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Entre unité et pluralité : l’école de Genève face à la classification des sciences

Claudia STANCATI

Université de la Calabre

stancaticlaudia@libero.it

1. La linguistique dans la classification des sciences

Absentes chez Comte ainsi que chez Spencer, les sciences de l’esprit commencent à être classées dans les ouvrages de la deuxième moitié du XIXe siècle. La linguistique est présente dans les Fondements des connaissances écrits en 1851 par Antoine Cournot pour qui la linguistique est une science toute récente dont l’objet est de mettre en relief les affinités naturelles et les liens de parenté des idiomes (cf. Cournot, 1851), une idée de la linguistique épousée par Littré et Beaujean entre 1863 et 1874 (cf. Littré, 1863-1872 : 315 ; Littré, Beaujean, 1874).

En France, les cinquante années successives à la fondation de la IVe section de Sciences Historiques et Philologiques de l’EPHE sont les années où les sciences humaines commencent à être reconnues en tant que telles ; en 1908 Louis Havet, président de cette section, déclare :

le mot « sciences » pouvait étonner le public de 1868, qui était accoutumé […] à mettre les mots sciences et lettres en antithèse. En fait les lettres (sous l’aspect, il est vrai, qui est le moins familier au vulgaire) sont matière à science au sens propre. Ce qui définit la science, c’est la logique, c’est la méthode ; ce n’est pas l’objet. Une science est une étude à objet quelconque, étude qui, des données, de quelque nature qu’elles soient, tire d’abord des hypothèses, puis, confrontant les hypothèses avec le réel, les vérifie. (Havet, 1908 : 4)

Si Whitney souhaite encore en 1875 que « comme dans les autres sciences d’observation et de déduction, chimie, zoologie, géologie, il y ait un corps non seulement de faits reconnus mais de vérités établies qui s’imposent à tous ceux qui prétendent au nom de savant » (Whitney, 1876 : 260)1, en 1882, Lucien Adam relève trois réponses possibles à la classification de la linguistique : science naturelle, science historique, science historique par son objet et naturelle par sa méthode2. C’est donc entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle que la linguistique, devenue une science, est confrontée, d’un côté, aux sciences naturelles et à leurs méthodes, et, de l’autre, aux sciences humaines et sociales et à leur essor, telles que psychologie et sociologie. La linguistique commence donc à changer de place dans les classifications et à partir de cette nouvelle organisation, nous pouvons comprendre qu’elle peut se dégager d’une perspective historique. Toutefois la linguistique ne peut éluder les problèmes ontologiques et épistémologiques, en somme, véritablement philosophiques, qui sont posés par son appartenance aux sciences de l’homme, car les phénomènes langagiers ne peuvent pas être classés une fois pour toutes, puisqu’ils relèvent du champ interindividuel de l’intelligence, de la volonté, de la sensibilité, en un mot de la liberté (cf. Klippi, 2010).

C’est en 1893 que La Grasserie publie De la classification objective et subjective des sciences des arts et de la littérature, où il refuse d’utiliser « sciences humaines » ou « sciences de l’homme » en préférant « sciences de l’esprit » pour exclure toute référence aux aspects physiologiques et biologiques de l’existence humaine (La Grasserie, 1893 : 60)3. La Grasserie vise polémiquement à la classification proposée par Wundt, dans un de ses Essais philosophiques, un Système de Philosophie qui veut jeter une lumière réellement philosophique sur la classification des sciences, en opposant les sciences philosophiques aux sciences particulières. Ces dernières seront divisées en sciences formelles (mathématiques) et sciences réelles (partagées entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit et encore en divisant toutes ces sciences entre les sciences de l’objet et celles du processus). Si la philologie est le modèle des sciences de l’esprit visant un objet (sans égard aux conditions de son existence), la psychologie est, pour Wundt, le patron des sciences du processus.

