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La constitution de l’unité phonologique selon Hermann Paul

René AMACKER

déjà de l’Université de Genève

rene.amacker@gmail.com

René Amacker avait présenté une contribution avec ce titre au Colloque « La phonologie dans l’œuf » (Genève, 16 Juin 2001). Au moment d’en publier les actes, dans CFS 55 (2002 [2003]), il avait jugé que son texte avait besoin d’une révision. C’est cette révision postérieure que nous présentons ici : Amacker nous l’a remise en août 2018, en laissant au Comité des Cahiers de décider sur sa publication. Le Comité a considéré très intéressante cette lecture de Paul, et remercie son ancien Président de s’être adressé à la revue qu’il a dirigé. (D. G.)

1. Les Prinzipien der Sprachgeschichte, dont la première édition est de 1880 et la seconde, fortement remaniée, de 1886, sont un de ces livres qui ont laissé une trace dans la culture des linguistes d’aujourd’hui, mais une trace si faible qu’on l’identifie avec une unique thèse, celle de la prédominance, voire le règne sans partage, du point de vue diachronique. Bien sûr, comme dans tous les domaines de la culture et de la science, il est normal qu’une décantation se fasse en linguistique, une sédimentation qui laisse finalement surnager quelques œuvres seulement. Mais il ne faut pas non plus se leurrer : dans celles qui coulent par le fond, il y a aussi des textes importants, voire des livres ou des idées qui nous permettent d’éclairer d’un jour nouveau les idées et les livres qui ont été sauvés et qui sont les jalons du savoir d’aujourd’hui. Je crois qu’il y a chez Paul quelque chose de cette nature ; c’est ce que je voudrais montrer aujourd’hui, simplement en suivant pas à pas les 70 premières pages de l’ouvrage, en vous les racontant comme je les ai perçues et comprises. Dans le cas particulier de la phonologie, je crois même qu’il y a, dans les Prinzipien, des indications qui annoncent clairement les travaux de Federico Albano Leoni et de son équipe à l’Université de Naples (dont il n’en sera pas question ici), et en tout cas des idées qui devraient encore nous faire réfléchir, à la fois pour le caractère incontestable qu’elles ont à certains égards et pour leur aveuglement – vu d’aujourd’hui, bien entendu – à certains autres égards.

La conviction première de Paul, comme on le sait peut-être, est strictement matérialiste. Même sa conception de la linguistique générale (allgemeine Sprachwissenschaft, p. VII ; 1 ; etc.) est strictement empirique : pour lui, la science des principes qui règlent l’évolution linguistique est tout aussi empirique que les faits d’évolution eux-mêmes, et c’est la raison pour laquelle il préfère ne pas lui donner le nom de philosophie (p. 1).

Pourtant, le problème que l’auteur aborde semble bien être de nature constructiviste (le terme apparaît p. 5) : « Comment l’évolution historique est-elle possible si elle est soumise à des forces et à des rapports constants qui la conditionnent, c’est-à-dire comment le passage progressif des constructions (Gebilde) les plus simples et primitives aux plus compliquées peut-il se réaliser tout en suivant des règles immuables ? » (cf. p. 2).

Le matérialisme n’exclut pas la considération des facteurs psychiques. Ces facteurs sont toujours présents lorsqu’il y a une forme de civilisation, y compris chez les animaux sociaux et qui ont des comportements qui ne sont pas uniquement instinctifs. Ces facteurs permettent de distinguer, dans les sciences historiques, les sciences historiques naturelles et les sciences de la civilisation (Kulturwissenschaften, p. 6).

Il est par ailleurs impropre de désigner les sciences de la civilisation comme des sciences de l’esprit (Geisteswissenschaten, p. 6), parce que, s’il est vrai que les facteurs psychiques y sont essentiels et que, par conséquent, la psychologie scientifique est la base par excellence de ces sciences, ces facteurs ne sont pas les seuls ; à côté d’eux, il y les facteurs physiques, qui sont, chez l’homme, conditionnés par l’organisme et par la nature environnante et qui demandent une autre base, dans les sciences des lois physiologiques et naturelles.

En fin de compte, « la tâche principale de la science des principes qui porte sur les sciences de la civilisation est d’exposer les conditions générales, parmi lesquelles les facteurs psychiques et les facteurs physiques, en suivant ses propres lois, et en outre d’arriver à une collaboration en vue d’un but commun » (p. 7).

Par ailleurs, toute science de la civilisation est aussi une science sociale ; c’est la société qui fait de l’homme un être historique. Certes l’individu a son propre développement historique, notamment eu égard à son organisme et à l’influence de son milieu naturel, mais cet embryon de civilisation individuelle disparaîtrait avec la mort de l’individu s’il ne pouvait transmettre l’acquis à ses semblables et si les groupes humains n’œuvraient pas à une même fin, en particulier en pratiquant la division du travail.

Puisqu’il doit être question de phonologie, je ne poursuivrai pas ici l’analyse de la position épistémologique de Paul, sinon pour souligner le fait que, selon lui, l’explication de l’évolution linguistique ne peut donc être que causale et matérielle, et non pas abstraite ; le motto qu’il place au cœur de son introduction, c’est du reste « Foin de toutes les abstractions » (Weg mit allen Abstraktionen, p. 11).

Pour la langue, deux conséquences de cette position radicale méritent d’être signalées : 1) Tout ce qui est psychique est strictement individuel ; il n’y a donc de psychologie que de l’individu, la psychologie des peuples est une illusion. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que la psychologie ne serait pas une science des lois. 2) Tout ce qui est psychique ne peut être communiqué que par l’intermédiaire, direct ou indirect, de facteurs physiques, qui sont, les uns, conditionnés par les constantes de la nature humaine (ce sont des moyens naturels), et, les autres, fondés sur des associations communes dans un groupe d’individus et qui demandent une expérience commune dans le groupe, donc de la civilisation (ce sont des moyens conventionnels). Les premiers sont relativement restreints, tandis que les seconds se déploient dans un espace beaucoup plus vaste, car les association arbitraires (willkürlich, p. 15) se prêtent à un nombre infini de combinaisons.

