougeâtre, rimasser sont des formations péjoratives sans qu’on puisse parler de diminutifs. Mais en réalité la question que j’ai soulevée à propos des diminutifs s’applique à toutes ces espèces de mots et cela n’est que plus embarrassant.

|3|

Serge Kartzewsky

I. Distinguer dans un texte les mots qui appartiennent « complètement à une catégorie grammaticale » : cracher, chasser, marcher – vrais verbes ; humble, chauve, doux, sévère – vrais adjectifs ; honte, angoisse, fenêtre, dos, chose – vrais substantifs ; comment, combien, alors – vrais adverbes.

II. Mettre à part les mots qui appartiennent « par T à une catégorie et par T’ à une autre » :

rapport, action de rapporter – substantif verbal T’ (T),
2regard, action de regarder – substantif verbal T’ (T),
jet, action de jeter – substantif verbal T’ (T),
châtiment, action de punir, châtier – substantif verbal T’ T,
3spacieux, qui est de grande étendue – adjectif-substantif T’ T,
4 (!)gras, qui a de la graisse – adjectif-substantif T’ (T),
torrentiel, semblable aux torrents – adjectif-substantif T’ T
5 ?soupçonner, avoir des soupçons – verbe-substantif T’ T,
tacher, faire des taches – verbe-substantif T’ T,
6 (?)boiter, être boiteux (T T’) – verbe-adjectif T’ T,
doucement, d’une façon douce – adverbe-adjectif T’ T
7humblement, comme un humble – adverbe-adjectif T’ T,
roussir, rendre doux – verbe adjectif T’ T,
8logis, l’endroit où l’on loge –substantif-verbe T’ (T),
9s’arrondir, paraître (?)rond – verbe-adjectif T’(T).

III. Cas douteux

ouvrage – vrai substantif dans c’est un ouvrage de Z,
justeouvrage, l’action de travailler – substantif verbal dans se mettre à l’ouvrage,
création, l’action de créer – substantif verbal,
10créature, le résultat de création
T T’
11longtemps, pendant un long espace de temps – adverbe-substantif T’ (T)
coupable – vrai adjectif,
gras, qui a beaucoup de graisse, qui a de l’embonpoint,
boiter verbe simple, cependant voir note 6.
glace simple (chose)
12larmoyer, pleurer avec beaucoup de larmes – verbe-substantif.

Trouver des mots qui avec la même forme ont plusieurs fonctions et trouver leur rôle primordial et leur rôle d’emprunt.

« Cette idée de Noël nous met en humeur de causer » – causer qui est un vrai verbe est employé ici comme un adjectif.

« Des astres de glace », glace – substantif dans le rôle de l’adjectif.

« Grains luisants jetés à poignée dans l’espace », poignée – substantif verbal (quantité que la main peut empoigner) est employé ici comme adverbe.

« Les paysans courbés, les femmes à genoux, priaient », genou vrai substantif dans le rôle de l’adverbe.

« Sous la grande table la huche au pain s’arrondissait comme… », pain vrai substantif employé comme un adjectif.

« Une mèche en champignon », champignon vrai substantif employé comme adjectif.

« Ils mâchaient avec lenteur », lenteur est un substantif-adjectif employé ici comme un adverbe.

« Riant aux larmes », larme vrai substantif pris ici comme un adverbe.

« Tu vas te fatiguer, mon trésor », trésor qui est un vrai substantif est employé ici dans le rôle de l’adjectif.

« Il exécutait ses désirs sans murmurer », murmurer est un vrai verbe dans le rôle de l’adverbe.

1) Difficile de dire sans le contexte. Honte et angoisse peuvent être adjectifs ou verbaux.

2) Pas tout à fait exact ; le regard est bien verbal, mais il n’indique jamais l’action pure et simple.

3) Il me semble que spacieux est presque ou tout à fait simple (= large, vaste).

4 Simple, selon moi.

5) N’est-ce pas l’inverse ?

6) Cela dépend des cas ; par exemple « Il a une infirmité, il boite » vous donne raison ; mais « Pourquoi boitez-vous de la sorte » me semble plus simple que boiteux.

7) D’une façon humble.

8) Mot tout à fait simple : demeure, habitation.

9) S’arrondir = (en général) devenir rond.

10) Chose créée : contact avec le verbe, mais plus éloigné (Dieu aime ses créatures).

11) Je n’ai pas l’impression que cette décomposition soit spontanée.

12) Larmoyer est verbal = pleurer (avec une nuance péjorative).

13) Me semble simple : cf. l’antonyme absolu : maigre.

|4| 8-II-1914

Serge Kartzewsky

La théorie de Potebnia et la théorie syntagmatique

1) terme ambigu.

2) avec les réserves que dicte la tendance à revenir au signe naturel.

3) Je sais que c’est la terminologie de П [Potebnia], mais je crois que vous avez mêlé à la question des idées philosophico-esthétiques un peu troublantes. Je dirais abstrait (conceptualisé)

4) Il me semble que beaucoup de formations ne se plient pas à cette origine métaphorique ; par exemple, les dérivés (germanisme, mobilisation, etc.)

Selon Potebnia, tout mot, à un certain moment de sa vie, est composé des trois éléments suivants : 1° forme phonétique ou extérieure ; 2° symbole ou forme intérieure ; 3° concept ou objet. Ainsi le mot crocheteur à un moment donné se décomposait en 1° c r o-c-h-e-t-eu-r ; 2° image : action d’accrocher ; 3° une espèce de porteur.

Le premier élément dans les langues modernes 1) est tout à fait 2) formel et indifférent ; l’élément 2° est le plus important au moment de la création d’un mot nouveau car c’est grâce à lui que l’union s’établit entre le son et l’objet. Mais avec le temps le symbole disparaît, l’image pâlit et le mot devient « prosaïque » 3), une sorte d’étiquette collée à l’objet. Autrement dit, le symbole est le tertium comparationis entre le mot déjà existant et un objet nouveau. Ainsi chapeau-melon : la forme arrondie d’une certaine espèce de chapeaux rappelle la même forme du fruit melon. 4)

Pour Potebnia, il existe deux sortes de mots : mots « poétiques » dont la forme intérieure est vivante et mots « prosaïques » dont la forme intérieure est oubliée. La vie des mots consiste en transformation continuelle des mots prosaïques en mots poétiques et vice-versa.

Les mots n’existent pas à l’état isolé et leur vie a pour condition nécessaire une combinaison de mots et c’est dans un contexte et grâce à un contexte seulement que le mot vit et devient tour à tour prosaïque ou poétique.

Ce qui est notoirement faux

Deux types de création : 1) un melon (chapeau), 2) le vagabondage – 1) nouveau sens ; 2) nouveau mot. Mais pas de différence du point de vue syntagmatique

La théorie syntagmatique me semble compléter la théorie de Potebnia. Car là où l’image ou le symbole est oublié, l’analyse de Potebnia s’arrête : un mot comme vagabondage, pris dans son sens propre, est un mot prosaïque, une étique ; tandis que l’analyse syntagmatique y découvre deux éléments vivants. Pour Potebnia le suffixe -age est un élément mort et vagabon- n’évoque plus d’image, il est donc également mort. Le mot n’est plus analysable. Cependant ces images sensitives deviennent peut-être de plus en plus rares, mais la création de mots nouveaux ne s’arrête jamais. Les mots ne cessent jamais de s’employer au figuré ; seulement dans la création moderne ? L’élément qui sert de tertium comparationis est souvent le sens même du mot et non pas son image.
(peut-être aussi soufflé (gâteau), mais vaguement) D’autre part, Potebnia faisant toujours de la linguistique historique, un mot comme fumeur lui paraîtrait probablement imagé. Les cinq mots suivants : 1) souffler, 2) le soufflet (instrument), 3) le soufflet (partie d’équipage), 4) le soufflet (gifle), 5) le soufflé (gâteau) seraient pour lui probablement tous décomposables, tandis qu’en réalité le seul mot qui est décomposable c’est le soufflet, l’instrument avec lequel on souffle

En quoi ? les exemples suivants ne le montrent malheureusement pas.

Mais j’espère que vous reprendrez la question ; il me semble que la métaphore (âne) suppose la même formule que pierreux ; mais dans le second cas les deux termes sont pensés dans leur sens, dans le premier un des termes a été seulement pensé.

La théorie syntagmatique paraît ne pas tenir compte de la différence entre les mots pris au figuré et les mots pris dans leur sens propre. Il me semble cependant que là où le contact entre les deux mots existe, leurs formules syntagmatiques seront différentes. « C’est un âne (animal) », le mot âne est simple ; « c’est un âne (personne) », le mot âne est syntagmatique : personne (T) ressemblant à un âne (T’).

Autre exemple : « marmotter » signifie tantôt parler indistinctement, tantôt grogner. Dans son premier sens, qui est le sens propre, il est simple ; au figuré il donne une valeur péjorative à l’action de réprimander, il est donc syntagmatique.

Ces travaux m’intéressent vivement et je serai heureux de pouvoir en lire d’autres. Peut-être y aurait-il lieu d’appuyer chaque point par des exemples plus nombreux

|5| 8-II-1914

Serge Kartzewsky

Création linguistique par onomatopée

Il semble que tout mot-onomatopée passe par l’état d’interjection. Cependant la linguistique ne commence à s’intéresser à ces mots que du moment qu’ils sont entrés dans une combinaison syntagmatique. C’est à partir de ce moment qu’ils deviennent des mots proprement dits.