Un autre rapprochement intéressant, cette fois entre la linguistique et les sciences sociales, est fait par Goblot dans son Essai sur la classification des sciences (Goblot, 1898). Pour Goblot ce dont il est question, pour la linguistique en tant que « science, non historique, mais théorique, du langage », c’est d’« embrasser tout ce qui tend à rendre perceptibles à autrui des phénomènes intérieurs » (Goblot, 1898 : 223)4. La relation entre deux individus d’où naît tout fait social5, et dont les langues sont le modèle par excellence, permet de dissiper la confusion entre les faits collectifs et les faits sociaux. La réflexion épistémologique sur la linguistique guide ainsi Goblot à comprendre un problème philosophique fondamental, à savoir : comment les sciences morales peuvent devenir sciences positives.

C’est encore un ouvrage sur la classification des sciences, celui du philosophe genevois Adrien Naville, qui consacre la vision novatrice de Saussure quant à « l’importance d’une science très générale, qu’il appelle sémiologie et dont l’objet serait les lois de la création et de la transformation des signes et de leurs sens. La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie » (Naville, 1901 : 104). Quant à Naville, puisque « les linguistes actuels ont renoncé aux explications purement biologiques (physiologiques) en phonologie, et considèrent avec raison la linguistique tout entière comme une science psychologique », il croit que « la linguistique est, ou du moins tend à devenir de plus en plus, une science de lois ; elle se distinguera toujours plus nettement de l’histoire du langage et de la grammaire » (Ibidem). Pour ces raisons il place la linguistique dans le groupe général de la « théorématique » – au côté des sciences mathématiques et des sciences physiques, dans le groupe des sciences psychologiques –, réunissant les « sciences des limites universelles et des relations nécessaires des possibilités ou sciences des lois » (Ibidem).

A l’époque de la fondation de la linguistique générale, la connaissance et la pensée des langues et du langage cherchent donc leur statut scientifique et leur place parmi les sciences humaines et sociales. La question de la classification des sciences est centrale et la place de la linguistique fait l’objet des réflexions des linguistes à partir de Ferdinand de Saussure, pour qui la tâche de la linguistique est celle de se délimiter et de se définir elle-même en traçant en particulier les limites qui la distinguent irréductiblement des autres sciences, une préoccupation étalée au début de l’édition que Bally et Sechehaye nous ont donnée du Cours de linguistique générale. Quand, entre 1928 et 1931, deux grands Congrès, à la Haye et à Genève, consacrent la linguistique en tant que science douée de ses propres méthodes et d’instruments de travail, Bally peut affirmer que : « la linguistique devient de plus en plus ce qu’elle est naturellement : une science de l’esprit »6.

2. Avec un zèle pieux : Charles Bally

En écrivant à Bally au sujet de la chaire de « Psychologie du langage », Saussure déclare qu’il ne considère pas celle-là comme un empiétement sur la chaire de linguistique générale, avec laquelle il ne voit aucune « concurrence fâcheuse », mais plutôt un « concours heureux », et il conclut en s’efforçant de montrer le lien entre la stylistique et sa propre perspective :

sans doute nous sommes d’accord pour savoir que toute linguistique est psychologique à un degré quelconque, mais l’évidence même de cette vérité écarte la possibilité d’un conflit […]. La stylistique, telle que vous l’avez conçue, érige en méthode constante cette observation, et la poursuit spécialement dans les nuances du discours. Elle serait une « psychologie du discours » si vous ne montriez, par une vue féconde, que dans le discours s’élabore, en fait, ce qui devient ensuite partie intégrante du langage7.

De son côté Bally défend et soutient la pensée de Saussure comme l’on peut le constater à l’occasion de sa réponse aux observations de Jespersen à Saussure. La défense de Bally repose sur des points fondamentaux tels que la nature des lois linguistiques et celle ontologique de la langue (cf. Bally, 1926).