Dans la perspective adoptée par l’auteur, toute expérience laisse une trace mentale (une représentation), dont une part considérable, peut-être la totalité, se retrouve dans le contenu de la langue1 . Cette propriété fait, en principe, du contenu linguistique l’objet de toute une série de sciences de la civilisation, en fait autant qu’il y en a pour étudier les divers facteurs enjeu. La linguistique, quant à elle, est une de ces sciences ; mais sa tâche est d’examiner seulement les rapports établis entre les représentations et des groupes phonique (Lautgruppen, p. 17) déterminés. Les sciences des lois nécessaires à la linguistique sont donc essentiellement la psychologie et certains domaines de la physiologie, à quoi s’ajoute l’acoustique, encore que les processus acoustiques soient influencés, non pas directement par les processus psychiques, mais seulement par l’intermédiaire des processus articulatoires (lautphysiologisch, p. 17). En effet, Paul semble considérer que, dans les conditions normales, les sons, une fois qu’ils ont frappé l’oreille, se transmettent sans être infléchis par rien qui ait de l’importance pour la langue.

Je terminerai cette introduction par les remarques de Paul sur la créativité linguistique. Pour lui, toute création linguistique est toujours individuelle ; jamais plusieurs individus ne créent rien en commun, contrairement à ce qui se passe en économie ou en politique (p. 18). D’ailleurs les formes linguistiques (die sprachlichen Gebilde, p. 18) en général sont créées sans intention consciente autre que l’intention communicative : l’individu n’est pas conscient de son activité créatrice, en tout cas dans l’évolution naturelle de la langue (les interventions régulatrices de la politique linguistique, comme nous disons, reposent toujours en définitive sur une langue naturelle (p. 19).

2. Ce que nous appelons « phonologie » est une discipline descriptive. La grammaire descriptive, nous dit l’auteur, enregistre ce qui, concernant les formes grammaticales et leurs rapports, est usuel dans une communauté linguistique à un moment donné –, ce qui peut être employé par tout un chacun sans être mal compris par autrui et sans le choquer par des étrangetés (p. 24). Le contenu de ces grammaires est, non pas un ensemble de faits, mais seulement une abstraction tirée des faits observés. Le rapport causal qui s’établit entre diverses grammaires établies au cours du temps reste inaccessible (verschlossen, p. 24) tant qu’on ne tient compte que de ces abstractions, comme si réellement l’une était issue de l’autre ; en effet, entre abstractions il n’y a absolument pas de nexus causal, il n’y en a qu’entre objets et faits réels. Tant qu’on en reste à la grammaire descriptive et à ses abstractions, on reste encore très éloigné d’une compréhension (Erfassung) scientifique de la vie de la langue (des Sprachlebens, p. 24).

L’objet authentique du linguiste, c’est bien au contraire l’ensemble des expressions de l’activité de parole (Sprechtätigkeit, p. 24) observées chez l’ensemble des individus dans leur influence réciproque, c’est-à-dire tous les complexes phoniques avec les représentations qui y sont associées et dont ils ont été les symboles. Ce n’est pas tout ; Paul ajoute, et c’est probablement plus intéressant pour un saussurien, que toutes les multiples relations que les éléments de langue ont contractées dans les âmes des individus relèvent aussi de l’histoire de la langue et devraient de fait être toutes connues pour permettre la compréhension complète de l’évolution – idéal inaccessible, bien entendu, mais dont l’image, dans toute sa pureté, nous rend conscient de la distance qu’il y a entre ce que nous pouvons faire et ce qui devrait être fait. Le passage se termine par la curieuse remarque selon laquelle, par cette constatation de bon sens, l’intelligence supérieure (die Superklugheit) qui prétend avoir saisi les développements historiques les plus compliqués grâce à quelques points de vue inspirés (mit geistreichen Gesichtspunkten, p. 24) – cette intelligence supérieure est ramenée à l’humilité.

Pour le sujet parlant, selon la position que j’ai déjà signalée, tout ce qu’il a entendu, tout ce qu’il a exprimé, avec tous les contenus associés, passant par la perception consciente, aboutit dans l’inconscient (dont la mémoire semble pour lui faire partie). Par suite, toutes les expressions produites par l’activité de parole s’épanchent de l’espace obscur de l’inconscient dans l’âme du locuteur (p. 25). C’est dans son inconscient que se trouvent tous les moyens linguistiques dont il dispose, ou plutôt : ceux dont il peut se servir dans les circonstances ordinaires, à savoir un édifice (Gebilde) psychique des plus compliqués constitué de groupes de représentations (Vorstellungsgruppen, p. 25) mutuellement entrelacés de mille façons. Cette conception a d’ailleurs été exposée par Steinthal dans son Einleitung in die Psychologie und Sprachwissenschaft, à quoi renvoie l’auteur, qui déclare s’y tenir, se serait-ce que comme à une hypothèse scientifique, malgré les réticences contemporaines, celles de Wundt en particulier, qui s’élevaient contre le recours à l’inconscient en cette matière (cf. p. 25, n. 1).

De manière caractéristique de sa démarche centripète, Paul va décrire maintenant cet ensemble de représentations enchevêtrées qui constituent, selon lui, en quelque sorte l’enregistrement total de l’activité linguistique active et passive de l’individu. Je crois nécessaire de m’y arrêter aussi, car la phonologie, qui est une partie de ce tout composite, en partage diverses propriétés.

