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Langage et signifiant. Une analyse épistémologique de la distinction structuraliste entre langage et langues

Anne-Gaëlle TOUTAIN

Université de Berne HTL —(UMR 7597)

annegaelletoutain@yahoo.fr

Cet article est une version revue d’une communication donnée à Berlin au colloque annuel de la Henry Sweet Society, en août 2013. Le thème, cette année-là, était : « The description of “exotic” languages before and after Humboldt », et il m’avait semblé pertinent, dans ce cadre, d’envisager sur nouveaux frais la distinction entre langage et langues, à la lumière de la conception martinettienne de celle-ci. Une préoccupation fondamentale de Martinet est en effet l’élaboration d’un cadre de description qui permette de rendre justice à toutes les langues, dans leur diversité, sans en couler de force la description dans un cadre inadéquat, tel celui d’un langage conçu comme « abstraction universaliste ». Le propos n’a rien perdu de son intérêt aujourd’hui, en raison du regain d’actualité des préoccupations de grammaire ou de linguistique générales lié au développement des études de neurolinguistique. C’est pourquoi il m’a semblé utile de publier le texte de cette communication.

Si la problématique de la grammaire générale, en dépit de son ancienneté, n’a rien perdu de son actualité, des voix s’élèvent par ailleurs pour souligner son caractère réducteur, en particulier lorsqu’il s’agit de langues non européennes, telles les langues dites « exotiques ». L’une d’entre elles, et des plus célèbres, est celle d’André Martinet (1908-1999) qui, dans de nombreux textes, se livre à une critique virulente de la notion de langage, en tant que distincte de celle de langue. La critique vise alors notamment les problématiques jakobsonienne et chomskyenne. Le fait remarquable, cependant, est que la distinction entre langage et langues qui est au fondement de la problématique de la grammaire générale est commune à l’ensemble du structuralisme européen. Cette distinction est ainsi à l’œuvre, non seulement dans les textes de Hjelmslev et de Jakobson, ainsi que, d’une manière un peu différente – et, pour une part, dans une moindre mesure –, dans ceux de Benveniste, trois linguistes pour lesquels elle constitue un cadre d’élaboration, mais également dans l’élaboration martinettienne, en dépit de la critique tout juste mentionnée. C’est pourquoi, précisément, son étude dans le structuralisme européen me paraît susceptible de l’éclairer d’un jour nouveau, ainsi que les problématiques qui la mobilisent.

C’est à une telle étude que je m’attacherai dans ce qui suit, où je proposerai une analyse épistémologique de cette distinction dans sa version structuraliste, et plus particulièrement martinettienne, à la lumière récurrente de la théorie saussurienne. Comme je l’ai montré ailleurs1, bien que chronologiquement postsaussurienne, la théorie structuraliste est néanmoins épistémologiquement présaussurienne. Je m’attacherai tout d’abord à un exposé de cette distinction dans les textes structuralistes, notamment martinettiens. Nous verrons ensuite comment la distinction, toute différente, qui apparaît dans les textes de Saussure : entre langue, langage et idiomes, permet de rendre compte de l’aporie martinettienne – puisque Martinet promeut donc une distinction qu’il refuse – et jette une lumière nouvelle sur la problématique de la grammaire générale.

1. Langage et langues

Comme indiqué en introduction, cette distinction est commune au structuralisme européen.

1.1. Une distinction hjelmslevienne, jakobsonienne et benvenistienne

Dès la Synopsis of an Outline of Glossematics (1936)2, Hjelmslev – dans ce texte, conjointement à Uldall – se réfère à une norme « commune à toutes les langues connues et inconnues » (Hjelmslev & Uldall 1936 : 2 [je traduis]) et affirme que « [r]econnaître et décrire cette norme est le principal objet de la linguistique générale » (Hjelmslev & Uldall 1936 : 2 [je traduis]). Dans « [Linguistique structurale] » (1948), il postule l’existence d’une « hiérarchie typologique, qui monte des langues particulières jusqu’à l’espèce langue » (Hjelmslev 1971 : 33). Malgré l’utilisation du terme de langue, au lieu de celui de langage, il s’agit bien d’une distinction entre langage et langues3. En effet, Hjelmslev ne distingue pas entre langue et langage, et il définit « la langue » comme une « classe de classes » (Hjelmslev 1971 : 33). Cette dernière constitue en outre pour lui l’objet véritable de l’investigation, en même temps qu’un cadre et un outil d’analyse des langues :

[…] l’espèce langue est le véritable et principal objet de la linguistique structurale. Une langue particulière est subordonnée au type, et le type à l’espèce. On voudrait donc que les recherches portant sur quelque langue particulière se fondent sur la structure du type ou de l’espèce langue et visent directement à élucider celle-ci. (Hjelmslev 1971 : 32-33).

