Les manuscrits de Ferdinand de Saussure sur les légendes germaniques : Une relation entre la parole et l’histoire
Thèse dirigée par Maria Fausta Pereira de Castro, Universidade Estadual de Campinas, soutenue le 28 février 2019 à Campinas, devant un jury composé par : Eliane Silveira (UFU), Núbia Faria (UFAL), Rodolfo Ilari (UNICAMP) et Lauro Baldini (UNICAMP). La version finale du texte est composée de 151 pages et elle a été approuvée avec indication de publication.
Titre original de la thèse : Os manuscritos de Ferdinand de Saussure sobre as lendas germânicas : uma relação entre a fala e a história.
1. Introduction
L’objectif principal de cette thèse était d’étudier la façon dont « parole » et « histoire » sont présentes dans les manuscrits saussuriens sur les légendes germaniques (1903-1910). Comme on le sait, ces deux concepts font partie de ladite « thèse des exclusions saussuriennes », selon laquelle Ferdinand de Saussure aurait exclu des études linguistiques la parole, l’histoire, le sujet et le référent. (cf. Guimarães, 2005 ; Câmara Jr. 1974).
Selon Godel (1957), l’étude sur les légendes germaniques a été développée entre 1903 et 1910, période qui recouvre celles où Saussure s’est consacré à l’enseignement de linguistique générale à l’université de Genève, à l’étude anagrammatique (1906-1909) et à ses recherches sur la toponymie suisse (1901-1904). En accord avec Engler (1974-1975), nous pensons que les relations entre ces recherches ne se limitent pas à la période où elles ont été développées, mais qu’elles se placent encore sous l’égide de la Sémiologie.
En ce sens, l’hypothèse ayant orienté cette recherche est que non seulement la parole et l’histoire n’ont pas été exclues des élaborations saussuriennes sur la linguistique, mais encore qu’il est possible de les retrouver dans les manuscrits sur les légendes germaniques. Et ce parce que les récits ayant constitué l’objet d’étude de Saussure étaient de nature essentiellement orale et auraient une relation avec des faits historiques survenus probablement aux alentours de 435 ap. J.-C. La nature de la littérature orale est liée à la parole et met à l’ordre du jour le besoin de penser le processus de transmission du récit historique dans le temps.
2. Un débat et un parcours de recherche
Dans les années 1970 et 1980, un intense débat sur la relation entre la recherche sur les légendes germaniques et le Cours de Linguistique générale a eu lieu. Il existait alors un mouvement de fractionnement de la pensée de Saussure par les spécialistes de sa théorisation. Un exemple serait la paire « Saussure diurne » et « Saussure nocturne » qui a d’ailleurs été l’objet d’un colloque intitulé Les deux Saussure, en 1974. Toujours à cette époque, d’autres divisions des élaborations saussuriennes ont surgi, comme entre un Saussure comparatiste et un Saussure généraliste (cf. Rédard, 1978). Ces scissions ont influé sur les interprétations données de la recherche légendaire, soulevant un débat sur leur statut : appartiendrait-elle à la sémiologie ou serait-elle une folie de Saussure ?1
Cette question a eu des conséquences sur le parcours théorique réalisé dans cette recherche, étant donné qu’il a fallu effectuer deux opérations ayant abouti aux deux premiers chapitres de cette thèse. La première a consisté à analyser les études mythographiques, assez présentes au XIXe siècle, pour justifier l’intérêt de Saussure pour ce cadre d’étude. Ainsi avons-nous analysé trois ouvrages de spécialistes de la mythographie comparée : Essai de Mythologie Comparée (1859) de Max Müller, Les origines indo-européennes, ou les Aryas primitifs : essai de paléontologie linguistique (1859-1863) d’Adolphe Pictet et Hercule et Cacus : étude de mythologie comparée (1863) de Michel Bréal.
La seconde a été d’examiner des manuscrits saussuriens de linguistique de thématique comparatiste du tournant du XXe siècle. Nous nous sommes donc arrêtés sur les documents suivants : les Trois conférences à l’Université de Genève (1891) ; la note <De> l’anti-historicité du langage et la note sur les noms mythologiques – toutes deux appartenant au document Notes pour un article sur Whitney (1894)2 et, finalement, les trois communications prononcées à la Société d’Histoire et Archéologie de Genève, intitulées : Le nom de la ville d’Oron à l’époque romaine (1901), Origine de quelques noms de lieux dans la région genevoise (1903) et Les Burgondes et la langue burgonde dans le pays romand (1904).