Cet ensemble de représentation est ce qui permet à ce qui a passé une fois par la conscience d’y revenir par la suite dans des circonstances favorables ; notamment, s’agissant de langue, ce qui a été précédemment compris ou exprimé peut ainsi être de nouveau compris ou exprimé (p. 26). A ce point de son analyse, Paul ne dit malheureusement pas quel est le critère d’identité en vertu duquel on peut juger que la nouvelle expression ou la nouvelle compréhension sont les mêmes que les précédentes.

Les représentations sont introduites dans la conscience et passent dans l’inconscient sous forme de groupes ; les représentations de sons successifs, de mouvements successifs des organes phonatoires constituent chacun une série ; les séries phoniques (Klangreihen, p. 26) et les séries articulatoires (Bewegungsreihen, ibid.) s’associent mutuellement. Avec les unes et les autres s’associent les représentations dont elles constituent [ensemble] les symboles, non seulement les représentations des significations lexicales (Wortbedeutungen, ibid.), mais aussi les représentations des rapports syntaxiques. Ce n’est pas tout : les associations s’établissent non pas seulement entre les mots individuels, mais aussi entre des séries phoniques plus grandes, voire des phrases entières, et le contenu de pensée (Gedankeninhalt, ibid.) qui y a été versé (der in sie gelegt worden ist, ibid.).

Cela ne constitue qu’un premier type de groupes de relations entre représentations, groupes fournis par le monde extérieur. A ces groupes s’en ajoutent d’autres, dans l’âme de chaque individu, en des connections mutuelles qui sont beaucoup plus riches et plus intriquées, qui ne sont conscientes que pour une infime partie d’entre elles et qui continuent d’agir néanmoins dans l’inconscient (p. 26). A mon sens, Paul tente ici de saisir ce qui fait la différence entre la somme de ce qui a été perçu à un moment donné de la vie du sujet parlant, et le savoir linguistique (essentiellement inconscient, selon lui) qui en est, d’une manière ou d’une autre, le produit, essentiellement distinct des seules traces laissées par la perception, dans le cerveau de chaque sujet.

Voici la liste des types d’association mutuelles explicitement énumérés par Paul : 1) les différents usages (Gebrauchweisen, p. 26) d’un mot ou d’une tournure (Redensart) ; 2) les différentes formes flexionnelles des noms et des verbes ; 3) les différents dérivés d’une même racine, associés grâce à la parenté (Verwandtschaß) du son (Klang) et du sens ; 4) tous les mots de même fonction, p. ex. tous les substantifs, tous les adjectifs, tous les verbes ; 5) tous les dérivés de diverses racines formés à l’aide du même suffixe ; 6) les formes identiques, du point de vue de la fonction, de diverses unités lexicales, p. ex. tous les pluriels, tous les génitifs, tous les passifs, toutes les premières personnes, etc. ; 7) toutes les unités lexicales appartenant au même paradigme, p. ex. tous les verbes faibles de l’allemand moderne, par opposition à tous les verbes forts, tous les masculins qui forment leur pluriel avec Umlaut, par opposition aux autres (dans cette catégorie, Paul ajoute même les associations entre mots qui n’ont qu’une flexion partiellement identique, par opposition à ceux dont la flexion est plus nettement différente) ; 8) les associations entre la forme ou la fonction de types de phrases (Satzformen, p. 27) identiques ; 9) un foule d’autres encore, parfois indirectes, qui ont une signification plus ou moins grande pour la vie de la langue.

Toutes ces associations peuvent se constituer et se montrer actives sans qu’on en ait clairement conscience. En outre, il ne faut pas du tout les confondre avec les catégories que la réflexion grammaticale abstrait de l’usage observé, encore que d’ordinaire elles s’y superposent.

On ne chicanera pas Hermann Paul de désigner parfois cet ensemble du terme d’organisme, car il est bien évident, je crois, à lire la liste des relations qui y règnent, qu’il n’accorde pas la moindre nuance biologique à ce trésor intérieur (comme Saussure devait dire). Cet organisme grammatical est constamment en mouvement chez l’individu, puisque ce dernier est toujours exposé à de nouvelles impressions, qui laissent de nouvelles traces, qui entrent dans des relations associatives chaque fois renouvelées et, fût-ce insensiblement, modifiées : les renforcement des anciens éléments, leurs affaiblissements, enfin l’introduction de nouveaux éléments induisent toujours des déplacements des rapports d’association à l’intérieur de l’organisme grammatical (durch den Hinzutritt neuer [Elemente] [werden] die Assoziationsverhältnisse innerhalb des Organismus allemal verschoben, p. 27), réaménagements plus considérables dans l’enfance, mais toujours présents chez l’adulte.

Conséquence importante : même sans tenir compte des variations individuelles générales, la variété radicale des circonstances de parole auxquelles les individus sont exposés fait que chaque individu a son propre organisme linguistique, son propre trésor associatif, nécessairement différent de celui d’autrui2. Cela pose, bien entendu, un sérieux problème à l’historien, qui ne peut se passer de la description d’états de langue, puisqu’il a affaire à de grands complexes d’éléments synchroniquement (gleichzeitig, p. 29) juxtaposés, les organismes psychiques justement. Il s’agira de non pas seulement d’énumérer les éléments qui les constituent, mais aussi d’expliciter leurs rapports mutuels, bref ! de nous montrer comment le sentiment linguistique se comporte. L’idéal serait de faire exhaustivement ce travail pour tous les individus, afin de comparer les différents organismes grammaticaux réels ; en pratique, il faudra se contenter de rester fort loin de l’idéal, d’établir abstraitement ce que Saussure devait appeler une sorte de moyenne. Il faut dire que Paul ne parle pas encore ici du problème de la relative identité des organismes chez les individus constituant une masse parlante, problème indépendant, quoique connexe, de la question de l’identité pour le sujet parlant des éléments constitutifs de son organisme grammatical.