Les mots-onomatopées, comme tout autre mot à un moment donné de sa vie, nous présentent les trois éléments suivants : 1o forme phonétique c-r-i-c-r-i ; 2o symbole – le bruit « cri-cri » (un des traits caractéristiques par lequel nous désignons l’objet tout entier) ; 3o un certain insecte. Ce qu’il y a de particulier dans la structure des mots-onomatopées, c’est que leurs deux premiers éléments sont identiques. Tandis que dans les mots ordinaires, la forme phonétique est pour nous tout à fait indifférente et nous ne la pensons pas ; dans les mots-onomatopées, elle est vivante, elle est, sinon au premier plan, du moins présente à notre pensée.

Dans les mots de ce genre, le symbole, le tertium comparationis, qui dans les mots imagés joue le rôle de Déterminant, n’est pas emprunté ailleurs, à l’idée ou l’image qui s’associe avec l’objet, mais pour ainsi dire à l’objet réel lui-même, le bruit « cri-cri » est une partie de l’objet transportée dans le mot.

Dans les mots-onomatopées, nous avons un exemple de mots dont tous les trois éléments sont importants et vivants.

1)Il faut noter qu’un mot de ce genre devient un mot ordinaire du moment qu’il ne trouve plus d’appui dans le monde extérieur. À supposer que vous n’ayez jamais entendu le chant du coucou ou que le cri-cri commence à produire un tout autre son que cri-cri, les mots deviendront mots simples, leur forme phonétique sera morte, c’est-à-dire aussi indifférente que celle des autres mots.
2)À mesure qu’une interjection pénètre plus profondément dans la langue, et devient un mot, son caractère onomatopéique peut disparaître. Ainsi dans le russe : ах! donne ахать (gémir, geindre), аханье, ахи-охи (plainte, gémissements), dans ахаль (soupirant, amant) – le caractère onomatopéique n’est plus pensé, le mot est simple. Ух!, уханье, ухнуть, ухарь etc.,
3)

ухарь ne veut pas dire celui qui fait ouf, mais un brave garçon ; ухнуть dans Ухнем, ребята ! = Faisons effort, amis ! de même кукурешник (provincialisme) signifie bavard, mais dans ce dernier mot l’image auditive n’est pas encore tout à fait morte.

Encore un exemple ; охальник (peut-être ахальник, le mot ne figure pas dans les dictionnaires) = malhonnête et agresseur à l’honneur d’une femme.

Quant à la structure syntagmatique des mots-onomatopées, elle ne me paraît pas présenter quelque chose de particulier. Le cri-cri, le coucou = T’ (t) = l’objet faisant cou-cou, etc. Je le décomposerais seulement ainsi T = objet faisant – cou-cou T’, c’est-à-dire le T représente un agent.

1) Beaucoup de mots n’attendent pas ce moment pour devenir des mots simples ; l’usage fréquent amène presque toujours à lui seul ce résultat (vous le constatez d’ailleurs dans 2). On peut citer le français fi, fi-donc (où il y a encore quelque chose de naturel), mais faire fi de quelque chose.

3) Êtes-vous sûr que tout caractère onomatopéique disparaît de tous ces mots ?

Travail très intéressant. Il me semble qu’au fond nous sommes d’accord sur les points principaux.

|6| 9-II-1914

Serge Kartzewsky

Comment sont créés les mots de caresse

Les mères et les nourrices aiment donner à leurs bébés toute sorte de noms ; en voici quelques exemples :

en allemand : schabunkel, pumerle, musel, busel etc.

en français : chou-chou, ké-ké, mi-mi, etc.

en polonais : buba, bihujak caca, lala, etc.

en russe : пуси-люси-дуси, пупунька, цаца, etc.

1)

Il paraîtrait à première vue que les mots de ce genre sont créés ex nihilo : ce ne sont que des combinaisons de sons qui tout d’un coup reçoivent un sens et deviennent mots. Pourtant ce ne sont pas des mots. Ce sont des interjections. Ils expriment des sentiments ils sont même instinctifs ; ils naissent et meurent à tout moment et ne sont « compréhensibles » que dans un milieu très restreint : dans une famille ou entre la mère et le bébé. Ils ne deviennent des mots, proprement dits, que du moment qu’ils franchissent les frontières d’une famille.

2)

Leur sort sera alors double : certains d’entre eux deviendront des vrais mots : « цаца » en petit-russien et en russe signifie un jouet ou joli ; « lala » en polonais signifie une poupée. C’est peut-être aussi que se sont formés les mots tels que bébé, pups, poupon, etc. D’autres deviendront des noms propres : chou-chou, ké-ké, etc.

Dans le même cas se trouvent, me semble-t-il, les diminutifs des noms propres : Маня (Мария), Аня (Анна), Лёля (Елена), Еня (Евгений) ; Lili (Elisabeth).

Mais justement, pour sortir de leur milieu, ces mots doivent perdre de leur valeur affective, pâlir, « s’intellectualiser ».

Noms propres : Маня, Lili etc. occupent dans la langue une place tout à fait particulière et je pense à faire là-dessus une étude à part.

[Sur un feuillet séparé]

1. Je ne suis pas d’accord sur ce point. La création d’un mot est d’ordre psychologique, non social ; tout autre chose est son adoption par le groupe linguistique. Si un des mots cités par vous est compris par celui qui l’invente comme désignant quelque chose, autrement dit s’il y a association entre le signe et une représentation, le mot est créé ; mais dès ce moment il cesse d’être un pur cri, un pur réflexe, etc.

2. En général un nom d’objet est nom propre avant d’être nom commun ; celui qui a créé pour la première fois le mot bébé a désigné un enfant particulier. Ce n’est que plus tard et par abstraction des caractères dominants de l’enfant en particulier que le mot a pu être appliqué à d’autres enfants.

|7| 11-II-1914

Serge Kartzewsky

Mots de type impatience

Il me semble que les mots de ce genre sont indécomposables. 1) Ce sont des mots simples qui n’ont pas même toujours d’antonyme.

incommoder = dérangeringrat
infirmitéimproductif = stérile
interminableImpuissance
infiniImpossibilité
infinitéimmoral
inexprimableinsouciant
impiétéinactivité
exagéré

Il est à noter que les mots cités plus haut prennent facilement une valeur affective : 2) « les routes interminables », « c’est inouï ! ». Ce dernier exemple nous montre un mot qui reste tout à fait isolé, tandis que sa famille étymologique a complètement disparu ; et ce mot a justement une valeur affective. De même en russe нехороший ne veut pas dire « qui n’est pas bon », mais « mauvais » ; непослушный n’est pas un simple antonyme de послушный (obéissant) mais a une existence à lui, « désobéissant » se comprend par lui-même sans penser à « obéissant ». Несложный характер veut directement dire « un caractère simple, peu original » et non pas « un caractère qui n’est pas compliqué ».

Encore quelques formations analogues :

3) sont devenus simples

Contrefaçon, contrepoison n’est pas le contraire de poison. Contravention, contretemps, contrevent – dans ce dernier mot on pourrait, peut-être, distinguer une périphrase : une chose servant à protéger du vent.

Tandis que les formations du type : déboucher, décharge, décoller se laissent paraphraser par action contraire de boucher, etc.

Cependant : déshonneur, décolleter, déboire sont simples et n’ont pas même d’antonyme.

Les mots formés au moyen des préfixes négatifs ou exprimant l’opposition deviennent facilement des mots simples et forment leurs propres familles :

4)

infirmité > infirme, infirmier, infirmerie, infirmer, etc.

ingratitude > ingrat,

insouciant > insoucieux\, insouciance, \pourtant : insoucieux de, insoucieux de ses intérêts

Непослушный > непослушание

[Sur une feuille séparée]

1) Assertion trop générale.

Il y a trois classes :

a) Type incommoder : mots simples sans antonymes.

b) Type ingrat : mots simples avec antonyme (= reconnaissant).

c) Type impiété : mots décomposables dans le simple et l’antonyme (mots soulignés dans le travail).

Mon observation porte uniquement sur ce type :

impiété (dérivé) = fait d’être impie (qualité)

impie = qui n’est pas pieux

impiété (T’ T)’ T

2) Dès que le sens s’affective, la syntagmatique s’obscurcit et on tend vers le type b), puis vers le type a).

C’est que l’absence d’une qualité est jugée négativement, ou bien en mal. Ainsi irréligieux, impie, bien que décomposable, penchent vers la synthèse. Immoral est décomposable, mais le contraire de moral est amoral.

Le degré de décomposition dépend surtout de la situation ou du contexte ; infini est simple, mais il s’analyse dans une phrase telle que « Il est absurde que l’homme, dont la puissance est finie, ait des désirs infinis. »

3) Contrefaçon, contrepartie, contre-ordre ne me paraissent pas du même type que contrepoison, contre-attaques.

Il y aurait une étude à faire (à l’aide du dictionnaire), en laissant de côté les mots rares (comme contre-barre) et les mots agglutinés (contrebande) en s’attachant au contraire aux formations transparentes et récentes (contre-déclaration).

Voir les différents types possibles.