La notion de langage est également centrale dans l’élaboration de Jakobson, qui conçoit le rapport entre langage et langues sur le même modèle que le rapport entre code et messages, à savoir en définissant le langage comme l’invariant dans la variation. Jakobson affirme ainsi par exemple dans « Parts and Wholes in Language » (1960), citant Delacroix : « “Une langue est une variation historique sur le grand thème humain du langage.” » (Jakobson 1971 : 284 [je traduis]). Il reprend cette proposition dans « Implications of Language Universals for Linguistics » (1961), et ajoute alors que « [l]a confrontation typologique de différentes langues révèle des invariants universels » (Jakobson 1971 : 580 [je traduis]).

Enfin, Benveniste distingue de même entre langage et langues, écrivant notamment dans « Coup d’œil sur le développement de la linguistique » (1962) :

Commençons par observer que la linguistique a un double objet, elle est science du langage et science des langues. Cette distinction, qu’on ne fait pas toujours, est nécessaire : le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l’homme, est autre chose que les langues, toujours particulières et variables, en lesquelles il se réalise. C’est des langues que s’occupe le linguiste, et la linguistique est d’abord la théorie des langues. Mais, dans la perspective où nous nous plaçons ici, nous verrons que ces voies différentes s’entrelacent souvent et finalement se confondent, car les problèmes infiniment divers des langues ont ceci de commun qu’à un certain degré de généralité ils mettent toujours en question le langage. (Benveniste 1966 : 19).

Comme chez Hjelmslev et Jakobson, le langage apparaît chez Benveniste comme un objet explicatif des langues, corrélat en même temps que modalité de l’analyse de ces dernières. Dans « La classification des langues » (1952-1953), le linguiste avance ainsi l’idée d’une « théorie générale de la structure linguistique » (Benveniste 1966 : 114).

Si la notion de langage est ainsi centrale dans les élaborations de Hjelmslev, Jakobson et Benveniste, où elle fait figure de principe d’analyse des langues, elle fait en revanche l’objet de vives et nombreuses critiques de la part de Martinet, qui s’oppose à la problématique de la grammaire générale, au nom précisément de la diversité des idiomes, et de la nécessité de pouvoir décrire des langues très différentes sans les réduire à des schèmes connus.

1.2. La critique martinettienne

Cette critique vise aussi bien la notion saussurienne de langue, que, se méprenant sur la théorie saussurienne, Martinet assimile à la notion structuraliste de langage. Martinet récuse ainsi l’existence de quelque chose de tel que la langue, au profit d’une définition de ce qu’est une langue. Il affirma par exemple lors de la discussion qui suivit sa conférence « Pour une approche empirico-déductive en linguistique » (1980) :

Si je dis « chaque langue » c’est bien que je distingue une langue d’une autre langue, des autres langues. Je ne vois pas à quoi cela correspond, la langue. Comment est-ce fait la langue ? Je n’en sais rien. La langue, je ne connais pas. Une langue, oui ! Je m’excuse d’être aussi réaliste. On m’accuse ou on me loue d’être réaliste, mais je suis vraiment réaliste. Il me faut savoir où ça se trouve, la langue. Une langue je sais, la langue je ne sais pas. (Martinet 1989 : 20).

De même, dans le compte rendu (1995) de la publication par Roy Harris et Eisuke Komatsu des notes de Constantin du troisième cours de Saussure à l’université de Genève, il parle à propos de la langue saussurienne d’une « abstraction universaliste » : « Chaque langue a son statut personnel et il n’est besoin d’aucune abstraction universaliste à laquelle la rattacher. » (Martinet 1995 : 144). Cette interprétation de Saussure est révélatrice, car elle montre que Martinet ne perçoit pas la spécificité de la problématique saussurienne, que je m’efforcerai de faire apparaître dans la deuxième partie de cet article. Autrement dit, il demeure dans la problématique des rapports, et donc de la distinction, entre langage et langues. De fait, ainsi que nous allons le voir dans ce qui suit, en dépit de cette critique virulente de toute « abstraction universaliste », l’élaboration de Martinet ne se distingue pas fondamentalement de celle des autres structuralistes.