Saussure, loin de couper les rapports entre la langue et la parole, a décrit « dans quelles conditions les changements individuels pénètrent dans la langue […] c’est précisément le mécanisme de ces pénétrations qui prouve le caractère social du langage » (Ibid.: 695) et sur ce caractère est axée l’étude du langage et des langues à tous niveaux. Bally pense que dans Mankind Jespersen accuse Saussure de faire de la langue une sorte de substance autonome, un organisme presque matériel, après nous avoir lui-même appris que « le parleur et l’entendeur ont en commun une norme linguistique qu’ils ont reçue du dehors, de la communauté, de la société, de la nation » (Ibidem). Bally répond ainsi à ce grief porté contre Saussure :

M. Jespersen s’insurge contre la théorie d’un mystical folk-mind, comme si l’école saussurienne croyait à ce fantôme. […] il convient de lui donner un éclatant démenti : tout porte à croire au contraire que la psychologie de demain découvrira une empreinte sociale dans toutes les formes supérieures de la pensée dite individuelle, et que la vraie psychologie de l’individu devra de plus en plus se tailler son domaine propre dans les régions les plus inexplorées de l’inconscient. C’est précisément l’ignorance où nous sommes encore du caractère social imprimé aux démarches supérieures de l’esprit humain qui nous empêche de voir dans le langage, dépositaire de ces formes socialisées, une réalité profondément sociale. (Ibid.: 698)

Dans Le langage et la vie Bally affirme que la linguistique est un art avant d’être une science et que c’est Saussure le premier qui a jeté les bases de cette science nouvelle (cf. Bally, 1965). La linguistique statique gagne ainsi sa place à côté de la linguistique évolutive.

Le nœud du déplacement de l’objet de la recherche de Bally, c’est le rapport entre l’individuel et le collectif. Toutefois sa « stylistique » doit, en raison de l’équivoque malheureuse liée à l’utilisation des mots « style » et « stylistique », se détacher de l’art d’écrire, de l’histoire et de la critique littéraire. Bally peut ainsi présenter sa stylistique comme un regard général sur les langues et le langage d’un autre point de vue qui est déterminé par les rapports de la linguistique avec la sociologie et la psychologie.

Les deux stylistiques individuées par Bally, la stylistique comparative ou externe qui enseigne à reconstituer l’organisme d’une langue, et la stylistique interne, qui cherche à fixer les rapports entre la parole et la pensée, doivent donner part égale à la phonologie, au vocabulaire et à la grammaire (cf. Bally, 1965 : 24) puisqu’elles restent, comme l’écrit Claire Forel « avant tout affaire de linguistes. » (Forel, 2008 : 37).

La stylistique de Bally « embrasse le domaine entier du langage », elle « n’est pas l’étude d’une partie du langage, c’est celle du langage tout entier, observé sous un angle particulier » (cf. Bally, 1965 : 62).

3. La linguistique et ses fautes : Henri Frei

Le but principal du travail de Frei est celui de comprendre le langage et sa normativité en utilisant aussi les violations de ces lois. Le milieu culturel où Frei trouve un appui à son travail est celui de l’épistémologie qui précède et accompagne la réflexion saussurienne. En effet, la sémiologie est encore, à son avis, un desideratum et l’on doit encore comprendre si le terme « loi », dans ce type de science, a le même poids. Pour répondre à cette question, Frei remonte à la séparation entre les sciences de la nature et celles de l’esprit, à Ampère et Dilthey, mais c’est à Naville et Goblot que Frei emprunte d’autres éléments de sa tractation sur les lois linguistiques. Suivant Naville (1901 : §22), la loi est une dépendance conditionnellement nécessaire entre deux termes, pour Goblot dans son Traité de logique (§§ 182 et 218) une loi naturelle n’est qu’un jugement hypothétique ou bien une loi n’est qu’une relation constante entre deux faits. Enfin Frei partage avec Saussure la différence radicale entre les lois au sens constatif, les lois naturelles, et les règles grammaticales et il s’en sert pour rapprocher la linguistique et la sociologie :

principe impératif imposé par la contrainte de l’usage collectif et par le grammairien qui en est l’interprète. La règle grammaticale n’a rien de commun avec la loi linguistique ; la première est conventionnelle […], la seconde naturelle […].