Pour moi, je distingue :

a) Type contre-partie = p. opposée,

b) Type contre-poison = chose contre le poison

a) = T’ T

b) = T’ (t) comme melon = chapeau melon

4) Nuances : infirmier et infirmerie sont encore en contact. Infirmer n’est pas tout à fait simple, à cause de confirmer, et affirmer.

|8| 17-II-1914

Serge Kartzewsky

Sur les noms d’action

fabrication !

I. « Étude du dessin », étude = le processus, l’action d’étudier, sa formule T’ T. « Une étude de Holder », étude me paraît indécomposable, il ne désigne qu’un certain genre de peinture : dessin inachevé, détail d’une grande composition, esquisse, essai, etc.

II. « Création du monde par Dieu », création = action de créer – T’ T. « Une belle création dramatique » = le produit de l’acte de création – T’ (t).

III. « L’ameublement du salon est confié à un tapissier »

1° action de meubler, T’ T,

2° la surveillance des meubles est confiée…, dans le second cas ameublement signifie l’ensemble de meubles ; il me paraît pourtant indécomposable.

Sur le même pied, à mon avis

IV. 1° « La location des billets est terminée »

2° « Il s’est chargé pour nous de la location d’un piano »

3° « La location d’un piano coûte 15 fr. par mois »

Même degré, selon moi

4° « La location de pianos Keller se trouve Acacias, 60 »

5° « La location des billets est fermée de 12 à 1 ½ h. »

J’ai cherché à disposer ces phrases suivant l’affaiblissement du caractère verbal et l’augmentation du caractère substantif du mot location.

Substance ! (chose, objet, être)

V. Une action est toujours quelque chose de plus abstrait qu’une essence. La catégorie du verbe est donc plus abstraite que celle du substantif. Pour cela les mots tels que : administration, action, revendication, investigation, etc. sont difficilement pensé in abstracto, comme des noms d’action, mais tendent à se concrétiser.

Très exagéré, selon moi. La langue vivante connaît les noms d’action comme catégorie régulière et nombreuse.

Toute action supposant une série de conditions matérielles, concrètes, nécessaires à sa réalisation, par exemple : des agents, un lieu, le produit, etc., ces conditions représentent pour nous l’action elle-même, ou plutôt, ses différentes étapes et ses différentes faces. Mais dans la vie pratique nous n’avons jamais affaire à l’action pure, ni ne la pensons.

Location, pour nous c’est : bureau, guichet, personnel, l’argent peut-être (la location d’un piano coûte 15 fr.). Et un substantif verbal, un nom d’action, conservant toute son idée verbale, ne se trouve-t-il, peut-être, que sur les dictionnaires.

Mais je crois, comme vous, que, dès qu’une idée verbale s’applique à une substance, la représentation totale de cette dernière amène peu à peu la synthèse.

Et le donne : crevaison

VI. Je me demande si les noms d’action ne sont pas de formation savante, ceux du moins qui conservent les signes extérieurs de leur parenté avec le verbe, c’est-à-dire les suffixes : création, élévation, préparation – le suffixe latin a + tionem aurait dû donner -aison.

exact

pas d’accord : – age est populaire parce qu’il permet d’employer le verbe sous sa forme actuelle (cf. écorçage et décortication)

D’autres suffixes, comme -age me paraissent plus populaires, parce que la plupart des formations telles que : brigandage, pèlerinage me paraissent plus substantifiées, elles désignent non seulement l’action, mais aussi le résultat de l’action.

Le suffixe -aison entre dans la composition de mots <encore plus concrets> ??: liaison ? trahison, terminaison. Les combinaisons syntagmatiques dans lesquelles peuvent entrer ces mots seront, elles aussi, de types différents : préparation des études – TT’, T’ est presque un complément ; un long pèlerinage – T’T, T’ est un adjectif.

Toute cette théorie demande une sérieuse révision, mais il y a là une étude intéressante.

Mais c’est un fait général que l’on constate avec tous les noms verbaux de toutes formations

Mais ce sont les substantifs verbaux, dont le suffixe est égal à zéro, qui me paraissent les plus conformes à la création populaire : tri, jet, logis, travail, accord, recul, aide, etc. Il est à noter que tous ces substantifs proviennent de verbes de la première conjugaison, c’est-à-dire la plus vivante. Et dans la disparition du suffixe ne pourrait-on pas voir une tendance à la concrétisation, à l’oubli de l’idée verbale contenue dans les substantifs verbaux. (?)

À l’appui de mon hypothèse je ferai observer que les mots de la dernière catégorie (à suffixe zéro) deviennent souvent des substantifs simples : un jet d’eau, le travail (appareil), un accord mineur, etc.

La même tendance est très prononcée dans le russe : les substantifs verbaux conservant le maximum d’idée verbale – горение, хождение, умирание sont ignorés du peuple. Tandis que les formations les plus conformes à l’esprit du peuple sont : свет (et non pas *светение), ложь (tandis que лганье est littéraire et très verbal), сон, etc. tous à suffixe au degré zéro.

[À la fin du dernier feuillet]

Très intéressant, étude à faire.

Mais éviter l’apriorisme et les vues trop subjectives. Chaque cas doit être traité à part : ce n’est qu’en tout dernier lieu, par des chiffres de statistique (approximation), qu’on pourra tirer des conclusions.

|9| 24-II-1914

Serge Kartzewsky

1)

« Robe vert foncé », T(T T’) ; « vert foncé » est une apposition ; on appelle apposition une espèce particulière de rapport entre le T et le T’ caractérisé par une sorte de parallélisme. Dans l’expression comme : ville de Genève, город Москва, le T’ est plus autonome que dans le syntagme du type ordinaire : une ville suisse. Les indices de ce parallélisme, je les vois dans l’absence d’accord entre robe et vert, et dans le fait que prononçant « robe ͒ vert foncé » nous faisons une petite pause après robe.

(nous ne faisons pas de pause !)
Cependant : la cité genevoise

Le T’ servant d’apposition est généralement un substantif ; je me demande donc s’il ne serait pas plus juste de penser que vert est un adjectif arrêté dans son évolution vers le substantif. Nous connaissons en russe des syntagmes : путь-дорога, правда-истина – où les deux termes sont des substantifs. Je sais que la catégorie se détermine par la fonction, or la fonction du T’ étant celle de l’adjectif – vert doit être pensé comme adjectif. Et cependant il ne paraît pas que les types ville de Genève, город Москва tendent à se transformer en ville genevoise ou московский город, même plus, le sens de правда-истина et истинная правда est différent. – Voici encore une formation analogue : Bâle-campagne, Bâle-ville, Basellande, Baselstadt.

« Robe verte foncée » (TT’) T’ – verte est un adjectif. Ce que nous accentuons surtout c’est foncé qui devient ainsi le déterminant à robe verte et forme une unité de ces deux mots. Tandis que dans « Robe vert foncé », vert a son propre déterminant qui lui donne un caractère substantif.

« Robe vert ͒ foncé » me paraît égal à « robe verte et foncée », ce qui veut dire « verte, mais en même temps foncée ». On y observe la tendance à mettre les deux déterminants sur le même pied.

Homme pauvre et honnête = (pour moi) T(TT’). Mais je [ne] reconnais l’un et l’autre que comme intermédiaires, insuffisamment caractérisés

Mais je rapproche « robe verte͒ foncée » de « un homme pauvre et honnête » et je trouve que les T’ dans chacun de ces syntagmes sont non pas parallèles mais opposés. Cependant ce rythme de contraste est si propre à notre pensée que sans beaucoup de peine nous pensons ces couples de déterminants comme ne formant un seul moment. Je ne sais pas quelle serait la formule des syntagmes de ce type ? peut-être T (T’ x T’’) en tout cas pas T (T’ + T’’)

Des combinaisons comme « un homme pauvre et robuste » ou « pauvre et beau », « une robe verte et rouge » « une robe verte et déchirée », paraîtraient fort singulières car nous ne sommes pas habitués à rapprocher (ni opposer, non plus) ces qualités-là. Cependant tout dépend du contexte et de la situation.

Pour moi aussi

« Un homme pauvre et malade » selon moi forme aussi un seul moment dans notre pensée. Nous sommes habitués à voir presque toujours la pauvreté et la maladie se suivre l’une l’autre et à force d’être constamment rapprochés dans la conversation elles deviennent presque synonymes.

[À la fin du dernier feuillet]

1) La notion d’apposition est une des plus délicates qui existent en syntagmatique ; vous devriez serrer de plus près votre définition ; pour moi en tout cas robe vert foncé ne peut se comparer à Cicéron ͒ consul romain qui est le type classique d’apposition. L’apposition me paraît caractérisée par une pause entre T et T’. La ville de Genève n’est (pour moi) pas plus une apposition que ville suisse, parce que, pour mon sentiment linguistique, T’ n’y est pas indépendant, alors qu’il l’est (relativement dans Cicéron ͒ consul romain.

J’aperçois au moins trois types : Le consul romain Cicéron, Cicéron͡ consul romain (par exemple : Cicéron consul romain n’est pas à la hauteur de Cicéron͡ orateur) et Cicéron ͒ consul romain. Dans le 3e seulement, selon moi, une véritable apposition. Peut-être voudrez-vous creuser ce sujet qui est en partie parallèle à la syntaxe des propositions relatives précédées ou non précédées de pause (ou virgule).

La ville de Genève = la ville͡ qui s’appelle Genève (sans pause). (Genève͡ ville suisse = Genève considérée comme ville suisse n’est pas du domaine de l’apposition).