Cet organisme, dont les séries de représentations phoniques (articulatoires et sonores) sont une partie, n’est évidemment jamais observable directement, puisqu’il est psychique ; on ne peut jamais y accéder que par ses effets, les actes de parole individuels (nur an seinen Wirkungen, den einzelnen Akten des Sprechtätigkeit, p. 29). Il m’est difficile de ne pas entendre ici la phrase du Cours de linguistique générale selon laquelle l’unique méthode possible consiste à « prendre la parole comme document de langue »3. En matière phonologique, donc, il faudra s’en tenir aux manifestations de l’activité de parole, notamment les mouvements des organes phonatoires ; quant à l’aspect psychique de l’activité de parole, seule l’introspection nous y donne accès.

3. Avant de revenir sur le chapitre spécialement consacré à la phonologie, il me resterait à présenter les réflexions que Paul consacre à la question centrale de savoir comment l’usage linguistique collectif se comporte à l’égard de l’activité individuelle de parole, comme il la détermine et comme elle réagit en sens inverse sur lui. Malheureusement, comme l’auteur n’envisage cette question que du point de vue du changement linguistique, il faut bien reconnaître que les critères de l’identité intersubjective ne sont pas beaucoup plus explicités que les critères de l’identité linguistique pour l’individu (cf. p. 33 : das Sprachmaterial, welches viele Individuen übereinstimmend anwenden ; l’accord semble ici une donnée d’évidence qui ne nécessite pas d’examen particulier).

A cet égard, Paul accorde une importance considérable au commerce linguistique (cf. l’intercourse de Saussure), qui semble le rapprocher de la réponse au problème : seul le commerce linguistique, dit-il, permet à la langue de l’individu de se produire (p. 39). C’est dans ce cadre qu’il pose la question de l’identité intersubjective. Plutôt que le changement, qui va de soi une fois qu’on adopte le point de vue de l’auteur, c’est l’identité qui est problématique : comment se fait-il que, alors que la langue de chaque individu a sa propre histoire, un degré plus ou moins grand de concordance se maintient à l’intérieur d’un groupe d’individus quel qu’il soit ? On constate d’ailleurs que la question ne consiste pas à se demander comment la concordance s’établit, mais bien comment elle se conserve : Paul semble reculer devant l’obstacle.

4. Qu’en sera-t-il quand il abordera la phonologie ? c’est ce que je voudrais montrer maintenant. Le chapitre en question est consacré au changement phonétique (Lautwandel, p. 49-73).

Paul écarte de prime abord la fonction des complexes phoniques, c’est-à-dire, je suppose, leur valeur symbolique, donc toutes les séries de représentations sémantiques qui sont associées dans l’organisme grammatical de l’individu aux doubles séries acoustico-articulatoires, comme nous l’avons vu. J’admets donc que c’est par souci cartésien de sérier les difficultés que Paul écarte ici la fonction, qui reste toutefois pour lui une donnée réelle de la langue.

Paul part des conditions d’émission (et de réception) des complexes phoniques (Lautkomplexe, correspondant aux phonies de Prieto, sans doute), faute desquelles on ne peut pas le saisir le phénomène phonologique ; il considère :

1. les mouvements des organes de la parole (Bewegung der Sprechorgane) ;

2. les impressions (Empfindungen) qui les accompagnent nécessairement, désignées par Steinthal comme le sentiment articulatoire (Bewegungsgefühl) ;

3. chez les auditeurs (au nombre desquels il faut placer normalement le locuteur lui-même), les impressions acoustiques (Tonempfindungen), qui sont des processus à la fois physiologiques et psychologiques ;

4. en effet, les excitations physiques, une fois disparues, laissent derrière elles un effet psychologique durable, les images mémorielles (Erinnerungsbilder).

Dès la première page, l’auteur insiste sur l’importance essentielle des images mémorielles :

Ce sont elles seulement qui relient et subsument les processus physiologiques, en eux-mêmes isolés, et produisent un rapport causal entre l’émission précédente et l’émission ultérieure du même complexe vocal. L’image mémorielle laissée par l’impression des mouvements [articulatoires] précédemment exécutés est ce par l’intermédiaire de quoi la reproduction des mêmes mouvements [articulatoires] est possible.

Sentiment articulatoire et impression acoustique entrent en association externe pendant que le locuteur s’entend parler lui-même. La seule audition d’autrui ne donne pas le sentiment articulatoire et, par là même, ne donne pas non plus la capacité de reproduire le complexe phonique ; en conséquence de quoi il faut toujours d’abord une tentative (Suchen), un exercice, pour être en mesure de reproduire par la voix un son que l’on n’est pas encore habitué à produire (p. 49-50).

Le paragraphe suivant (§ 33) critique d’abord la thèse selon laquelle,

pour qu’on saisisse la réalité sonore (Klang) d’un mot dans son individualité, de manière que l’excitation des représentations qui y sont associées soit possible, il faudrait que tous les sons dont le mot se compose parvinssent à la pleine conscience ; il n’est même pas toujours nécessaire, pour comprendre une phrase entière, que chaque mot en parvienne à la conscience selon sa réalité sonore et selon sa signification. L’erreur dans laquelle tombent les grammairiens tient à ce qu’ils considèrent le mot, non pas comme une partie de la parole (Rede) vivante et éphémère, mais comme quelque chose de stable et de donné (etwas Selbstständiges), sur quoi ils peuvent réfléchir à loisir, de sorte qu’ils ont le temps de le décomposer. A cela s’ajoute le fait qu’on part, non pas du mot parlé, mais du mot écrit (p. 50).