La comparaison avec la vie sociale montre aisément la différence entre les deux ordres. La règle des grammairiens fait pendant aux lois juridico-parlementaires, aux usages et coutumes de la société ; la véritable loi linguistique, au contraire, est parallèle aux lois de la sociologie.

Tandis que le grammairien et le législateur prescrivent et codifient ce qui doit être, le linguiste et le sociologue constatent. (Frei, 1929 : 18)

A partir de ce rapprochement entre la linguistique et la sociologie il dessine un passage ultérieur :

pour le linguiste qui cherche à définir les rapports qui rattachent sa discipline aux autres sciences sociales, la tâche prochaine sera de faire le départ, parmi les lois découvertes, entre celles qui concernent exclusivement la langue et celles qui, dépassant le cadre de la linguistique, se rapportent à un groupe ou même à l’ensemble des systèmes de signes. (Frei 1969 : 277)

Le fil rouge du travail linguistique de Frei est celui du rapport entre la norme et les déviations. Face à cet aspect du langage celles-là existent, dit Frei, de différents points de vue. Le point de vue normatif caractérise l’école française et l’école genevoise ; pour la première Frei indique Durkheim et pour la seconde il cite Saussure (Frei, 1929 : 24). Il cite encore la perspective fonctionnelle des Scandinaves tels que Tegnér et Jespersen, et c’est cette perspective qui lui permet de montrer comment les fautes peuvent souvent donner remède aux « défauts » du langage correct (Frei, 1929 : 20). Les cycles fonctionnels des trois termes déficits-« besoins »-procédés, dont parle encore Goblot qui les considère comme des possibilités ni impératives ni nécessaires, deviennent pour Frei un outil pour expliquer les fautes par rapport au langage correct. L’incorrect est donc ce qui transgresse la norme collective ou ce qui n’est pas adéquat à une fonction donnée. Et puisqu’il y a des fonctions multiples, parfois opposées (clarté, économicité, expressivité etc.), il y aura comme conséquence des fautes ou des déficits. Phrase, signe et langage sont destinés à remplir une fonction, ils sont agencés en vue de cette fonction, ils sont des moyens, des procédés, ce qui implique, de la part de Frei, l’introduction, par le truchement de Goblot, d’une forme de finalité compatible avec la nature collective des langues.

Les linguistes, hantés de la préoccupation de faire de leur discipline une science aussi rigoureuse que possible, ont toujours marqué une certaine réluctance à l’égard de la finalité. Ils n’osent pas l’aborder franchement ; elle leur semble insaisissable, antiscientifique et presque métaphysique. (Frei, 1929 : 21)8

4. Tout ce qui a été provisoirement négligé devra être réintroduit : Albert Sechehaye

Dans Programme et méthodes de la linguistique théorique de 1908 Sechehaye emprunte à Naville sa terminologie et il tire de Naville la distinction entre science des faits et science des lois pour justifier ce qu’il appelle linguistique théorique (Sechehaye, 1908 : 2)9. La linguistique a été le plus souvent une science des faits historiques « qui reconstitue le passé » et qui « n’a jamais prétendu annoncer l’avenir » (Ibid.: 4), mais

une science qui reconstitue le passé doit pouvoir, par application inverse des mêmes méthodes, prévoir l’avenir […] Ce sont des conditions qui ne se réalisent plus guère dans les sciences de la vie organique et qu’on ne saurait plus du tout rencontrer là où intervient comme facteur l’agent humain. (Ibidem)

La science qui s’occupe du langage doit donc prendre un nouveau statut. Dans cet ouvrage Sechehaye esquisse, bien que très rapidement, une théorie de la classification des sciences, à partir de Naville mais aussi de Goblot et Wundt. Pour Sechehaye le langage est une activité psychique de l’homme qui s’exerce par l’intermédiaire de son organisme. La physiologie, la psychologie et la logique doivent concourir chacune pour leur part à l’explication du phénomène total. De la part des linguistes et des philosophes règne la conviction que cette dualité apparente de deux sciences diverses, abordant l’étude d’un même objet avec deux méthodes différentes, est destinée à se résoudre en une harmonieuse collaboration, ainsi que l’espoir que la linguistique traditionnelle trouvera un jour un précieux auxiliaire dans la psychologie, sa nouvelle rivale. Mais cette tâche pour Sechehaye est plus difficile que ce que nous fait voir la solution proposée par Wundt.