P.S. J’ai écrit à M. Zbinden7.

|10| 10-III-1914

Serge Kartzewsky

Verbes unipersonnels

1

« Il pleut » signifie qu’une action a lieu et que cette action est caractérisée par la pluie.

2

La périphrase qui se présente plus ou moins spontanément à mon esprit quand je pense « il pleut » est « il tombe de la pluie ». Elle permet de distinguer le caractère binaire de sa construction qui est latent dans « il pleut » : le T est « il tombe » et le T’ « de la pluie ».

3

Cette périphrase ne me satisfait pourtant pas. Elle est bonne en tant qu’elle nous permet d’envisager comme un seul type, il pleut, il neige se ramenant à « il tombe de … ». Mais elle ne convient pas pour l’explication de il tonne, il gèle, et nous avons pourtant le sentiment que c’est toujours le même type.

4

Dans notre périphrase l’action est désignée d’une façon trop concrète, tandis que dans il pleut, il tonne, il gèle l’action est vague, elle est, pour ainsi dire, complètement absorbée par son déterminant. Pour moi une meilleure périphrase de ce type serait « la pluie pleut » ou plutôt « il pleut de la pluie », « il tonne du tonnerre », « il gèle de la gelée ». Il faut pourtant faire un pas de plus vers l’abstraction et périphraser ce type ainsi : « il se fait de la pluie, du tonnerre, de la gelée ».

X

Je me permettrai de faire une petite digression pour montrer que ce type « il pleut de la pluie » n’est pas si absurde qu’il paraît à première vue. Ce qu’il présente de singulier, c’est que nous sommes en présence des T et T’ exprimés au moyen du même élément lexicologique. Au point de vue linguistique, ce n’est pas une tautologie ; il est vrai, nous y avons le même concept, mais il est pensé de deux façons différentes : comme une substance dans la pluie et comme une action dans il pleut. Et quoiqu’il paraisse fort singulier d’entendre dire en français « le chanteur chante » ou « *le coucou coucoue » (si nous avions un verbe « coucouer »), cependant le russe connaît ce type là et s’en sert largement : гром гремит, гудьмя гудит, бегом бежит, кукушка кукует.

Je retourne cependant à la périphrase « il se fait de la pluie ». Ce qu’il y a à expliquer c’est 1° le fait que nous avons le T et le T’ d’une phrase renfermés dans un seul mot et 2° l’ordre renversé des termes : « il se fait de la pluie » au lieu de « la pluie se fait ».

5

1° Le latin et le russe nous fournissent des cas analogues : « dico, dixi » ; «не могу молчать» (titre d’un récit de Tolstoï), « думаю, что это так » etc.

X

Le caractère binaire de ces phrases est clair : « (ego) dixi », « (я) не могу молчать ». Rien que la désinence du verbe nous fait penser au sujet de l’action. En d’autres termes, l’élément fonctionnel : dic-o, dix-i, дума-ю, мог-у est suffisant pour marquer le sujet, le T. – De même dans « il pleut », « il pleuvra », « il pleuvrait » il y a des éléments fonctionnels qui nous montrent que nous avons affaire à une action, ou un état. C’est précisément l’action qui est le T.

2° « Il pleut de la pluie » ou « il se fait de la pluie » nous ramène au type : « Il y a des fraises dans ce bois » et « *(alors) entra le roi ». Or dans ce type l’action est pensée comme le T et le substantif comme un T’.

Lexicologique ou concrète

Donc « il se fait de la pluie » a « il se fait » pour le sujet et « de la pluie » pour le prédicat. Dans « il pleut » le sujet, le T est exprimé au moyen de l’élément fonctionnel ; le T’, au contraire, est conservé dans toute son intégrité dans la valeur <lexique> du mot.

Nous avons en russe : снег идёт, дождь идёт, où le verbe « идёт » a perdu sa valeur concrète8 et ne désigne que l’action en général appliquée à снег, à дождь, à град. On ne serait pas choqué d’entendre *снежит, *дождит, où nous aurions justement le même type que dans « il pleut », c’est-à-dire : une action pensée comme le sujet et exprimée au moyen d’un élément fonctionnel дожд-ит, il pleuvait ? et déterminée par la valeur concrète de снег-, дожд-.

Il me semble que ce nouveau type est différent.

C’est de la même façon que s’expliquent les phrases telles que : « il fait beau (temps) », « Nuit » (dans une description). J’ouvre la première page de Bubu de Montparnasse par Charles-Louis Philippe et je lis : « Neuf heures et demie du soir ».

Pour moi « beau », « nuit », « neuf heures et demie » dans ces phrases sont des prédicats, des T’ déterminant une action très vague, un état plutôt, qui parfois comme dans les deux derniers cas n’est pas exprimé, mais qui est pensé. Toutes ces phrases se ramènent à « il se fait … » ou « il est … nuit » etc.

Il ne faut pas s’étonner de rencontrer un prédicat exprimé par un substantif comme dans « Nuit ». Nous avons en russe des prédicats exprimés par des adverbes. À côté de « морозит » nous avons « морозно » – « Сегодня очень морозно », « На дворе холодно », etc.

X)

On pourrait se demander pourquoi dans « il pleut », « es reguet », « it rains » nous conservons les pronoms. Je pense que « il », « es », « it » ne sont pas des pronoms, c’est une façon d’appuyer la désinence personnelle du verbe qui tend à disparaître, et ce ne sont que des éléments fonctionnels.

Pourquoi « il pleut » etc. sont au neutre et à la 3e personne du singulier ? Pour moi ce n’est qu’un des moyens de montrer que ce type est en dehors de la notion du genre et de la personne. Pour rendre le pronom indéfini « on », « man », nous pouvons nous servir en russe de toutes les personnes, les tournures impersonnelles pourtant ont toujours la forme de la 3e personne du singulier.

Je pense donc que ces phrases impersonnelles sont des phrases à structure binaire ; le T exprime l’état et il est plus ou moins volatilisé n’ayant laissé que les traces de sa catégorie grammaticale dans l’élément fonctionnel ; tandis que le T’ qui l’a absorbé est vivant et est représenté par la valeur concrète du mot.

Il serait plus juste de dire que les « il », « es », « it » servent à exprimer le caractère verbal de ces mots. (Plutôt à contribuer à renforcer le caractère impersonnel qui, selon moi, est l’essentiel du signe équivalent à l’idée de phénomène).

[Remarques manuscrites]

[En biais, en haut de la première page du texte de S. Karcevski]

Ce travail est intéressant et important ; j’en tire une définition des verbes impersonnels qui, pour n’être personnelle, n’en est pas moins suggérée par votre théorie. Ou plutôt nos deux vues se confondent, sauf sur le terrain grammatical (voir note 5*).

[Au verso de la dernière feuille]

1) Je ne vois pas l’avantage de cette explication qui peut s’appliquer à tous les verbes.

2) Cette périphrase ne se présente nullement à mon esprit ; peut-être vous est-elle suggérée par l’expression russe pour « il pleut ».

3) Ce ne serait pas un obstacle, car si une expression grammaticale peut être interprétée par « il tombe », c’est que le verbe pensé est beaucoup plus général : « il se produit ».

N.B. Pour les verbes impersonnels nous devons parler non d’action, qui suppose un agent, mais d’événement ou de phénomène.

4) Me paraît tiré par les cheveux et [illisible] « il se produit, il y a de la pluie » me semble plus normal. Du reste je vois p. 2 que c’est aussi votre interprétation (« il se fait » est un peu incorrect pour « il arrive, il se produit, il y a de la … »

5) Je crois (peut-être à tort) que si l’on mêle à cette question celle de dico, et думаю, et grec θέλω et finalement indo-européen « *esmi » (je suis) c’est se condamner à ne jamais trouver de solution. Dico lui est binaire à cause de la coexistence de Paulus dicit, etc. ; c’est (pour moi) le même cas que la copule existant dans russe « он храбр » [il est brave] à cause de « он был… » [il était…], etc.

X) Mais en écartant cet argument (qui me semble illégitime), j’en arrive à me dire, conduit par votre propre idée, que le cas de ces verbes la forme impersonnelle (c’est-à-dire non pas le fait qu’on a la 3e personne, mais le fait qu’on n’a pas d’autres personnes et qu’il n’y a pas de sujet est pour le sujet parlant un signe dont la valeur est celui du phénomène et dont la formule est « il y a, il se produit, il arrive ».

[Toute cette page a été biffée au crayon en diagonale, par qui ?]

[Remarques dactylographiées sur deux feuilles 21x27 cm]

Les notes manuscrites adjointes au travail ont été écrites au cours d’une première lecture. Une seconde lecture m’a montré que les notes 1 à 3 doivent tomber. Je reste sceptique devant l’explication : « il pleut de la pluie » ; mais la périphrase : « il se produit de la pluie » me semble atteindre davantage l’essence de la forme impersonnelle. Elle explique les périphrases réelles du type : « il fait beau ; il fait froid », etc. ; le contact avec la forme « il y a (des fraises dans ce bois) » me paraît probable.

Mais je crois qu’il faut maintenir la distinction entre phénomène (ne comportant pas la représentation d’un sujet) et action (caractérisée par la représentation de ce sujet). Aussi dans les langues qui se passent du pronom sujet, je sépare le type dico du type pluit, parce que dans le premier les substitutions possibles (par exemple : Paulus dicit, etc.) montrent que l’on a le sentiment d’un sujet ; tandis que cela, n’est pas possible pour pluit. De même la conscience de la copule existe dans Paulus piger, parce que des expressions parallèles, comme : Paulus erat piger, etc. la contiennent effectivement.