Le texte le plus intéressant, parce que le plus complet et le plus systématique, sur cette question de l’anti-universalisme martinettien, est « Réflexions sur les universaux du langage » (1967-1968)4. Il apparaît, à la lecture de ce texte, que Martinet critique avant tout, dans la position universaliste, un type de description. Il voit en effet dans la quête d’universaux du langage de Greenberg et Jakobson une « tendance […] pour retrouver l’identité derrière la diversité » (Martinet 1975 : 52), tendance qu’il oppose à « la tendance inverse à insister sur les différences entre les langues » (Martinet 1975 : 52). Cette hypothèse est pour lui la manifestation d’un point de vue « aprioriste », qui ne peut que fausser la description des langues.

Martinet reproche par ailleurs aux universalistes, outre un type de description qu’il considère comme aprioriste, leur postulat d’une entité explicative, qu’il juge sans répondant empirique, ni dans les langues (le postulat d’universaux n’est qu’une distorsion liée aux langues les mieux connues), ni dans le fonctionnement psychophysiologique. Il parle à cet égard de « mystification » (Martinet 1975 : 54) :

[…] il y aurait des traits fondamentaux du langage humain qui ne se laisseraient pas expliquer en fonction du rôle du langage comme moyen de communication dans le cadre reconnu de la psychologie et de la physiologie de l’être humain. Il faudrait donc, si nous voulons éviter tout présupposé métaphysique, envisager l’existence, chez l’homme, d’une organisation autonome présidant au fonctionnement du langage, et qui aurait ses lois propres indépendantes des conditionnements psycho-physiologiques qui expliquent par ailleurs le comportement humain […] Il y aurait donc en nous un moule linguistique, une disposition innée […] Or […] il resterait à voir quels seraient les rapports de ce moule linguistique avec le reste de la psycho-physiologie de l’homme, ou, en d’autres termes, comment cette partie s’intègre dans le tout […] Ceci, les « innéistes » se gardent bien de le tenter parce que ce serait en fait porter atteinte au caractère de réalité dernière qui les séduit dans leur construction. (Martinet 1975 : 54-55).

Il apparaît cependant, à la lecture de cette citation, qu’à cet objet récusé en répond un autre, dont Martinet postule en revanche l’existence : le « langage comme moyen de communication », objet supposé suffisant pour rendre compte des « traits fondamentaux du langage humain ».

La critique martinettienne de la position universaliste se caractérise donc par son absence de réelle remise en cause de la notion même de langage, et c’est ce qui la rend très remarquable. Ce que Martinet refuse est en effet un type de description et d’explication du donné, mais sa perspective demeure analogue à celle des universalistes : il s’agit toujours d’une perspective descriptive, dans le cadre de laquelle le donné est les langues comme manifestations du langage, le langage étant pour sa part défini d’emblée comme un instrument de communication. Martinet se contente ainsi de substituer un cadre de description à un autre. C’est d’ailleurs ainsi qu’il conçoit lui-même sa démarche, qu’il qualifie d’« empirico-déductive » et qu’il oppose à une démarche « hypothético-déductive ». Il affirme ainsi, toujours dans « Réflexions sur les universaux du langage » :

Poser des universaux du langage qu’une observation plus poussée réduira à des quasi-universaux, puis à de simples tendances, c’est proprement aller à contre-sens. C’est orienter définitivement l’observation dans le sens de la vérification d’une hypothèse de départ et tenter le chercheur de liquider, par des pirouettes, tout ce qui pourrait s’y opposer. (Martinet 1975 : 55-56).

C’est là la méthode hypothético-déductive. La méthode martinettienne consiste pour sa part à « précise[r] soigneusement quelles sont les caractéristiques qu’on attend d’un objet pour qu’on accepte de le désigner comme une langue » (Martinet 1975 : 58). Cet ensemble de précisions constitue la définition martinettienne d’« une langue » (à savoir « un instrument de communication doublement articulé et de caractère vocal »5), dont Martinet déduit des possibilités structurales qui serviront de cadre de description :

Une fois ceci établi, on cherche à déterminer quelles sont les implications de tous ordres de cette définition, quelles sont les latitudes qu’elle autorise, les développements qu’elle laisse prévoir, les limitations qu’elle semble imposer, en recherchant, certes, chaque fois, si les traits ou les complexes envisagés se retrouvent effectivement dans des langues existantes, mais sans jamais exclure la possibilité de l’existence de ce qui n’est pas exclu par la définition même que nous avons adoptée. (Martinet 1975 : 58).