3. Les manuscrits sur les légendes : une relation entre la parole et l’histoire
Dans notre analyse, nous sommes partie du présupposé qu’il est possible d’entrevoir deux perspectives dans ces études : l’une est historique et l’autre sémiologique. Cette division méthodologique a été établie non pas pour donner la priorité à une perspective au détriment de l’autre, mais pour établir une relation théorique entre elles, tout en considérant leurs spécificités.
Aussi avons-nous tout d’abord donné la priorité aux moments où Saussure a un intérêt strictement historique, comme la collecte de données, la recherche d’anachronismes et la comparaison de différents documents historiques. Nous nous sommes cependant rendu compte que, même dans ces extraits, le constat de ce que la légende a un fonctionnement qui lui est inhérent prenait déjà forme. Un exemple en est le passage 3958/2, f. 1r, où le linguiste établit un rapport entre l’anachronisme et la mémoire du poète, en affirmant que ce procédé faciliterait la mémorisation du scénario de la légende (3958/2, f. 1r). En fait, lorsque nous revenons sur les études consacrées à la littérature orale, il ressort que le poète avait un entraînement spécifique lui permettant une certaine liberté réglée : il pouvait utiliser des techniques pour se rappeler le scénario de la légende, dont l’une était l’anachronisme. Dans un autre passage, Saussure se demande si la légende a vraiment un fond historique ou est pure invention. Quoiqu’il choisisse la première option, il admet aussi que la légende a un fonctionnement qui lui est inhérent : comme elle est racontée et reracontée par les poètes, elle ne serait pas statique, mais bien passible de variation (3958/2, f. 4).
Pour nous, ce fonctionnement de la légende, auquel l’histoire est également soumise, est étroitement lié à la parole dans la mesure où il met à l’ordre du jour le rôle de la mémoire et de l’oubli dans la transmission et la transformation du récit légendaire. En outre, dans plusieurs passages, l’affirmation saussurienne de ce que la légende, comme la langue, est un système sémiologique soumis aux mêmes lois que le système linguistique est perceptible.
Dans un des passages où cette comparaison est opérée, il ajoute que « L’identité d’un symbole ne peut jamais être fixée depuis l’instant où il est symbole, c’est-à-dire versé dans la masse sociale qui en fixe à chaque instant la valeur ». Cette affirmation, en consonance avec le passage « […] tout symbole, une fois lancé dans la circulation – or aucun symbole n’existe que parce qu’il est lancé en circulation – est à l’instant même dans l’incapacité absolue de dire en quoi consistera son identité à l’instant suivant » (3958/4, f. 1), nous donne la mesure de l’importance de la parole dans les élaborations de Saussure sur les légendes et son influence sur la transmission de l’histoire. Comment penser qu’un événement donné de l’histoire demeure intact après avoir été transmis oralement à grande échelle pendant sept siècles ? Comment affirmer, en tenant compte de la nature orale du récit et de la liberté réglée du poète – qui met la question de la mémoire à l’ordre du jour –, qu’un certain personnage légendaire se réfère à un personnage historique ?
La transmission du récit oral se fonde sur la mémoire du narrateur-auteur, influant sur la transmission des faits historiques (Ms. Fr. 3958/8, f. 22). Toutefois, la mémoire n’agit pas de même dans tous les récits oraux. Comme le souligne Testenoire (2012), dans les notes de Constantin sur le troisième Cours de linguistique générale, Saussure opère une distinction entre la transmission des textes homériques et celle de ceux des Indiens : les premiers auraient pour objectif le plaisir poétique et les seconds la continuation d’un rituel sacré. L’influence de la mémoire est donc différente dans ces deux types de récits, en fonction de leurs objectifs. Dans le cas des légendes germaniques, nous aurions une transmission rhapsodique, semblable à celle des textes homériques, soumise non seulement aux associations et enchaînements réalisés par le poète, mais encore au fait que ce dernier s’adresse à un public désirant être diverti. Dans un passage des archives 3959/11, Saussure affirme même que le poète, pour éviter une humiliation passagère, pouvait inventer quelque chose pour remplacer ce qui ne lui revenait pas en mémoire, cette procédure étant l’un des facteurs les plus réguliers de transformation de la légende (3959/11, f. 76).
4. Considérations finales
Partant du principe que légende et langue sont des systèmes sémiologiques et qu’elles ont donc un fonctionnement semblable, nous pensons que notre analyse a confirmé que les manuscrits sur les légendes germaniques constituent un locus propice à l’étude des notions de parole et d’histoire. Un peu comme si nous étions face à un exemple concret de système sémiologique mettant en relation non seulement la langue, mais encore la parole et l’histoire des peuples.