Donc les verbes impersonnels ont pour caractère fondamental de ne se prêter à aucune substitution d’une personne à une autre, et à aucun rétablissement d’un sujet quelconque ; ces deux signes négatifs, aussi importants que des signes positifs, sont précisément pour les sujets parlants le symbole du phénomène caractérisé par la formule : il y a quelque chose, il se produit, il arrive, etc…

Voilà comment par une autre voie je me rallie à votre hypothèse. La différence dans l’interprétation apparaît dans l’exemple la pluie pleut, que vous mettez (à juste titre) sur le même pied que le chanteur chante. Mais selon moi « la pluie pleut » marque le passage du type impersonnel au type personnel ; pluie devient sujet, la pluie est personnifiée, elle est mise dans la même catégorie que chanteur dans « le chanteur chante ». Quant à la forme « il pleut de la pluie » ce serait une forme de transition comme « entra le roi ».

Mais ces remarques n’enlèvent rien à la valeur de votre travail, le meilleur peut-être que j’aie reçu de vous.

|11| 7-V-1914

Serge Kartzewsky

Synonymes

1)

1. Offrir (présenter) un emploi à quelqu’un.

Le contexte est suffisant. On « offre » un emploi, on ne le présente pas. Dans les journaux « offres d’emploi », « offres et demandes ». « Emploi » amène nécessairement « offrir ».

Présenter : « Le poète a présenté au roi son livre de poésies »

L’idée fondamentale est celle de donation. Le terme d’identification serait donner. « Offrir » et « présenter » sont donc deux faces sociales de l’idée de donation. La distinction tient à la distinction de la position sociale des personnes en question : on présente à son supérieur, on offre à son égal.

Présenter – hiérarchie }sociale – différence – différenciation

Offrir – égalité – ressemblance – identité

?

2. [Ce paragraphe est entièrement biffé en croix]

3. « Un prince pacifique (paisible) fait le bonheur de ses sujets. » La substitution est impossible. Le mot « sujets » ne le permet pas : les sujet » n’ont rien à faire avec le caractère du prince quel qu’il soit.

Paisible : « Les grands fleuves sont toujours paisibles dans leur cours.

?

Idée de repos, ; terme d’identification – calme, paisible et pacifique se rapportent l’un à l’autre comme l’intérieur à l’extérieur.

4. Mentir, c’est altérer (changer) la vérité.

Le mot vérité fait impossible la substitution de « changer » à « altérer »

Changer : « Pour aller de Genève à Montreux, il faut changer de train à Lausanne. » Idée de changement ; terme d’identification : changer.

« Changer » et « altérer » se rapportent l’un à l’autre comme la notion de qualité à celle de quantité. Changer la vérité veut dire la transformer en mensonge.

?

Altérer la vérité – la modifier légèrement.

« Mentir, c’est altérer la vérité » est sans doute un euphémisme, car toute vérité modifiée cesse d’être telle et devient mensonge.

Très||juste||

5. « Ce sont des lâches (poltrons) qui peuvent trahir leur patrie. »

« Trahir sa patrie » rend impossible la substitution de « poltrons » à « lâches ».

Poltrons : « La poltronnerie de Sancho-Pansa désespérait parfois Don Quichotte » (Dans cette phrase c’est l’image de Sancho-Pansa qui amène le mot « poltronnerie »).

Les deux termes servent à traduire un jugement, celui de désapprobation ; ils ne se distinguent entre eux que par le degré du sentiment : ils se rapportent l’un à l’autre comme le sérieux au ridicule, le grave au mesquin, le grand au petit.

Très juste

« Trahir sa patrie » est un acte trop grave pour qu’on puisse qualifier de « poltrons » les traîtres de leur patrie.

6. Le ballon s’élève (se lève) dans les airs.

« Dans les airs » rend impossible la substitution de se lever à s’élever.

Se lever : « Je me lève à 7 heures du matin. » Idée de mouvement ascendant ; Terme d’identification : monter.

Réalisé, virtuel ?

dans certains cas, oui

S’élever – monter graduellement, continuellement } mouvement

Se lever – prendre la position verticale } en haut

NB peut-être est-il possible de considérer le verbe se lever comme aspect inchoatif du verbe monter.

??

7. « Nous nous sommes trouvés pour ne plus nous quitter (laisser). »

Je trouve le contexte suffisant, j’en dégage l’idée d’un but qu’on poursuivait résolument, il m’est difficile de la localiser dans une partie de cette phrase, peut-être faut-il la chercher dans « …sommes trouvés pour » ; « sommes retrouvés pour » – exprimant plutôt l’idée de hasard, d’accidentalité.

Laisser : « En quittant Genève j’ai laissé mon enfant dans une pension. »

Idée de séparation. Terme [d’identification] : se séparer de.

Laisser se rapporte à quitter comme la passivité à l’activité.

N.B. Mais si nous opposons l’activité à la passivité comme volonté agissante à la volonté subie, il faudrait peut-être trouver un terme troisième et neutre : action comme un fait, envisagé en dehors de toute question de volonté ; alors « laisser » servirait à exprimer cette action neutre.

[Remarques dactylographiées sur un feuillet 21 × 13,5 cm séparé]

1) Je ne crois pas que cette phrase soit caractéristique, ni même très claire ; on dirait dans ce cas : faire hommage de, dédier à, etc.

Présenter n’implique pas l’idée de donation, et n’est pas proprement synonyme de offrir. La différence est mieux marquée par les antonymes : quand on vous offre une tasse de thé, vous l’acceptez (ou vous la refusez) ; quand on vous la présente, vous la prenez, présenter indique l’acte matériel par lequel on met une chose sous les yeux de quelqu’un.

3) Paisible désigne un fait naturel du caractère, pacifique, la volonté consciente de rester en paix.

4) Changer de exprime une idée très différente de celle de changer quelque chose, (cf. changer d’habit et changer un habit) ; il ne faut parler ici que de changer (transitif), La grande différence est que « altérer » marque un changement en mal, tandis que « changer » est nu au point de vue de la valeur,

5) Renferme des remarques très justes, mais qui ne sont pas traduites en distinction théorique ; lâche et poltron entraînent l’un et l’autre.

|12| [16/17-VI-1914]

Serge Kartzewsky

Antithèse comme un fait de rythme intérieur

1)

L’opposition n’est pas un procédé exclusivement intellectuel. L’opposition et le parallélisme ou analogie sont deux faces d’un seul et même phénomène : la symétrie. La symétrie à son tour est une des manifestations du rythme. Or le rythme est un phénomène universel auquel tous les mouvements de notre être sont soumis et dont notre pensée elle-même subit la puissance. Je prétends donc que l’opposition est un rythme, tout aussi naturel à notre pensée qu’à nos émotions, et qui n’est en soi ni intellectuel ni affectif.

Sans parler des excursions dans les domaines de la physiologie et de la psychologie, il nous suffit de définir le phénomène de rythme comme un principe régulateur qui ordonne notre vie physique et psychique, qui nous est imposé et dont nous ne nous rendons souvent pas compte.

Jusqu’à ces derniers temps on ne s’occupait guère de problème du rythme. À l’heure actuelle, après les recherches de M. Bücher “Arbeit und Rythmus”, qui selon M. Willamowitz « a réussi à découvrir une des racines de la poésie, sinon sa source elle-même », après les études de M. Owsianiko-Koulikowski (Лирика, как особый вид творчества), sans parler des travaux de M. Jacques Delacroze et de M. Landry, nous sommes obligés de reconnaître le rôle immense du rythme dans la vie individuelle et sociale. Nos mouvements physiques – la marche, le travail, la lutte ; nos émotions et leurs expressions – les gestes, les inflexions de la voix, les larmes ; la succession de nos idées ; bref, tout jusqu’à cette phrase que je viens d’écrire est soumis aux lois du rythme. Le rythme, c’est un principe universel d’économie de force.

2)

Que veut dire ceci ?

Personne ne conteste que la base de la poésie soit le rythme, tandis que l’harmonie – assonances, rime, allitération – ne sont que des accessoires dont elle peut se passer. M. O.-Koulikowski a démontré que l’élément du rythme prédomine autant dans la poésie qu’il en écarte l’image. Il suffit de se rappeler la tragédie classique du XVIIe siècle pour s’en convaincre. L’mage tient trop de place dans notre pensée, elle attire trop l’attention, elle perdrait le rythme si on la conservait dans toute sa complexité.

Toute cette partie (rythme opposé à image) demanderait à être valorisée

[C’est pour cela, selon moi, que les poètes ont si souvent recours à l’allégorie, au symbole et à toutes espèces de clichés. Car, pour moi, l’allégorie et les symboles sont aussi des clichés, seulement la sphère où ils sont compréhensibles est plus restreinte et coïncide avec le « milieu » du poète. Il n’y a que très peu de poètes qui sachent être originaux dans l’invention de leurs images et qui sachent les combiner rythmiquement tout en leur gardant le caractère complexe et original. ]

3)

M. O.-Koulikowski distingue deux catégories de rythme : 1° rythme auditif (musique, poésie) et 2° rythme visuel (ornement, danse, architecture, etc.) Moi, j’en admets une troisième – rythme intérieur ou rythme de la pensée. Ce n’est pourtant qu’une déduction et une conclusion logique des théories de M. O.-Koulikowski.