Dépassant le projet de Wundt, Sechehaye se préoccupe comme Saussure de définir l’objet de la linguistique qui s’appuie sur une définition générale du langage en tant que « l’ensemble des moyens dont un être psychophysique se sert pour exprimer ses pensées » (Sechehaye, 1908 : 47). Cette définition s’applique à toutes les formes du langages, paroles, gestes, écriture, etc. Elle s’applique aussi à toutes les pensées, émotionnelles (phrases exclamatives), volitives (phrases impératives et désidératives) et purement intellectuelles (description, narration, jugements généraux). « La connaissance du langage, comme la connaissance de toutes les autres choses d’ordre naturel, repose sur l’expérience et sur l’observation généralisée au point de perdre contact avec le monde réel » (Sechehaye, 1908 : 50).

Une fois donnée cette définition, Sechehaye reconnaît que c’est seulement à partir du langage parlé que l’on peut bâtir une science utile à la connaissance du langage en général ; à son avis la linguistique théorique est du ressort de la psychologie individuelle (qui a aussi une facette physiologique) et de la psychologie collective (cf. Sechehaye, 1908 : 59-60).

Pour élucider les rapports complexes entre les différents plans de l’étude du langage, Sechehaye évoque ce qu’il appelle un « principe d’emboîtement » :

Il demande que les diverses sciences s’emboîtent les unes dans les autres, que les problèmes soient abordés successivement dans un certain ordre, sériés de manière à ce que la solution du premier prépare la solution du second en en fournissant un élément indispensable. Ce principe s’applique à toutes les sciences et à l’ensemble des sciences en général. (Ibidem)

Comme il l’écrit ailleurs, la linguistique « doit être essentiellement une psychologie et une sociologie appliquées » (Sechehaye, 1969a : 79), mais « nous ne croyons pas que la conception sociologique de la langue nous oblige à admettre l’existence de cette langue en soi, dont le sujet, en dehors des individus parlant est inimaginable » (Ibid.: 80), puisque « le dualisme entre l’individuel et le social est en nous-mêmes » (Ibid.: 82). Sechehaye pense que ce principe doit nous guider à considérer la société à partir des individus qui la composent :

si la vie commune donne lieu à des phénomènes particuliers que la vie de l’individu isolé ne connaîtrait pas, il est pourtant évident […] puisqu’il n’y a pas d’âme collective » que « c’est dans les individus et non pas au-dessus d’eux, que se produit le nouvel ordre de faits correspondant à un nouvel ordre de causes […]. Cette psychologie collective est la dernière des sciences de la nature, et elle sert de base aux sciences morales qui viennent s’édifier sur elle. Elle nous montre ce que les sociétés créent spontanément, non sans le secours des volontés individuelles, il est vrai, mais cependant en vertu d’un déterminisme intérieur. […] Il est évident que la limite précise entre les sciences de la nature et les sciences morales ainsi définies n’est pas saisissable ; la transition se fait insensiblement d’un ordre à l’autre au fur et à mesure que l’individualité se dégage de la masse, et l’on pourrait aussi bien appeler la psychologie collective la première des sciences morales que la dernière des sciences de la nature. (Sechehaye, 1969a : 79, 80, 82)