Citons, par exemple, à titre d’illustration de telles possibilités structurales, la distinction des trois types de monèmes : autonomes, non autonomes, et fonctionnels. À cette démarche déductive s’ajoute le postulat de l’économie, qui est le cadre martinettien d’explication des tendances constatées dans les langues et, par exemple, des quasi-universaux. Martinet souligne lui-même cette convergence avec les universalistes. On lit ainsi encore dans « Réflexions sur les universaux du langage » :

On voit en quoi la position exposée ci-dessus s’oppose diamétralement à celle selon laquelle s’imposerait la recherche d’universaux du langage. Nous n’établissons ici aucune limite aux possibilités structurales des langues, sinon celles qui découlent d’une définition sur laquelle peut se faire l’accord de tous ceux qui, tout en replaçant le langage humain dans le cadre d’une sémiologie générale, se refusent à désigner comme une langue n’importe quel système de signes. Nous sommes naturellement convaincus que l’économie générale de la communication entre les hommes tendra à esquisser des limites aux latitudes de variation de structures [sic] et qu’une pratique prolongée de ces méthodes amènera à dégager des types qui ne diffèrent pas outre mesure de certains des quasi-universaux de Greenberg. Mais en écartant tout apriorisme initial, nous serons sûrs de ne pas avoir déformé les faits pour les faire entrer dans un cadre pré-établi qui ne peut que refléter les préjugés que nous ont légués des grammairiens tentés d’établir, pour toute langue, une norme fondée sur l’admiration des langues classiques ou sur la confusion millénaire entre la logique et le langage. (Martinet 1975 : 61).

Il apparaît clairement, à la lecture de ce passage, que la problématique de Martinet est fondamentalement analogue à celle des universalistes, et que la critique martinettienne de cette dernière se réduit en fait à la promotion d’un autre type d’explication du donné linguistique (des langues). C’est ce qui était également très net quelques pages plus haut dans le même texte, où Martinet affirmait déjà la possibilité d’une convergence entre les résultats des deux démarches hypothético-déductive et empirico-déductive :

Greenberg a voulu montrer qu’il y avait, un peu partout, certaines constances syntaxiques. La même opération à partir de descriptions plus exactes aurait abouti à des résultats encore plus convaincants. En effet, toutes les constatations qu’il résume sous la forme de quarante-cinq universaux s’expliquent le plus simplement du monde dans le cadre du comportement humain le plus général, à condition de ne pas se refuser, de prime abord, à toute explication. Toutes sont intéressantes et valaient d’être faites, mais elles ne permettent de développements utiles que si l’on renonce à y voir des universaux, et qu’on recherche, pour chacune d’elles, ce qu’elle indique en fait et ce en quoi elle dérive de la satisfaction des besoins de la communication humaine. (Martinet 1975 : 57).

Il importe, à cet égard, de noter que le cadre explicatif martinettien vaut pour la définition même d’une langue, dans la mesure où la double articulation est elle-même un produit de l’économie, en tant que « conséquence inéluctable du caractère illimité de l’usage que fait l’homme de cet instrument [le langage] » (Martinet 1975 : 58). À l’objet postulé par les universalistes se substitue ainsi, chez Martinet, un cadre explicatif. Comme je l’ai souligné plus haut, cette explication est cependant fondée sur une définition préalable du langage comme instrument de communication, de nouveau lisible dans les deux affirmations tout juste citées. Il faut insister, ici, sur la circularité de la démarche martinettienne. Le refus des universaux se confond en effet avec le postulat du caractère sui generis des structures linguistiques. Dans La linguistique synchronique (1965) – comme dans A Functional View of Language (1961-1962)6 –, Martinet affirme qu’à la différence du langage animal, « [l]e langage de l’homme varie parce qu’il s’adapte sans cesse aux besoins changeants de l’humanité » (Martinet 1965 : 12). Or, selon lui :

Il s’ensuit que tout trait du discours que l’on rencontre régulièrement dans toute communauté n’est pas, à proprement parler, un fait linguistique. Ce n’est pas au linguiste à l’étudier, mais au psychologue ou au physiologiste, à ceux qui traitent de l’homme en général, conçu comme identique aux quatre coins du globe. (Martinet 1965 : 12).