La poésie se base sur le rythme auditif, cependant nous ne lisons le plus souvent que des yeux, et le charme des poésies n’en est pas beaucoup moins grand. D’autre part, il existe des poésies, des meilleures peut-être, dont le rythme auditif est presque nul. Les chefs-d’œuvre de H. Heine et de Pouchkine sont précisément des poèmes dont la langue ne diffère guère de la langue que nous parlons tous les jours.

Ich aber lag am Rande des Schiffes,

Und schaute, träumenden Auges,

Hinab in das spiegelklare Wasser,

Und schaute tiefer und tiefer –

(Seegespenst. Nordsee)

Tous les poèmes du cycle Nordsee sont écrits ainsi. Pas de rime, pas d’assonance, pas de rythme très prononcé. ? Pouchkine procédait de même : le poète paraît écarter le rythme extérieur et se rapprocher le plus possible de la langue parlée, pour faire ressortir le rythme naturel de nos émotions et de nos pensées.

L’analyse du rythme dans Heine et Pouchkine nous amènera à constater que l’un des rythmes les plus fréquents c’est la symétrie sous ses deux formes – celle d’antithèse et celle de parallélisme. De même chez tous les poètes.

Voici quelques exemples tirés de poètes différents.

Heine : Es fiel ein Reif in der Frühlingsnacht,

Es fiel auf die zarten Blaublümelein :

Sie sind verwelket, verdorret.

Ein Jüngling hatte ein Mädchen lieb;

Sie flohen heimlich von Hause fort,

Es wusst’ weder Vater noch Mutter.

Sie sind gewandert hin und her,

Sie haben gehabt weder Glück noch Stern,

Sie sind verdorben, gestorben9.

Heine : Ein Fichtenbaum steht einsam

Im Norden auf kahler Höh’.

Ihn schläfert; mit weißer Decke

Umhüllen ihn Eis und Schnee.

Er träumt von einer Palme,

Die, fern im Morgenland,

Einsam und schweigend trauert

Auf brennender Felsenwand.

Ce ne sont pas les exemples qui manquent. Ces deux-là nous suffiraient ; mais je ne peux pas me refuser le plaisir d’en citer encore deux qui nous seront utiles plus tard.

Sully-Prud’homme : Ici-bas tous les lilas meurent,

Tous les chants des oiseaux sont courts ;

Je rêve aux étés qui demeurent

Toujours…

Ici-bas les lèvres effleurent

Sans rien laisser de leur velours ;

Je rêve aux baisers qui demeurent

Toujours…

Ici-bas tous les hommes pleurent

Leurs amitiés ou leurs amours ;

Je rêve aux couples qui demeurent

Toujours…

Je voudrais citer encore « Le Vase » de Sully-Prud’homme, mais je ne l’ai pas sous la main.

La chanson populaire russe se sert à tort et à travers du rythme symétrique :

Вдоль да по речке,

Вдоль [да] по Казанке

Сизый селезень плывёт10.

Вдоль да по бережку,

Вдоль да по крутому

Добрый молодец идёт.

Ou : Не белы снеги, в поле забелелись,

Забелелись каменны палаты моего дружка11, etc.

Les « aèdes » finnois, lorsqu’ils chantent leur épopée Kalevala, la chantent toujours à deux, assis l’un vis-à-vis de l’autre, se tenant par les mains, se balançant et répétant tour à tour la même strophe.

4

C’est toujours le même phénomène, le rythme à deux temps. Il se révèle dans l’architecture comme symétrie, dans l’art de la parole comme parallélisme ou antithèse. Il faut pourtant bien noter que le passage du parallélisme à l’antithèse est souvent presque insaisissable. Est-ce un rapport de parallélisme que celui entre la première strophe de “Es fiel ein Reif” aux suivants, ou bien est-ce une antithèse ? Dans “Ein Fichtenbaum”, les deux images – celle du sapin et celle de la palme – sont-elles parallèles ou opposées ? Cela dépend. Supposons pourtant qu’il y ait une opposition. Où est-elle ? Qu’est-ce qui y est opposé ? Le sapin au palmier ? – Non. Le sud au nord ? Peut-être. Mais cette opposition n’est qu’un moyen de nous faire sentir la solitude et la misère du chêne. Si nous allons plus au fond, nous trouverons peut-être que les termes opposés sont la réalité et le rêve. Mais pour quiconque lit ces vers cela dira peu, il saisit l’opposition ou le parallélisme par le sentiment et n’y voit que deux images très complexes et très symboliques.

Et je crois que la plupart des constructions poétiques symétriques ne se laissent pas analyser, du moins cette analyse est inutile.

Voici encore un exemple de poésies dans lesquelles nous sentons une opposition, mais qui est impossible à définir.

Лермонтов : Ночевала тучка золотая

На груди утеса-великана;

Утром в путь она умчалась рано,

По лазури весело играя ;

Но остался влажный след в морщине

Старого утёса. Одиноко

Он стоит, задумался глубоко,

И тихонько плачет он в пустыне.

Les rythmes les plus naturels à l’art son le rythme à deux temps, dont nous avons vu des exemples, et le rythme à trois temps.

5

Le même poème de Sully-Prudhomme “Ici-bas”, où l’on peut voir l’antithèse d’ici-bas et de là-haut, peut être considéré comme une marche progressive de l’émotion dont les étapes sont : heures et chants qui passent, volupté qui ne dure qu’un moment, amour et amitié qui s’oublient. On pourrait marquer cette progression par trois points : nature, corps et âme.

6

Voici encore un exemple tiré de

Pouchkine : В степи мирской, печальной и безбрежной,

Таинственно пробились три ключа :

Ключ юности, ключ быстрый и мятежный,

Кипит, бежит, сверкая и журча.

Кастальский ключ волною вдохновенья

В степи мирской изгнанников поит.

Последний ключ – холодный ключ забвенья,

Он слаще всех жар сердца утолит.

De nouveau une progression : passion, inspiration, oubli. On peut varier les termes à l’infini, le rythme reste. Il est impossible de prétendre que c’est par un procédé purement intellectuel que le poète arrive à grouper en trois points ses images ou ses sentiments ou ses pensées.

On pourrait noter un fait intéressant à propos du rythme à trois temps. Tandis que celui-ci donne toujours l’impression d’un mouvement du sentiment qui va tantôt crescendo, tantôt diminuendo, le rythme à deux temps nous agite moins, nous donne l’impression d’un équilibre, d’un repos. Comparez “Ich hab im Ttraum geweinet” avec le “Vase” de Sully-Prudhomme ou “Ici-bas” avec “Ein Fichtenbaum”.

Le rythme s’est si profondément enraciné dans notre être qu’il sert d’une sorte de moule non seulement à nos émotions, mais à la pensée elle-même.

Jusqu’à présent nous avons analysé des poésies symétriques dont les deux termes étaient présents. Mais voici des poésies symétriques dont l’un des termes est absent, ou plutôt n’est pas exprimé.

Une nouvelle d’un auteur russe, Zaïtseff, raconte l’histoire d’une meute de loups égarés dans une steppe la nuit par un chasse-neige12 ?, mourant de faim, claquant des dents et se déchirant l’un l’autre, acharnés et épuisés. L’auteur a donné comme épigraphe à cette nouvelle deux vers de Goethe (si je ne me trompe) : « Là-bas les bosquets sont verts, les violettes sont bleues ». C’est une antithèse dont l’un des membres est l’épigraphe, l’autre la nouvelle elle-même. Il est vrai que les deux termes y sont présents, mais combien ils sont disproportionnés !

Faisons un pas de plus dans cette direction. Je me souviens d’un morceau de poésie en allemand dont l’auteur et le texte original m’échappent pour le moment :

Была и у меня страна родная;

Там дуб тенистый к небу рос,

Цвели фиалки нежно там,

но то был сон.

De nouveau une disproportion. L’antithèse est créée par le denier vers « Ce n’était qu’un rêve. » Mais dans ce cas, aussi bien que dans le précédent, je sens l’équilibre des deux termes, bien qu’ils paraissent disproportionnés quant à leur expression.

Mais voici un exemple où il n’y a qu’un seul terme :

Heine : Die Lotosblume ängstigt…

etc.

Les héros de ce morceau sont la lune et la fleur de lotus. On pourrait se demander : What’s Hecuba to us, or we to Hecuba ? Au lieu de cela nous éprouvons un grand plaisir à la lecture de ce morceau. Derrière l’histoire des amours de la lune et de la fleur, nous devinons une autre histoire parallèle, celle de nos amours, à nous. Les deux termes analogues sont mis en présence par le besoin de symétrie, innée à notre être. C’est grâce à ce principe de symétrie que l’image poétique peut exister, car elle ne nous est pas chère que parce que derrière elle nous sentons une autre image, celle de l’âme humaine. Or tout art a pour base une image, image typique ou individuelle, complexe ou schématique, réaliste ou symbolique.

7

M. Zélinski prétend que « l’intellect dans ses fonctions ignore le rythme. » J’ose soutenir le contraire, malgré la déclaration du savant érudit.

J’affirme que le rythme pénètre toute notre pensée jusque dans ses fonctions les plus abstraites.