Au § 34, Paul va jusqu’à dire que « une authentique décomposition du mot en ses éléments est, non seulement très difficile, mais totalement impossible. » (p. 51) c’est que « le mot n’est pas un alignement d’un nombre déterminé de sons indépendants, dont chacun pourrait être exprimé par un signe alphabétique, mais il est en principe toujours une série continue de sons en nombre infini, et les caractères alphabétiques (die Buchstaben) ne manifestent toujours, de manière imparfaite, que des points caractéristiques singuliers de cette série » (p. 51-52), comme le montre l’analyse phonétique des diphtongues notamment (cf. Sievers, Phonetik, chap. 19, § 2, qui a mis en évidence le rôle des sons de transition [Übergangslaute]). Conclusion :

De cette continuité du mot il suit qu’une représentation des parties individuelles ne peut pas être quelque chose de spontanément donné, mais que c’est seulement le fruit d’une réflexion scientifique, quoique encore bien primitive, à laquelle ont conduit d’abord les nécessités de l’écriture alphabétique (p. 52).

Dans la suite du paragraphe, Paul identifie implicitement cette série continue à une image acoustique (Lautbild), et il affirme que, comme pour cette dernière et plus encore, l’individu ne saurait avoir une représentation [nette et séparée] des différents mouvements articulatoires (laquelle est d’ailleurs, une fois qu’on y est entraîné et habitué, superflue à la production la plus exacte des sons et des groupes de sons).

Paul présente hypothétiquement les voies par lesquelles on arrive à la capacité de produire inconsciemment les sons :

Chaque mouvement excite d’une manière déterminée certains nerfs sensitifs et provoque ainsi une sensation qui s’associe avec le guidage (Leitung) du mouvement de son centre par les nerfs moteurs. Si cette association est devenue suffisamment stable et que l’image mémorielle laissée par la sensation soit suffisamment forte, ce qui n’est atteint, en règle générale, que par l’entraînement et l’habitude, c.à.d. par la répétition fréquente du même mouvement, peut-être accompagnée de nombreuses tentatives avortées, alors l’image mémorielle de la sensation est en mesure de reproduire comme un réflexe le mouvement qui y est associé, et si la sensation excitée à cette occasion concorde avec l’image mémorielle, alors on a aussi l’assurance que l’on a exécuté le mouvement en question comme auparavant (p. 52).

Ce serait là qu’on trouverait, je crois, l’équivalent du critère d’identité nécessaire à la définition des unités linguistiques.

Le § 35 développe le même argument en le généralisant :

Bien plus, il est de la nature de l’organisme psychologique que toutes les représentations qui, pour commencer, n’agissent que consciemment acquièrent par l’exercice la capacité d’agir aussi inconsciemment, et que seule une telle action inconsciente rend possible un défilement des représentations aussi rapide qu’il le faut dans toutes les circonstances de la vie quotidienne et également à l’occasion de la parole (p. 53).

La conséquence de ces vues est importante :

Pour juger de la vie naturelle de la langue, indépendamment de toute intervention scolaire normative, il faut donc s’en tenir absolument au principe selon lequel les sons sont produits et perçus sans claire conscience. Par là sont écartées toutes les théories explicatives qui supposent [l’existence], dans les âmes des individus, [d’]une représentation du système phonologique de la langue (von dem Lautsystem der Sprache) […] (p. 53).

Le § 36 introduit la notion de contrôle :

Mais par ailleurs l’inconscience des éléments n’exclut pas un contrôle précis. On peut prononcer ou entendre un nombre incalculable de fois un groupe phonique sans jamais penser qu’il s’agit justement de ce groupe, composé de telle et telle manière ; mais dès que se manifeste, dans un élément, une déviation relativement à l’ordinaire, qui peut être très faible, elle est remarquée […]. Bien entendu la conscience de la déviation ne s’accompagne pas du même coup de la conscience de la nature et de la cause de la déviation (p. 53).

« La possibilité du contrôle va aussi loin que la capacité de distinction. Or cette dernière ne s’entend pas à l’infini, tandis que la possibilité [qu’il y ait] des nuances [c.à.d. une variation continue] dans les mouvements des organes de la parole et naturellement aussi dans les sons par là produits est bien sûr infinie » (p. 53) ; exemples : les sons entre a et i ou entre a et u. « De même les points d’articulation de l’ensemble des sons linguo-palataux se laissent représenter sous la forme d’une ligne continue, sur laquelle chaque point peut être le point préféré. Entre eux et les labiales un passage aussi insensible n’est certes pas possible ; pourtant les labiodentales se trouvent en étroite relation avec les linguo-dentales (th-f). De même le passage des occlusives aux fricatives et réciproquement peut s’exécuter progressivement » (p. 53-54). Cf. encore la quantité vocalique, la hauteur, l’énergie articulatoire ou expiratoire, qui toutes peuvent être pensées en variation continue infinie. « C’est avant tout cette circonstance qui rend saisissable le changement phonétique » (p. 54).

La suite mérite aussi attention. La variabilité concerne non seulement les différences entre les sons dits élémentaires, mais aussi tous les sons intermédiaires et l’accent, le tempo, etc. ; « en outre, si l’on considère que des particules (Teilchen) toujours différentes peuvent être combinées chaque fois avec une série de particules identiques, il appert qu’une diversité extraordinairement grande de groupes phoniques est possible, même à l’occasion d’une différence relativement petite » (p. 54). Cette description semble compréhensible et aller de soi ; ce qui me paraît aller moins de soi, et donc mériter examen, c’est la conséquence que Paul en tire relativement à l’identité linguistique :

Pour cette raison, même des groupes sensiblement différents continuent d’être ressentis comme essentiellement identiques à cause de leur prédominante similitude, et par là la compréhension entre des locuteurs de différents dialectes est possible, tant que les différences ne dépassent pas un certain degré. Mais pour cette raison il peut y avoir aussi nombre de variations dont on n’est pas du tout, ou seulement quand l’attention est spécialement attirée là-dessus, en mesure de percevoir les différences (p. 54).