Sur ce point, nous avons peut-être trouvé ce que nous cherchions et plus encore : la légende a une origine historique, mais le locuteur, dont elle dépend, s’y immisce, il n’est pas vraiment possible d’atteindre l’événement historique dans sa totalité, puisque nous avons toujours accès au discours sur le fait et non pas au fait en soi.
Bibliographie
Fonds Ferdinand de Saussure
Bibliothèque de Genève, Ms. Fr. 3958
Bibliothèque de Genève, Ms. Fr. 3959
Études
AVALLE, D’Arco Silvio (1973), « La sémiologie de la narrativité chez Saussure », in Ch. Bouazis, D.S. Avalle (éd.) Essais de la théorie du texte. Paris, Galillée, pp. 17-49.
BRÉAL, Michel (1863), Hercule et Cacus : étude de mythologie comparée, Paris, Durand Éditeurs.
CÂMARA JR., Joaquim Mattoso (1974), Princípios de linguística geral : como introdução aos estudos superiores da língua portuguesa, Rio de Janeiro, Livraria Acadêmica.
CHOI, Yong-Ho (1997-1998), Le temps chez Saussure, thèse (Doctorat Sciences du Langage) – Université Paris-X Nanterre, Paris.
ENGLER, Rudolf (1974-1975), « Sémiologies saussuriennes : 1. De l’existence du signe », Cahiers Ferdinand de Saussure 29, pp. 45-73.
GAMBARARA, Daniele (2007), « Ordre graphique et ordre théorique : présentation de F. de Saussure, Ms. Fr. 3951-10 », Cahiers Ferdinand de Saussure 60, pp. 237-280.
GODEL, Robert (1957), Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. De Saussure, Genève, Librairie Droz.
GUIMARÃES, Eduardo (2005), Os limites do sentido : um estudo histórico e enunciativo da linguagem, Campinas, Pontes.
MÜLLER, Max (1859), Essai de Mythologie Comparée, Paris, Gross & Donnaud.
PICTET, Adolphe (1859), Les origines indo-européennes ou les aryas primitifs : essai de paléontologie linguistique, Paris, Joël Chebuliez Librairie.
PROSDOCIMI, Aldo (1983), « Sul Saussure delle leggende germaniche », Cahiers Ferdinand de Saussure 37, pp. 35-106.
RÉDARD, Georges (1978) « Deux Saussure ? » Cahiers Ferdinand de Saussure 32, pp. 27-41.
SAUSSURE, Ferdinand de (1922), Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure, publié par Ch. Bally et L. Gautier, Genève, Société Anonyme des Editions Sonor, [réimpr. Genève/Paris, Slatkine, 1984].
SAUSSURE, Ferdinand de (1920), « Le nom de la ville d’Oron à l’époque romaine : Étude de Ferdinand de Saussure publique et annotée par L. Gauchat », Indicateur de l’histoire suisse 18, Disponible sur : http://www.e-periodica.ch. (consulté le 10.12.2018).
SAUSSURE, Ferdinand de (1974) Cours de linguistique générale. Édition critique par R. Engler, Tomo 2 – Appendice, Wiesbaden, Otto Harrassowitz [19902].
SAUSSURE, Ferdinand de (1986), Le Leggende Germaniche. Scritti scelti e annotati a cura di A. Marinetti e M. Meli, Este (PD), Libreria Editrice Zielo.
SAUSSURE, Ferdinand de (1999), « Manuscrit inédit de Ferdinand de Saussure à propos des noms de Genthod, Écogia, Carouge et Jura ». Texte établi par M. Arsenijević, Cahiers Ferdinand de Saussure 51, pp. 275-288.
TESTENOIRE, Pierre-Yves (2012), « Littérature orale et sémiologie saussurienne », in S. Bédouret-Larraburu & G. Prignitz (éd.), En quoi Saussure peut-il nous aider à penser la littérature ?, Linguistique et littérature, v. 1, Pau, Presses de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (Puppa), pp. 61-77.
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1 Parmi les spécialistes s’étant prononcé sur cette question, nous citerons : D’Arco Silvio Avalle, Rudolf Engler et Aldo Prosdocimi.
2 Catalogué comme Ms. Fr. 3951-10, Notes pour un article sur Whitney est constitué d’un cahier à couverture noire contenant 94 pages de notes de natures diverses : outre le brouillon de l’article sur le linguiste américain, il y a une note sur la philosophie de la guerre sino-japonaise, un passage sur les noms divins, etc. (cf. Gambarara, 2007).