Sechehaye établit ainsi que la science du langage organisé appartient tout entière à la psychologie collective malgré le caractère complexe de son objet et la présence des facteurs extra-grammaticaux à côté de l’élément grammatical ; l’étude de l’expression de la pensée, de la croyance, des institutions sociales, etc., fait l’objet d’autant de sciences qui

se complètent l’une l’autre et peuvent s’éclairer réciproquement par certaines analogies, sur bien des points elles sont contiguës et même solidaires, mais elles ne sont cependant pas indissolublement liées; elles constituent chacune un problème. (Sechehaye, 1908 : 100)

Sechehaye dessine un plan par étape de travaux sur le langage et les langues. L’un des premiers passages est celui de l’étude statique à celle dynamique, et à l’étude de ce que Sechehaye appelle une symbolique évolutive, « un objet imaginaire que la nature n’offre nulle part à notre observation », puisque « le véritable objet de cette première étude ce serait le parler d’une collectivité d’enfants abandonnés à eux-mêmes et demeurant longtemps au degré intellectuel qui correspond à cette grammaire rudimentaire et presque amorphe » (Sechehaye, 1908 : 245).

Toutefois ces recherches sont bien légitimes du moment que, et c’est l’élève de Saussure qui parle ici, « nombreuses sont les sciences dont l’objet doit être abstrait de la réalité et qui ne peuvent se constituer que grâce à une simplification arbitraire de l’objet réel qu’offre la nature » (Ibid.: 220).

Les forces vives qui sont dans l’homme créent la parole et par là le langage. Faire de la linguistique implique l’équilibre difficile entre ce domaine et les problèmes d’anthropologie, d’ethnographie ou d’histoire qui se posent à la limite du langage et de son évolution.

La plus haute ambition que nous puissions concevoir pour notre travail, c’est qu’il contribue au moins pour une part, à avancer le jour où la linguistique théorique sera une science bien organisée, un véritable auxiliaire de la linguistique historique mise au service de la connaissance de l’homme. (Sechehaye, 1908 : 267)

A la fondation de cette linguistique théorique est consacré son article « Les problèmes de la langue à la lumière d’une théorie nouvelle » publié par la Revue philosophique de la France et de l’Etranger. Sechehaye parle ici d’une « école française, plus prudente et probablement mieux avisée que les autres » (Sechehaye, 1917 : 5) pour essayer « de rattacher la psychologie de la langue à la psychologie sociale » et donc « l’étude de la langue à celle de l’esprit humain et de faire entrer par là la linguistique dans le vaste ensemble des sciences psychologiques » (Sechehaye, 1917 : 6).

Ce rapprochement de la linguistique avec la psychologie n’empêche pas Sechehaye de voir en Saussure un nouveau théoricien de la langue mais aussi de la pensée, qui peut saisir consciemment et avec ténacité ce facteur disparate qui se trouve entre la langue et la pensée et qui trouble tous les rapports de ces deux termes. Saussure est le seul capable d’arracher aux faits le secret des vérités générales, capable de comprendre le problème philosophique général du langage. Pour Saussure le langage est « un phénomène complexe qui réunit des aspects hétérogènes, quelques fois antinomiques et contradictoires. Il n’y a pas là un problème mais un enchevêtrement de problèmes qu’il faut d’abord débrouiller et classer » et pour lesquels Saussure offre des solutions « tranchantes comme des théorèmes mathématiques » par le tour spécial de sa pensée « touchant au paradoxe » (Sechehaye, 1917 : 26).

Nonobstant cet hommage à Saussure, Sechehaye ne cache pas les différences avec sa propre pensée, la linguistique saussurienne ne supplantera pas la psychologie du langage, elle s’unira avec elle en tant que science des valeurs, le Cours de linguistique générale étant pour Sechehaye un livre qui vise à établir des vérités abstraites qu’il faut compléter. Il conclut donc en établissant un programme de recherche qui va à rebours de la définition de l’objet de la linguistique de Saussure : « tout ce qui a été provisoirement négligé devra être réintroduit et chacun des éléments du fait de langage devra trouver sa juste place dans une théorie achevée embrassant toute la réalité avec toutes ses complications » (Sechehaye, 1917 : 30).