L’objet proprement linguistique apparaît ainsi délimité par sa structure, en tant que structure sui generis, de même que sa définition se fonde sur le donné de la notion d’instrument de communication : à la conception du langage comme instrument de communication répond le postulat d’une structure, cadre possible de la description des langues. La position de Martinet est certes distincte de celle des universalistes, dans la mesure où le langage, pour lui, n’est pas une « faculté » mais une institution impliquant l’usage des facultés les plus diverses7, mais cette institution est signifiant d’une part, structure d’autre part. Elle est ainsi tout à la fois modèle de l’explication (le langage est structuration du signifiant) et cadre de description (les langues sont des structures sui generis), modèle de l’explication et cadre de description qui se répondent l’un à l’autre, signant la circularité de l’élaboration.

Il apparaît ainsi, en dernière analyse, que les textes de Martinet ne nous offrent pas tant à lire une récusation de la problématique de la grammaire générale qu’une forme minimale de la distinction entre langage et langues : entre signifiant et structure. Cette distinction est en réalité inhérente au structuralisme européen, ce que l’élaboration martinettienne a le mérite de permettre de mettre au jour, inhérence qui est une conséquence de l’absence de définition scientifique du langage ou de la langue, donc des langues. La définition mobilisée demeure en effet celle de la connaissance commune et dans ce cadre, le dénominateur commun des langues n’est pas un concept, mais un objet, dût-il apparaître sous la forme minimale du signifiant, de l’instrument de communication. C’est en revanche une telle définition scientifique qui constitue l’apport fondamental de la théorie saussurienne, qui institue pour sa part une double distinction entre langue et langage et entre langue et idiomes.

2. Langage, langue et idiomes8

Dans sa première conférence à l’université de Genève (1891), Saussure reprend la distinction traditionnelle entre langage et langues :

Langue et langage ne sont qu’une même chose ; l’un est la généralisation de l’autre. Vouloir étudier le langage sans se donner la peine d’en étudier les diverses manifestations qu’évidemment sont les langues est une entreprise absolument vaine et chimérique ; d’un autre côté vouloir étudier les langues en oubliant que ces langues sont primordialement régies par certains principes qui sont résumés dans l’idée de langage, est un travail encore plus dénué de toute signification sérieuse, de toute base scientifique véritable. (Saussure 2002 : 146).

La perspective ne paraît alors guère distincte de celle de la grammaire générale, à ceci près que, d’une part, le langage se trouve explicitement envisagé comme phénomène, et d’autre part, Saussure entend précisément subordonner cette étude du langage comme fait humain à l’étude des langues, qui constitue pour lui le seul abord possible du langage. Le passage cité vient en effet à la suite de cet autre :

Ici se présente cette objection plus ou moins fondée selon nous : vous transformez l’étude des langues en l’étude du langage, du langage considéré comme faculté de l’homme, comme un des signes distinctifs de son espèce, comme caractère anthropologique ou pour ainsi dire zoologique. Messieurs, c’est ici un point sur lequel il me faudrait disposer d’un temps considérable pour exposer, développer et justifier mon point de vue, qui n’est pas autre que celui de tous les linguistes actuels : c’est qu’en effet l’étude du langage comme fait humain, est tout entière, ou presque tout entière contenue dans l’étude des langues. Le physiologiste, le psychologue et le logicien pourront longtemps disserter, le philosophe pourra reprendre ensuite les résultats combinés de la logique, de la psychologie et de la physiologie, jamais, je me permets de le dire, les plus élémentaires phénomènes du langage ne seront soupçonnés, ou clairement aperçus, classés et compris, si l’on ne recourt en première et dernière instance à l’étude des langues. (Saussure 2002 : 145-146).

Il s’agit donc pour Saussure, dans cette conférence, de constituer l’étude des langues en un point de vue linguistique sur le langage, langage quant à lui préalablement assigné à la linguistique comme son objet. La définition du langage engage dès lors la linguistique comme étude des langues.