Tout le monde sait quel rôle important le nombre trois jouait et joue jusqu’à présent dans toutes les créations de la pensée philosophique et religieuse. Je n’y vois que l’effet du même rythme à trois temps. Que ce soit la Trinité des hindous ou des chrétiens ; que ce soit la triade de Hegel ; que ce soit notre prédilection à disposer des arguments en trois points – ce qui s’observe souvent chez Rousseau et chez Hugo – selon moi c’est un effet du rythme. Qu’est-ce sinon le même principe de rythme qui nous pousse à chercher le tertium comparationis chaque fois que nous nous trouvons en présence de deux objets qui ne nous sont pas immédiatement donnés comme symétriques (opposés ou parallèles, c’est la même chose).

Cependant si le rythme à trois temps a si profondément pénétré dans notre pensée, le rythme symétrique est plus propre à notre pensée. La pensée scientifique, ne soumettant pas à la discussion la question de Trinité, s’attaque très vivement à la triade de Hegel. On est prêts d’y voir du mysticisme ou de la métaphysique. Le rythme à deux temps se trouve dans une situation plus avantageuse. Je le crois aussi

pulsations

On considère l’antithèse comme un procédé logique très indiscutable. Il est vrai que la symétrie est un des plus grands principes de notre être, le plus grand peut-être. La structure de notre corps, maintes formes organiques et inorganiques (certains cristaux, par exemple), maintes lois physiques (par exemple : le fait que les objets tombe sur la terre est à la base de la distinction du haut et du bas) et ainsi de suite, concourent à insinuer ce principe dans notre pensée. En voici des conséquences : conceptions symétriques – Enfer et Paradis, corps et âme, Dieu et diable, vie présente – vie future, mal et bien, force et matière, et ainsi de suite à l’infini. Quelques-unes de ces conceptions permettent une décomposition en trois points : Enfer – Purgatoire – Paradis, vie antérieure, présente et future, commencement – milieu – fin, etc.

L’analogie et l’antithèse, donc le rythme à deux temps, domine notre pensée affective aussi bien qu’intellectuelle. Je refuse un caractère exclusivement intellectuel à l’antithèse. Quand Pascal, dans le chapitre II des Pensées, nous fait voir les deux infinités qui s’ouvrent à côté de nous, la marche de sa pensée n’est pas purement intellectuelle. C’est une construction symétrique que ces deux images dont l’une attire l’autre comme son contrepoids naturel, dès que la première fut conçue dans toute sa complexité et dans toute sa grandeur. C’est un besoin d’équilibre qui nous pousse vers le contraire et non pas un raisonnement. Et ce n’est pas un raisonnement non plus qui a amené dans la phrase précédente les mots dans toute sa grandeur, mais le même rythme.

Avec ce dernier exemple, nous nous sommes approchés du domaine du langage. Avant d’aborder le problème du rythme dans le langage, je me permettrai de revenir encore, pour la dernière fois, sur l’antithèse.

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9

L’antithèse comme procédé nous paraît tout à fait naturelle, et dans les discussions nous avons souvent recours à l’antithèse, ainsi, par exemple, la démonstration par réduction à l’impossible dans les mathématiques. Au contraire, l’analogie comme procédé logique nous paraît sans valeur. Il ne faut pourtant pas oublier qu’autrefois l’analogie jouissait de tous les droits de cité – la philosophie antique, la science scholastique du Moyen-Âge – procèdent dans leurs démonstrations presque toujours par analogie. Et si l’analogie n’a plus de valeur comme méthode scientifique et ne persuade personne, elle paraît avoir conservé toute sa force comme moyen de convaincre dans la morale (Paraboles de la Bible et de l’Évangile) et dans l’art.

10

Selon Potebnia, la poésie et la science trouvent leurs éléments dans la langue parlée. Il serait donc conséquent d’admettre que le rythme, une fois retrouvé dans la poésie ainsi que dans la pensée, sera aussi retrouvé dans le langage. Mais je n’ai ni le temps ni la méthode surtout pour poursuivre mon analyse dans le domaine du langage.

11

Laissons de côté l’inflexion de la voix, l’accentuation, etc. qui ne sont souvent qu’une traduction de l’émotion et qui suivent son rythme naturel. Mais je pense que le groupement des synonymes est soumis à la loi du rythme. Ainsi les redoublements : beaucoup-beaucoup, pas très-très grand, бегом-бежим, гудьмя-гудит ; les expressions doubles : путь-дорога, правда-истина ; les expressions antithétiques : ни кола ни двора, tirer à diu et à dia (peut-être) ; les séries synonymiques d’épithètes : правда твоя, правда истинная, « l’amour coupable, l’amour criminel qui les poussait » (E. Rod), « Il n’y a pas d’idée à laquelle ne corresponde un mot où elle s’in­corpore et s’incarne », etc. ; la série de synonymes (association ouverte) est la plus souvent au nombre de deux ou trois membres, au-delà nous ne pouvons plus les embrasser d’un seul coup d’œil.

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Ce seront peut-être aussi des effets du rythme tantôt auditif, tantôt intérieur que la disposition des mots dans la phrase ; la structure même de la phrase jusque dans le rapport du sujet à un prédicat, ou du T à T’, etc.

Cependant je vois que mes théories m’ont entrainé trop loin, je me perds et je m’empresse de revenir sur mes pas. Il ne me reste pour terminer mon exposition si disproportionnée dans ses parties, que de dire quelques mots des exemples d’antithèse cités au § 83 du volume II du “Traité de stylistique”. Ils ont bien un caractère intellectuel. Mais ils sont tous des paradoxes, c’est-à-dire des jeux d’esprit et comme tout jeu, ils sont inventés, artificiels. Ils ne cherchent pas à frapper notre sentiment, mais à arrêter notre attention par leur logique bizarre.

Il a été déjà dit que l’antithèse et le contraire logique n’est pas la même chose. « Faim – soif », « partie – tout », « rien – beaucoup », n’étant pas des contraires logiques, peuvent néanmoins se trouver en opposition, selon la situation. C’est une autre chose que la logique qui oppose les termes. Voici deux exemples : « Les grandes pensées viennent du cœur », « Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cœur ». Le même mot cœur est opposé tantôt à la pensée, tantôt à l’imagination. On pourrait l’opposer à lui-même pour ainsi dire : « Les hommes sentimentaux n’ont point de cœur. » Tout dépend donc de la situation. Le paradoxe n’en tient pas compte et tout le secret de son expressivité est là. Il nous est donné en dehors de toute situation ; donc nous le pensons logiquement : nous pensons les mots cœur et pensée comme ayant toujours la même signification, presque comme deux termes d’identification, contraires logiques. Or on nous les présente sans nous y préparer / par nous introduire dans la situation / dans une acception nouvelle ; le choc des deux sens, ancien et nouveau, frappe notre logique. Pour se remettre il faut trouver une situation qui cadre avec le sens nouveau ; cette situation une fois trouvée, le paradoxe perd sa force.

J’ai voulu prouver que l’antithèse n’est en soi ni intellectuelle ni affective. J’ai tâché de montrer qu’elle est une des faces de la symétrie, laquelle à son tour est une des manifestations du rythme, phénomène universel embrassant toute la vie. J’ai essayé de suivre le rôle du rythme dans la poésie et dans les fonctions de l’intellect ; quant à son rôle dans le langage, faute de méthode et de temps, je me sens impuissant pour le montrer plus nettement. Je suis pourtant convaincu qu’un principe d’économie universelle qui régit tout mouvement doit se manifester dans le langage aussi.

Deux grandes créations du génie humain, qu’on croit si éloignées l’une de l’autre et ne le sont souvent qu’en apparence – la Musique et les Mathématiques –

[Ici se termine le manuscrit, à la page 17.]

[Remarques dactylographiées sur feuillets 21x13,5 cm]

1. J’ai tout de suite beaucoup de peine à entrer dans cette vue ; il me semble difficile de voir une symétrie dans le procédé analogique, qui a pour caractère d’être indéfini ; sans prévoir le sens que vous donnez à l’analogie, je remarque d’emblée que dans mon esprit il ne s’agit pas d’association réductibles à deux termes seulement.

2. Mais ces accessoires eux-mêmes ne sont-ils pas des formes particulières du rythme ?

3. Je m’étonne un peu de voir la danse figurer dans cette liste ; la succession des mouvements dans le temps, jointe à l’élément visuel, lui donne une place intermédiaire.

4. Il me semble entrevoir dans quel sens vous prenez le mot parallélisme ; c’est lui qui est à la base des comparaisons, des termes corrélatifs. Si tel est le cas, nous sommes d’accord ; car par les mots de opposition, antithèse, antonymes, etc., j’entends non seulement les contraires, mais les corrélatifs ; d’accord aussi sur le principe binaire qui régit l’ordonnance de ces termes ; car notre esprit tend à n’embrasser que deux termes à la fois quand il compare aussi bien que quand il différencie. Autre trait commun : la comparaison, comme la différenciation, reposent sur un triage (souvent inconscient) de ce qui est semblable et de ce qui est différent dans les deux termes rapprochés. Ceci dit, j’observe que ce que j’ai dit des groupes associatifs, ou associations ouvertes, etc., ne rentre ni dans l’une ni dans l’autre de ces catégories ; il s’agit de termes associés au nom de leurs caractères communs, et évoqués dans le cadre d’une seule et même représentation ; voilà pourquoi leur nombre est indéfini et non limité par le principe binaire (penser aux exemples de Maupassant, etc.)