Sur ses rapports avec Saussure, Sechehaye revient plusieurs fois et souvent pour marquer les différences avec sa propre vision quant à l’objet de la linguistique et à la place de la linguistique parmi les sciences. Il écrit par exemple dans l’Essai sur la structure logique de la phrase de 1926 :

Nous avons publié en 1908 sous le titre de Principes et Méthodes un ouvrage traitant de l’organisation des disciplines des sciences du langage. […] Ces idées nous paraissent encore justes et sont parfaitement d’accord avec les distinctions que Saussure établit dans son Cours de linguistique générale. […] Une différence essentielle entre la doctrine saussurienne et la nôtre, c’est que le Cours de linguistique générale ne tire de ses distinctions aucun principe de classement rigoureux et met plutôt en évidence les relations de réciprocité qui s’établissent entre les divers aspects du fait linguistique. […] Ce qui a manqué à la classification que nous avons proposée, c’est la conception claire de la science de la parole comme lien nécessaire entre la connaissance des états de langue et celle des évolutions. Or, c’est par là justement que le système des disciplines linguistiques trouve son entière perfection et s’adapte complètement et définitivement à son objet. (Sechehaye, 1926 : 219-223)

Sur ces mêmes thèmes il écrit son article sur Les trois linguistiques saussuriennes où il affirme que personne n’a encore tiré toutes les conséquences de l’enseignement de Saussure, bien qu’avec l’article de 1917 sur la Revue philosophique « nous avons mis, croyons-nous, le doigt sur le point faible de l’argumentation saussurienne » (Sechehaye, 1969b : 162). « On peut dire en un mot – écrit-il – que son tort a été de voir des ruptures, s’exprimant par des interdictions radicales, là où il aurait été plus juste de parler d’antinomies et de réserver une place à ces équilibres paradoxaux qui sont le privilège de la vie » (Ibidem). La vraie critique du Cours consistera à collaborer avec son auteur pour le dépasser.

5. Conclusions

Une génération sépare Whitney de l’école de Genève : la linguistique, de par la complexité de son objet, se retrouve déplacée dans la classification des sciences entre psychologie et sociologie, tout en restant une science théorique et dans une certaine mesure générale, plutôt qu’une science d’observation et de déduction.

Le projet de désigner le domaine de cette nouvelle science générale du langage semble être affiché dans tous les textes des maîtres de l’école de Genève, tout au moins ceux de la génération qui accompagne ou qui suit de près l’enseignement saussurien. On a vu dans quelle mesure cette idée de délimiter le champ de la linguistique a été appliquée jusqu’au bout par Bally, par Frei et par Sechehaye. Mais les travaux des membres de l’école de Genève portent plutôt sur les liens que la linguistique entretient avec les autres sciences qui s’occupent des langues ou du langage. Ainsi ils sont amenés à étudier les rapports de la linguistique avec la sociologie, la psychologie sociale, l’anthropologie, la philologie, etc., et à multiplier les perspectives sur l’objet en ralliant la langue saussurienne à d’autres phénomènes. Si la définition de linguistique générale suit souvent de près celle dessinée par Saussure, le long de toutes les « coupures » qu’il indique, les membres de l’Ecole ont fini par chercher tour à tour ce qui unit certaines disciplines à la linguistique plutôt que ce qui les sépare. D’autre disciplines telles que stylistique, linguistique théorique et linguistique fonctionnelle prennent la place de la linguistique générale, impliquant trois différentes notions d’« expression », de « psychologie » et de « sujet », presque au moment même où le structuralisme efface ces concepts de l’horizon de sa recherche.

Les objets d’étude des linguistes qui travaillent à Genève après que Saussure y a enseigné sont différents : plus larges et plus concrets, ils déplacent le champ conceptuel de Saussure, et ils ne sont pas des objets scientifiques au sens bachelardien du mot, telle que l’est, au contraire, la langue objet de la linguistique générale. Les méthodes sont en conséquence très éloignées de ces « divisions » que la première édition du Cours exalte et souligne, l’emboîtement va dans une direction tout à fait opposée, le résultat est que des liens qui avaient été coupés entre les disciplines sont noués à nouveau. Mais, malgré tout, les linguistes de Genève restent voués à aborder la linguistique à partir d’une perspective générale, et là se trouve, à mon avis, le caractère propre de l’école genevoise.