Cette définition du langage passera par la distinction entre langage et langue, qui s’élabore notamment dans les deux derniers cours. Dans le troisième cours, après avoir défini, après Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, la linguistique comme l’« étude scientifique des langues » (Saussure & Constantin 2005 : 85), et affirmé que la linguistique « s’occupe […] du langage à toute époque et dans toutes les manifestations qu’il revêt » (Saussure & Constantin 2005 : 85), Saussure pose la question :

Sans séparer immédiatement les mots de langue et de langage, où trouvons-nous le phénomène concret, <complet>, intégral de la langue ou du langage ? c’est-à-dire, où trouvons-nous l’objet devant lequel nous avons à nous placer avec tous ses caractères provisoirement contenus en lui et non analysés ? (Saussure & Constantin 2005 : 86).

Il insiste alors sur l’hétérogénéité du langage, qu’il caractérise comme « un assemblage de choses composites (articulation d’un son, idée qui s’y rattache) qu’il faut étudier par ses différentes pièces sans qu’on puisse en étudier l’objet intégral » (Saussure & Constantin 2005 : 87). La solution consiste dans la distinction de la langue et du langage, définitoire de la langue comme produit social et « union » du son et du sens :

Voici la solution que nous pouvons adopter :

Il y a chez chaque individu une faculté que nous pouvons appeler la faculté du langage articulé. Cette faculté nous est donnée d’abord par des organes, et puis par le jeu que nous pouvons obtenir d’eux. Mais ce n’est qu’une faculté et il serait matériellement impossible de l’exercer sans une autre chose qui est donnée à l’individu du dehors : la langue ; il faut que ce soit l’ensemble de ses semblables qui lui en donne le moyen par ce qu’on appelle la langue, nous voyons ainsi entre parenthèses la démarcation peut-être la plus juste à établir entre langage et langue. La langue est forcément sociale, le langage ne l’est pas forcément. Il pourra être spécialement indiqué en parlant de l’individu. C’est quelque chose d’abstrait et qui suppose pour se manifester l’existence humaine. Cette faculté qui existe chez les individus serait peut-être comparable à d’autres : l’homme a la faculté de chanter, par exemple, peut-être qu’il n’inventerait pas un air si le corps social ne le dirigeait pas. La langue suppose chez tous les individus l’existence des organes. Quand on a séparé la langue de la faculté du langage, on a séparé : 1°) ce qui est social de ce qui est individuel, 2°) ce qui est essentiel de ce qui est plus ou moins accidentel. En effet, on verra plus loin que c’est l’union de l’idée avec un signe vocal qui suffit à constituer toute la langue. (Saussure & Constantin 2005 : 87).

Du langage conçu comme « faculté », Saussure distingue la langue comme condition nécessaire de l’exercice de cette dernière, prenant la forme de quelque chose qui est « donné à l’individu du dehors ». La langue est ainsi définie comme produit social, entièrement constitué par « l’union de l’idée avec un signe vocal ». À cette distinction entre langage et langue s’ajoute quelques pages plus loin une autre distinction, entre langue et langues :

Après avoir assigné ce caractère à la langue d’être un produit social que la linguistique doit étudier, il faut ajouter que le langage de l’ensemble de l’humanité se manifeste par une diversité de langues infinie : la langue est le produit d’une société, mais les différentes sociétés n’ont pas la même langue. […] la <chose> donnée, ce n’est pas seulement la langue mais les langues. Et le linguiste est dans l’impossibilité d’étudier autre chose au début que la diversité des langues. Il doit étudier d’abord les langues, le plus possible de langues ; il doit étendre son horizon autant qu’il le peut. C’est ainsi que nous procéderons. Par l’étude, l’observation de ces langues, il pourra tirer des traits généraux, il retiendra tout ce qui lui paraît essentiel et universel, pour laisser de côté le particulier et l’accidentel. Il aura devant lui un ensemble d’abstractions qui sera la langue. C’est ce qu’on peut résumer dans cette seconde division : la langue. Dans la langue, nous résumons ce que nous pouvons observer dans les différentes langues. (Saussure & Constantin 2005 : 89).

Saussure affirme ici de nouveau, comme dans la première conférence à l’université de Genève, le primat, en linguistique, de l’étude des langues. Le cadre est cependant différent, puisque s’opposent alors langues et langue, au lieu de la distinction traditionnelle entre langues et langage. La langue, qui s’opposait au langage comme produit social et union entre signe vocal et idée, est ici définie par sa généralité : elle sera un ensemble de « traits généraux », un « ensemble d’abstractions », résumera « ce qui […] paraît essentiel et universel ». On lit de même un peu plus loin encore :

Les langues, c’est l’objet concret qui s’offre sur la surface du globe au linguiste ; la langue, c’est le titre qu’on peut donner à ce que le linguiste aura su tirer <de général> de l’ensemble de ses observations à travers le temps et à travers l’espace. (Saussure & Constantin 2005 : 93).