Le § 37 envisage l’imitation, d’abord très hésitante, des adultes par les enfants, « qui finit par un équilibre approximatif, c.à.d. qu’il règne désormais une grande régularité dans la prononciation, tant que n’interviennent pas de perturbations dues à l’influence déterminante de dialectes étrangers ou d’une langue écrite » (p. 54). Néanmoins, il reste toujours de légères variations (exemple du tireur d’élite et du calligraphe) :

Cette variabilité de la prononciation, qui reste inaperçue à cause des limites étroites dans lesquelles elle se meut, contient la clé qui permet de comprendre le fait, autrement inconcevable, qu’un changement de l’usage, en ce qui concerne la face phonique de la langue, s’accomplit progressivement, sans que ceux devant qui le changement s’opère en aient la moindre idée (p. 55).

Si l’équilibre obtenu était invariable, c.à.d. « si le sentiment articulatoire en tant qu’image mémorielle restait sans changement, les petites variations se répartiraient toujours autour du même point sans dépasser la même distance maximale » (p. 55). Or cette synchronie individuelle absolue, si je puis dire, n’existe pas :

Le sentiment [articulatoire] est le produit de l’ensemble des impressions antérieures éprouvées à l’occasion des mouvements respectifs, et précisément, suivant des lois générales [de la perception ?], non seulement les impressions totalement identiques, mais aussi les impressions imperceptiblement différentes, se fondent les unes dans les autres. En contrepartie de leurs différences, le sentiment articulatoire aussi doit se transformer légèrement, fût-ce de manière tout aussi peu significative (p. 55).

Paul complète cette image de ce qui se passe chez l’individu en l’étendant à toute son existence, et en faisant état de ce qui est évidemment pour lui une loi de la perception, le principe selon lequel

les impressions récentes laissent des traces plus fortes que les anciennes : on ne peut donc pas définir le sentiment articulatoire comme la moyenne de toutes les impressions reçues durant l’existence entière ; au contraire, les impressions minoritaires peuvent l emporter sur les plus nombreuses grâce à leur fraîcheur [c.à.d. leur caractère plus récent]. Or, avec chaque déplacement du sentiment articulatoire, et à supposer que l’amplitude de la divergence possible est la même, se produit un déplacement du point frontière de cette divergence (p. 55).

Le § 38 concerne essentiellement les conséquences diachroniques de tels changements et de la direction qu’ils prennent dans tel ou tel groupe de sujets parlants, ainsi que des causes qui la motivent (outre les changements d’image articulatoire et mémorielle, Paul cite, comme cause marginale et subordonnée (précision introduite au § 39) ce qui s’appellera la loi du moindre effort (lui ne parle ici que de commodité, qui demande une moindre activité des organes de la parole : p. 57).

Le § 39 dénonce les erreurs qui se commettent parfois chez les grammairiens au nom du principe du moindre effort et rappelle l’importance prépondérante du sentiment articulatoire (et de l’image mémorielle qui lui est associée) ; notamment, ce n’est ni paresse ni négligence ni inattention qui sont les causes d’un changement phonétique, de même qu’il n’y a pas non plus de tendance à prévenir le changement :

Car les intéressés n’ont pas la moindre idée qu’il y ait quelque chose qu’il faudrait prévenir, mais ils vivent toujours dans la conviction qu’ils parlent aujourd’hui comme ils ont parlé il y a des années et qu’ils continueront à parler ainsi jusqu’à leur dernier jour. Si quelqu’un était en mesure de comparer les mouvements articulatoires qu’il a faits il y a de nombreuses années pour produire un mot avec les mouvements actuels, il remarquerait peut-être une différence : mais c’est là chose impossible, [car] l’unique étalon selon lequel il peut mesurer [cette différence articulatoire] est toujours le sentiment articulatoire, [qui] se modifie parallèlement [et] qui n’a plus dans l’âme la forme qu’il avait autrefois (p. 58).

Après un long détour sur la variation et ses causes chez l’individu, Paul revient, au § 40, sur la notion de contrôle (introduite au § 36) :

Il y a pourtant un [moyen de] contrôle, grâce auquel l’évolution de l’individu singulier, telle que nous venons de la décrire, est contrecarrée par un puissant obstacle : c’est l’image acoustique. Tandis que le sentiment articulatoire ne se constitue que d’après les propres mouvements [de l’individu], l’image acoustique prend forme non seulement à partir du parler du sujet, mais aussi à partir de tout ce qu’on entend de la bouche de ceux avec qui on est en communauté de relations mutuelles. S’il s’introduisait alors une modification du sentiment articulatoire que n’accompagnerait pas de modification correspondante de l’image acoustique, il y aurait une discrépance entre le son produit par le premier et l’image acoustique acquise à partir des sensations précédentes. Une telle discrépance est évitée du fait que le sentiment articulatoire se corrige sur l’image acoustique. Cela se produit de la même manière que, au commencement, dans l’enfance le sentiment articulatoire se règle sur l’image acoustique (p. 58).