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1 José Médina « Les difficultés théoriques de la constitution d’une linguistique générale comme science autonome », Médina trouve que « Saussure n’est pas seul (…) et que le CLG s’inscrit dans le mouvement plus général de la recherche légitime, en linguistique, d’un rigueur, d’une objectivité scientifique, d’une autonomie » à partir de l’échec de la glottique et de la crise de l’historicisme, quant à Sechehaye, Bally, Vendryes, Meillet, Schuchardt, il observe que « leur réflexion épistémologique passe souvent par une critique mutuelle éclairante sur les impasses et les détours qui connaît la linguistique dans son devenir », (Médina, 1978 : 22-23).

2 Il s’agit d’une définition qui entraîne un débat du moment que, comme le fait remarquer par exemple Dauzat, l’idée d’évolution a tout changé.

3 Pour La Grasserie, la philologie est l’étude de la langue littéraire alors que la linguistique est l’étude des langues connues suivant des lois. « La Linguistique proprement dite, écrit-il, est essentiellement la science des faits et des lois de l’évolution de l’expression du sentiment humain et de la pensée humaine. Cette expression n’a pas seulement lieu par la parole mais aussi par l’écriture et le geste », elle se divise en mimique, linguistique et graphique, phonétique, morphologie, et psychique linguistique, « communément et improprement appelée syntaxe » qui s’occupe des idées en tant qu’exprimables par le langage. Il y a encore une linguistique en tant que « grammaire comparée », il s’agit d’une science plus générale (comme la sociologie face à l’histoire et à la géographie ou le droit comparé face à la jurisprudence) : elle étudie pour une langue donnée son évolution, son histoire interne, ses rapports avec d’autres langues et pour des groupes de langues leur parenté et en cherche les raisons. Il appelle « linguistique intégrale » celle qui compare des langues qui ont une parenté, tandis que la classification objective des langues est, à son avis, une science à venir.

4 « On pourrait étendre un peu – continue Goblot – le sens d’un mot assez récent, et nommer sémantique la science de l’expression et de la signification en général » (Ibid.: 222-223) ; pour Goblot « la linguistique ne s’occupe des signes que quand ils sont des mots, et elle comprend aussi la phonétique ; elle est donc à la fois plus spéciale et plus étendue que la sémantique » (Ibid.: 208).

5 Pour Goblot « la communauté de la langue crée une sympathie, un attrait mutuel entre tous ceux qui la parlent » (Ibid.: 206).

6 Charles Bally, discours inaugural du Congrès de 1929 cité par Jean-Claude Chevalier, 2000 : 526.

7 Saussure, in Amacker (1994 : 132, Lettre XL).

8 L’idée de finalité est centrale, par exemple, nous rappelle Frei, dans les définitions du langage de Marty, de Gilliéron, de Millardet.

9 Voir sur ce point : Anne-Marguerite Frýba-Reber, 1994, p. 142. Naville, à son tour, apprécie la notion d’emboîtement qui « indique à la fois deux choses, premièrement que chacune des sciences repose sur la précédente sans laquelle elle ne peut pas se constituer, secondement qu’elle a une surface moindre que la précédente dont elle utilise seulement certains éléments, en négligeant ceux dont elle n’a pas besoin », voir : Adrien Naville « Le programme et les méthodes de la linguistique théorique. A propos d’un ouvrage récent » (1908 : 302).

Bibliographie

Abréviations

CLG Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par Ch. Bally et A. Sechehaye, avec la collaboration d’A. Riedlinger, Paris, Payot, 1916.

Etudes

AMACKER, René (éd.) (1994), « Correspondance Bally-Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure 48, pp. 91-134.

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