Citons enfin, à la fin du cours :

[Telle étant notre notion de la langue, il est clair qu’elle ne nous est représentée que par la série des diverses langues. Nous ne pouvons la saisir que sur une langue déterminée quelconque. La langue, ce mot au singulier, comment se justifie-t-il ? Nous entendons par là une généralisation, ce qui se trouvera vrai pour toute langue déterminée, sans être obligé de préciser. Il ne faut pas croire que ce terme général la langue équivaudra à langage.] (Saussure & Constantin 2005 : 220)9.

L’expression ne signale donc pas nettement la rupture avec la perspective objectale et empirique de la grammaire générale. L’introduction de la langue entre le langage et les langues, sur laquelle Saussure insiste en dernier lieu dans ce passage, institue cependant une problématique radicalement différente de celle de la grammaire générale. En effet, si Saussure distingue entre langue (au singulier) et langues (au pluriel), la langue étant par ailleurs distincte du langage, c’est que sa théorisation de la langue implique une rupture entre langue et idiome : le concept de langue rend raison du donné linguistique que sont les idiomes – et ainsi, par ailleurs, donne prise sur le langage, dont les idiomes sont la manifestation.

Comme nous l’avons vu, la distinction entre langage et langue constitue le cadre d’une définition de la langue comme produit social et articulation du son et du sens. Plus précisément, la langue saussurienne est définie comme système de valeurs, c’est-à-dire d’entités dont l’identité ne consiste en rien d’autre qu’en leur existence, autrement dit qu’en la délimitation-combinaison qui les constitue comme entités10. Saussure définit ainsi la langue comme fonctionnement, un fonctionnement dont son et sens, en tant que linguistiques, sont les effets. Citons notamment cette proposition du deuxième cours, où il est question du « fait <en quelque sorte> mystérieux que la pensée-son implique des divisions qui sont les unités finales de la linguistique » (Saussure 1997 : 21).

C’est là une définition toute différente de celle de la grammaire générale. Elle se situe en effet au cœur de la théorisation, au lieu d’être présupposée et de fournir le support de l’analyse. Or, en tant que telle, elle impose de s’interroger sur le référent de la grammaire universelle, qui ne saurait donc être « le langage ». C’est en effet à cet endroit qu’intervient la rupture entre langue et idiome. La théorisation saussurienne de la langue est corrélative d’une dialectique de la négativité et de la positivité : la positivité est effet de langue, cependant que la langue, en tant que fonctionnement, n’implique que des entités négatives. La définition saussurienne de la langue n’implique ainsi rien d’autre que l’essence d’articulation (de division-combinaison) de son objet, à l’exclusion de toute représentation en termes de structure et, plus généralement, d’objet, au sens d’une entité objectale. Quant au langage, il n’est qu’une « faculté », dont le produit est inséparablement la langue et les idiomes, le concept de langue définissant ainsi tout à la fois la nature du langage et la linguisticité des idiomes, qui sont le seul objet (au double sens du terme) du linguiste. Sa représentation théorique ne saurait donc être simple (un invariant, un générateur ou une explication des langues), mais elle doit être construite dans l’espace instauré par cette dualité entre langue et idiome.

La question de la grammaire générale est abordée par Saussure dans le troisième cours, où l’on peut lire :

La linguistique statique peut réclamer bien des choses qu’on range dans linguistique générale.

Elle prendra ce qu’il y a de commun entre tous les états de langue observables. C’est à cette généralisation qu’appartient même ce que l’on a appelé la « grammaire générale » qui comprendra notamment les points où la linguistique touche de près la logique. Les catégories comme le substantif, le verbe, voilà qui peut être réclamé finalement par la linguistique statique, car c’est seulement au moyen d’états de langue que s’établissent les rapports et les différences telles qu’on les trouve dans la grammaire générale. (Saussure & Constantin 2005 : 275).

On trouve une affirmation analogue dans l’entretien avec Riedlinger :

M. de Saussure s’en est beaucoup occupé [de la linguistique statique] il y a 15 ans, et il lui faudrait au moins deux à trois mois de recueillement, pendant les vacances, avant d’entreprendre un pareil cours (on ne l’improvise pas d’une leçon à l’autre), et… des élèves déjà au courant des méthodes de la linguistique.