5. Le poème de Sully-Prudhomme « Ici-bas » me semble être un exemple d’associations pas oppositives (1er type) dans l’intérieur de chaque strophe, et un exemple d’associations ouvertes (2e type) dans la succession des strophes. En effet si la comparaison entre le bonheur réel et le bonheur rêvé forme un couple fermé, les analogies que le poète évoque, les exemples symboliques qu’il énumère de la fragilité du bonheur réel forment une série ouverte, c’est-à-dire qui pourrait se continuer à l’infini ; il aurait pu parler des sources qui tarissent, des fleurs qui ne conservent pas leurs couleurs, etc. etc. Par conséquent la division ternaire (6) me semble artificielle. De même l’allégorie de Pouchkine (les trois sources) me paraît composée (comme presque toutes les allégories proprement dites). Elle n’est pas dictée par la nature ni la logique. Ce n’est pas que le groupement par trois ne soit indiqué parfois logiquement : ex. commencement, milieu, fin. Mais ces cas sont d’une tout autre espèce et demanderaient une étude spéciale.

6. [oubliée par Ch. Bally ?]

7. Le développement qui finit ici est très intéressant, mais fait entrevoir, comme plusieurs des précédents, une extension de la notion de rythme qui l’éloigne de sa définition première et lui enlève toute portée pratique dans la question qui nous occupe.

8. Cet alinéa concorde en substance avec ce que je disais plus haut des corrélatifs à disposition ternaire.

Quant à la thèse psychologique de l’intellectualité de la perception des termes corrélatifs, je la maintiens ; pour moi cette perception ne peut reposer que sur l’analyse du semblable et du dissemblable, et cela n’est possible que par un acte de l’intellect. Que cet acte ne soit pas purement intellectuel, et soit mêlé d’éléments affectifs, c’est là une chose que je n’ai jamais prétendue.

9. Ne pas oublier que le sens attribué ici au mot « analogie » n’est pas le mien ! Votre analogie repose sur le principe binaire, résultant lui-même de la perception des similitudes et de l’exclusion des dissemblances. Mon analogie (aboutissant à des associations ouvertes) résulte de la perception des similitudes seules (ex. purement linguistiques : la faim, la soif, la maladie, les privations… ; un son doux, plaintif, insinuant… ; symbole graphique : etc. ; symbole rythmique : gouttes d’eau tombant sans interruption et produisant un bruit dont on n’envisage ni le commencement ni la fin).

10. Je crois cependant que c’est là le point de départ logique. Sans méconnaître la valeur des explications philosophiques et littéraires qui forment le corps de votre travail, il me semble qu’une simple énumération de faits linguistiques usuels seraient une excellente base. C’est en effet la langue qui doit expliquer les procédés littéraires ; l’inverse me semble donner des résultats contestables.

11. Vous êtes trop absolu ; beaucoup de faits d’accentuation expressive reposent sur la perception d’une antithèse (dans, le sens large). Il y a là des observations fécondes à faire.

12. Oui, mais du rythme « gouttes d’eau » ; remarquez que l’on n’est nullement forcé de dire : très, très grand (en s’en tenant à deux : très) ; mais que, dans la mesure de l’intensité émotive, je peux répéter très un nombre illimité de fois : vous entendrez des gens, à qui on verse trop de vin dans leur verre, dire : Assez, assez, assez, assez… Au contraire des expressions comme à diu et à dia me semblent appartenir au premier type (antithétique).

13. [Feuillet manquant]

14. C’est ici que je m’éloigne complètement de vous. Plus l’association ouverte renferme de termes, plus elle est elle-même. Que l’on ne puisse embrasser d’un coup d’œil un grand nombre de termes, c’est fort juste, mais c’est précisément le but que poursuit ce genre d’association ; ce qu’elle exprime avant tout, c’est le trait commun à chacun des termes, et non ce qui est propre à chacun. Quand je dis : l’amour criminel, l’amour coupable, l’amour honteux, etc., je ne cherche nullement à caractériser chacun des adjectifs par opposition aux autres ; chacun d’eux n’est qu’une goutte d’eau qui succède à la précédente.

C’est-à-dire qu’on peut leur faire le même reproche qu’à tous les textes plus ou moins littéraires (y compris ceux cités dans votre travail) ; mais l’antithèse littéraire n’est qu’une forme stylisée de l’antithèse naturelle. Le paradoxe représente, la forme « jouée » de l’antithèse, et cette forme non plus n’est pas négligeable. Voir ce que j’ai dit du jeu dans mon Traité, I § 188, 189.

Votre affirmation finale sur la musique me semble contestable ; la logique musicale (intuitive et inconsciente dans la plupart des cas) est une chose qui me frappe de plus en plus ; mais cela nous entraînerait trop loin.

Ma conclusion sur votre très intéressant travail est que d’une part des bases psychologiques et philosophiques sont indispensables à l’étude du langage, mais d’autre part il ne faut jamais oublier que celui-ci doit être envisagé en lui-même, dans sa fonction propre, et jugé sur les faits qui répondent à cette fonction. Donc mon conseil est double : moins de philosophie et plus de linguistique ; moins de constatations littéraires et plus de faits puisés dans la langue usuelle.

15. Ne croyez surtout pas que mes critiques aient pour but de vous détourner de cette étude ; au contraire, il me semble que vous avez là un sujet très intéressant sous la main ; mais commencez par des sondages de détail ; beaucoup de Vorarbeiten, et beaucoup de faits !

Bibliographie

CHIDICHIMO, Alessandro (2016), « Le Fonds Serge Karcevski à Genève » [en ligne], Acta Structuralica 1, pp. 27-62. Disponible sur : http://acta.structuralica.org/2016/09/10/163.

KARCEVSKI, Serge (1925), Russkij jazyk, č. 1, Gramatika [Le Russe, partie 1, Grammaire], Prague.

KARCEVSKI, Serge (1940), « Introduction à l’étude de l’interjection », Cahiers Ferdinand de Saussure 1, pp. 57-75 [repris, avec un inédit, dans Serge Karcevski, Inédits et introuvables, Paris-Leuwen, 2000, Peeters, pp. 175-193].

OVSJANIKO-KULIKOVSKIJ, Dmitrij N. (1902), Sintaksis russkogo jazyka [La syntaxe de la langue russe], Saint-Pétersbourg, izd. Žukovskogo, réédité de nombreuses fois.

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POTEBNJA Aleksandr A. (1862), Mysl’ i jazyk [La pensée et la langue], Xar’kov”, tip. A. Darre, réédité de nombreuses fois.

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VINOGRADOV, Vladimir V. (1947), Russkij jazyk [La Langue russe], Moscou, Učpedgiz, notamment pp. 399-421.

VOSTOKOV, Aleksandr X. (1831), Russkaja grammatika [Grammaire russe], Saint-Pétersbourg, p. 257.

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1 Dans la théorie syntagmatique de l’époque, on désigne le déterminé par T et le déterminant par T’.

2 Potebnja A. A. (1835-1891) Linguiste et homme de lettres russe et ukrainien. Les principaux domaines de ses travaux sont la philosophie du langage et la phonétique et la syntaxe historique des langues slaves. Ses œuvres principales sont : Mysl’ i jazyk [La pensée et la langue] 1862, Iz zapisok po russkoj grammatike [Notes sur la grammaire russe] 1874, Iz zapisok po teorii russkoj slovesnosti [Notes sur la théorie des belles-lettres russes] 1905.

3 Ovsjaniko-Kulikovskij D.N. (1853-1920), dans ses travaux, à partir de 1890, il se présente comme un adepte de Potebnja. Il considère que la manifestation principale de la forme syntaxique est la prédication. Ses travaux les plus remarqués : Sintaksis russkogo jazyka [La syntaxe de la langue russe] 1902 ; Voprosy psixologii tvorčestva [Problèmes de la psychologie de la création artistique] 1902 ; Grammatika russkogo jazyka [Grammaire de la langue russe] 1907 ; Istorija russkoj intelligencii. Itogi russkoj xudožestvennoj literatury XIX veka [Histoire de l’intelligentsia russe. Bilan de la littérature russe du XIXe siècle] 1913-1914.

4 Il s’agit, bien entendu ici, de la pensée grammaticale, attachée au mot, et non pas de la pensée logique (scientifique), ni de la pensée artistique (en images), qui toutes les deux sont au-dessus du langage. [SK]

5 Disparu, comme terminaison, depuis la réforme orthographique de 1918.

6 Dans le texte « déjà » qui serait alors уже.

7 Louis Zbinden était alors licencié ès Lettres et assurait les cours de Méthodologie du français.

8 Ici, et plus bas, nous remplaçons par cet adjectif le terme lexique du texte original.

9 Pour « Sie sind gestorben, verdorben » dans le poème original.

10 Ici S. Karcevski omet le refrain : Ой, да люли, ой, да люли.

11 Les paroles citées diffèrent quelque peu de celles qui sont communément admises :

Не белы-то ли снеги, снеги во чистом поле, в поле забелелися,

Ах, и забелелися, –

Забелелися моего милаго-любезнаго каменны палаты,…

12 Le dictionnaire de Makaroff (fin du XIXe siècle) traduit par ce mot, qui surprend Charles Bally, le russe ‘вьюга’ (très forte tempête de neige).