Ce réglage sur l’image acoustique, laquelle est un produit collectif, repose sur une propriété essentielle de la langue :

Il appartient justement à l’essence la plus caractéristique de la langue comme moyen de communication que l’individu se sent en accord constant avec qui il partage la communication. Bien entendu, il n’y a pas de poursuite consciente d’un tel accord, mais l’exigence en reste inconsciemment, comme quelque chose qui va de soi. On ne peut pas non plus satisfaire cette exigence avec une exactitude absolue. Si déjà le sentiment articulatoire de l’individu ne peut pas maîtriser complètement ses mouvements et s’il est lui-même exposé à de petites variations, alors la libre marge de mouvement qui existe à l’intérieur d’un groupe d’individus doit être naturellement encore plus large, du fait que le sentiment articulatoire de chaque individu ne réussira pourtant jamais à correspondre complètement à l’image acoustique idéale (das ihm vorschwebt) (p. 58-59).

A son tour l’image acoustique, en tant que produit collectif, est légèrement différente chez chacun, « à cause des différences qu’il y a dans les perceptions acoustiques » (p. 59), « et elle est également soumise à des variations perpétuelles. Mais ces variations ne peuvent pas dépasser des limites assez étroites à l’intérieur d’un groupe uni par des relations intenses. Elles seront ici aussi insensibles, ou, à supposer qu’elles soient sensibles à la suite d’une observation plus précise, impossibles à définir, voire même à décrire, fut-ce avec les ressources de l’alphabet le plus complet et le plus parfait. C’est là une chose que nous ne pouvons pas supposer a priori, mais que nous observons effectivement dans les dialectes vivants […] » (p. 59).

Le § 41 est consacré à poser les termes du problème essentiel, que les explications ordinaires (influence du climat, des organes phonatoires, etc.) ne permettent pas de résoudre : « Commet se fait-il que justement les individus de tel ou tel groupe font triompher tel ou tel changement » (p. 59-60). L’insuffisance des explications amène cette conclusion : « On s’évertuera donc toujours en vain si l’on tente d’expliquer seulement la convergence de tous les individus d’un groupe comme quelque chose de spontané, en négligeant par là l’autre facteur, celui qui agit à côté de la spontanéité, la pression de la communauté (den Zwang der Verkehrsgemeinschaft) » (p. 60-61).

Le § 42 montre que la « possibilité de variations en nombre extraordinairement élevé » (p. 61) chez chaque individu se réduit, quand on considère isolément chaque moment, « à un nombre des variations possibles néanmoins seulement restreint » (ibid.) ; selon les cas, on en arrive souvent à ne devoir envisager que deux ou trois possibilités chaque fois, qui, « dans un grand domaine linguistique, tout bien considéré, maintiennent approximativement l’équilibre » (ibid.).

Quand une tendance donnée finit par prédominer dans un petit groupe, cette prédominance suffit à bousculer l’obstacle des tendances contraires.

Elle devient la cause du fait que, parallèlement au déplacement des sentiments articulatoires auquel est portée la majorité [des locuteurs], s’installe un déplacement, dans la direction correspondante, de l’image acoustique. C’est que l’individu, relativement à la conformation (Gestaltung) de ses représentations acoustiques, dépend, non pas de tous les membres de la société linguistique [Sprachgemeinschaft, « masse parlante »] totale, mais toujours seulement des [locuteurs] avec lesquels il entre en commerce linguistique, et en outre [il dépend] de ces derniers, non pas de manière semblable, mais dans une mesure très différente selon la fréquence des rapports qu’il entretient avec eux et selon l’intensité avec laquelle chacun s’y implique. Ce qui importe, ce n’est pas le nombre des personnes de la bouche desquelles il entend telle ou telle particularité de la prononciation, mais seulement la fréquence avec laquelle il l’entend (p. 61).

Entre la majorité des locuteurs et leur minorité, la différence ne peut pas être bien grande, puisque le commerce linguistique entre les deux groupes exerce toujours son influence restrictive :

Précisément les mêmes raisons qui ne permettent pas à la minorité, dans son mouvement progressif, de s’écarter trop loin de l’usage commun ne lui permettent pas non plus de rester notablement à la traîne derrière la marche de la majorité. Car la fréquence prédominante d’une prononciation est l’unique étalon de la correction et de sa valeur d’exemple. Le mouvement [c.à.d. le changement] procède donc de telle manière que toujours une partie [en] est légèrement en avant de la moyenne, une autre en arrière, tout pourtant à si courte distance l’un de l’autre que jamais ne se produit de divergence béante entre individus qui se tiennent mutuellement dans un commerce également étroit (p. 62).

Le § 43 signale la différence qu’il y a à ce propos entre les générations :

Les mêmes raisons qui, dans les générations plus âgées, poussent à un genre déterminé d’écart relativement au sentiment articulatoire déjà constitué doivent agir, dans les plus jeunes générations, sur la conformation initiale de celui-là. On pourra donc bien dire que la cause principale du changement phonétique consiste dans le passage des sons à de nouveaux individus. Pour ce processus, l’expression de changement, si l’on s’en tient à ce qui se passe réellement, n’est pas du tout exact : il s’agit bien plutôt d’une production nouvelle divergente (p. 63).

Enfin, le dernier paragraphe consacré au changement phonétique au sens propre, c.à.d. à la création divergente, revient sur les conditions qui règlent l’accord, toujours approximatif, entre les locuteurs, à partir de l’apprentissage.

Lors de l’apprentissage de la langue, seuls les sons sont transmis, non pas les sentiments articulatoires. L’accord entre les sons produits par l’apprenant et les sons entendus de la bouche d’autrui donne à l’individu l’assurance qu’il parle correctement. Qu’ensuite le sentiment articulatoire aussi s’est formé d’une manière approchante ne peut être admis qu’à la condition que des sons approximativement identiques ne peuvent être produits par des mouvements approximativement identiques des organes de la parole. S’il est possible de produire un son approximativement identique [à un autre] par différents mouvements, alors il doit être possible aussi que le sentiment articulatoire de celui qui apprend la langue prenne forme autrement que celui des personnes desquelles il l’apprend. Dans certains cas peu nombreux, une telle conformation divergente du sentiment articulatoire devra assurément être reconnue comme possible (p. 63).