Il n’y a pas de sujet plus ardu que celui-là : il faudrait reprendre, pour le réfuter, tout ce que Paul et les modernes ont écrit là-dessus. On aurait à donner une théorie des parties du discours. Ce serait une grammaire générale. (Godel 1957 : 29).

Cette assignation de la grammaire générale à la synchronie prend tout son sens dans le cadre du troisième cours, où la distinction entre synchronie et diachronie, distinction tout à la fois théorique et méthodologique se trouve pour la première fois clairement articulée sur l’idiome en tant qu’objet d’étude du linguiste11. Elle demeure cependant un geste équivoque. Elle rompt certes avec la grammaire générale traditionnelle, dans la mesure où cette subordination de la grammaire générale à la synchronie implique d’une part une redéfinition de celle-ci dans le cadre de la linguistique générale, et d’autre part, une assignation à l’idiomologie, puisque Saussure nie l’existence de toute unité panchronique12. Néanmoins, en raison de son caractère programmatique, et eu égard à la dualité de la synchronie saussurienne dans ce troisième cours – linguistique et idiomologique –, ainsi qu’à l’ambiguïté de la notion de généralisation, elle ne permet pas de conclusion précise.

C’est sur cette équivoque que je voudrais conclure, dans la mesure où l’ensemble de la théorisation saussurienne de la langue invite à la clarifier. Cette théorisation invite en effet à décompacter le langage, qui n’est pas un objet à édifier (comme ensemble d’universaux), mais un objet à élaborer dans le cadre du concept saussurien de langue. Le refus martinettien de la conception du langage comme une faculté – ce que l’on appellerait aujourd’hui un « module » –, au profit d’une considération de celui-ci comme une institution mettant en jeu plusieurs facultés, ne sera fécond que s’il se donne les moyens de construire une représentation théorique du langage. Comme nous l’avons vu, chez Martinet, et dans le structuralisme en général, le langage constitue au contraire un cadre pour l’analyse des idiomes. C’est là la problématique de la grammaire générale, qui peut être inversée sans s’en trouver altérée : l’analyse des idiomes devient alors le terrain de la construction du langage comme structure. De même, en neurolinguistique, ou dans les neurosciences en général, le langage fonctionne comme support de projection des élaborations, qui le supposent ainsi au lieu de le définir et de le construire. Il est donc temps de faire fructifier la théorisation saussurienne de la langue, en prenant la mesure des enjeux de l’introduction de la langue entre le langage et les idiomes. Peut-être alors la neurolinguistique cessera-t-elle d’être une science spéculative, mue par la fascination d’une « réalité dernière » dont Martinet dénonçait à juste titre le caractère mystique, sans cependant avoir les moyens théoriques d’une autre représentation.

Bibliographie

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TOUTAIN, Anne-Gaëlle (2015), La problématique phonologique, Paris, Classiques Garnier.

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1 Voir notamment Toutain (2015).

2 Tout au long de l’article, je donnerai entre parenthèses les dates de composition, qui peuvent différer de celles de la publication, ou, à défaut, les dates de publication.

3 Qui est présente dès le tout premier ouvrage de linguistique générale de Hjelmslev, les Principes de grammaire générale (1928), où celui-ci distingue entre système abstrait et systèmes concrets.

4 Voir Martinet 1975.

5 Voir par exemple, pour cette formule condensée, Martinet (1985 : 22), Martinet (1993 : 376) et Martinet (2000 : 22).

6 Traduit en français sous le titre Langue et fonction (1969).

7 Cette proposition est explicitement énoncée dans « A Functional View of Grammar » (1969/1970) et « Some Basic Principles of Functional Linguistics » (1976). Voir, respectivement, Martinet (1975 : 82) et Martinet (1977 : 7).

8 Voir aussi Toutain (2013). Il s’agissait alors d’une comparaison entre Hjelmslev et Saussure.

9 Les crochets ont été ajoutés par les éditeurs de ces notes de Constantin du troisième cours. Ils indiquent un ajout postérieur de Saussure. Voir Saussure & Constantin 2005 : 220, note 8.

10 Voir notamment Toutain 2014.

11 Voir Toutain 2014.

12 Voir Saussure 1997 : 34-36.

13 Toutes les citations de cette édition ont été corrigées sur les manuscrits. Le texte donné ici peut donc différer de celui qui est publié.