Des exemples de Paul, on retiendra surtout celui de la différence entre r lingual et r uvulaire, dont la non-pertinence, dirions-nous aujourd’hui, et donc « le passage de l’un à l’autre n’a pas d’autre explication que le fait que des prononciations divergentes n’ont pas été corrigées, parce que les écarts acoustiques (des Klanges) n’étaient pas assez sensibles » (p. 63).

5. De ce résumé partiel, il ressort, je crois, au moins deux choses. La première, c’est que – compte non tenu de la fonction des « complexes sonores » dans la langue, je le rappelle – la position de Paul, toute matérialiste qu’elle est, réussit à rendre compte d’une manière intéressante de l’acquisition des sons de la langue par le sujet parlant sous le double contrôle de sa propre oreille et de la pression de la masse parlante, par le seul jeu de l’association entre une image mémorielle, produite par le sentiment articulatoire, et une image acoustique, produite par l’audition, durant son existence, d’un ensemble de sons progressivement jugés identiques (jugement corrélatif à la capacité de discerner les sons, laquelle implique à mon sens, en attendant une analyse plus poussée, la fonction des sons provisoirement mise entre parenthèses par l’auteur). Autrement dit, pour Paul, tout se constitue grâce à la mémoire individuelle et à l’interaction collective, grâce à l’inscription dans l’âme de l’individu, grâce à sa mémoire de deux images, celle des mouvements articulatoires qui lui sont propres et celle du son correspondant, qui est à la fois le sien propre et celui de ses interlocuteurs.

La deuxième chose qui me paraît ressortir de ce texte, c’est que, si tout est orienté vers l’explication du changement phonétique (ou, mieux, de la création toujours légèrement divergente des deux images de génération en génération), tout décrit aussi le fonctionnement de la parole chez l’individu et dans la masse parlante. Par le Lautbild, ancêtre trop méconnu du phonème, Hermann Paul définit justement l’unité mentale qui permet au sujet parlant de déclarer identiques des sons physiquement et articulatoirement distincts. Et s’il ne tire pas explicitement cette conclusion, ce qu’il dit en revanche de l’image articulatoire comme fournissant le « rapport causal entre l’émission précédente et l’émission ultérieure du même complexe vocal » est éloquent (d’ailleurs les images mémorielles sont relatives aussi bien aux mouvements articulatoires (cf. § 37 das Bewegungsgefühl als Erinnerungsbild) qu’aux perceptions sonores (cf. § 32, où la description des Erinnerungsbilder vaut justement pour les Tonempfindungen).

Enfin, je crois qu’on doit aussi insister sur le fait que Paul exclut que le sujet parlant ordinaire ait conscience d’un système phonologique, voire du système phonologique, de sa langue : il suffit d’ailleurs de demander à un sujet parlant français combien de voyelles notre langue possède pour se rendre compte qu’il a raison : comme il le dit, la conscience de la seconde articulation ne résulte que d’une activité réflexive, scientifique, sur les mots. Bien entendu, cela ne veut pas dire que le sujet parlant n’opère pas, inconsciemment, avec des unités distinctives. Mais cela, Paul ne l’a pas dit. Sa phonologie est décidément restée dans l’œuf.

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1 Plus loin, parlant de la langue comme ensemble de tous les phénomènes linguistiques réalisés, Paul rappelle une des plus importantes découvertes de la psychologie moderne, à savoir d’avoir reconnu que toute une quantité de processus psychiques se produisent sans qu’on en ait clairement conscience et que tout ce qui s’est trouvé, à quelque moment que ce soit, dans la conscience reste comme un facteur actif (wirksames Moment) dans l’inconscient (p. 25).

2 De Palo (2001) développe une conception toute voisine des rapports associatifs selon Saussure.

3 Autre rapprochement : parlant de nouveau des catégories grammaticales, Paul rappelle leur insuffisance : « Notre système grammatical [descriptif, traditionnel] n’est de loin pas assez finement articulé pour pouvoir être conforme à l’articulation des groupes psychologiques. Ne s’agit-il pas, tout compte fait, de la langue comme système serré, dont la description doit être tout aussi serrée (Saus-sure, entretien avec Riedlinger, 19 janvier 1909, chez Godel 1957, p. 29).

Bibliographie

Actes du Colloque « La phonologie dans l’œuf » (Genève, 16 Juin 2001), Cahiers Ferdinand de Saussure 55 (2002 [2003]), pp. 3-136.

DE PALO, Marina (2001), La conquista del senso, Roma, Carocci [trad. fr. L’invention de la sémantique. Bréal et Saussure, préf. F. Gandon, trad. A. M. Perrone, Limoges, Lambert-Lucas, 2016].

GODEL, Robert (1957), Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de Saussure, Genève, Droz.

PAUL, Hermann (18862), Prinzipien der Sprachgeschichte [18801], Tübingen, Niemeyer. Dans le texte on suit la deuxième édition, avec traductions françaises de R. A.

SAUSSURE, Ferdinand de (19222), Cours de linguistique générale [19161], Paris-Lausanne, Payot.

SIEVERS, Eduard (1901), Grundzüge der Phonetik, Leipzig, Breitkopt und Härtel.

STEINTHAL, Heymann (1871), Einleitung in die Psychologie und Sprachwissenschaft, Berlin, Ferdinand Dümmler.