L’héritage saussurien dans la théorie psychanalytique du symbolisme Onirique de Freud
1. La légitimité d’un rapprochement hardi
Lorsqu’on parle d’héritage saussurien dans le contexte de la théorie psychanalytique du rêve, et notamment de celle freudienne des origines, un avertissement préliminaire s’impose inéluctablement : au cours des pages suivantes, je n’essayerai pas du tout de rechercher ce qu’il y a de « saussurien » chez Freud ou dans la théorie psychanalytique mais mon but sera plutôt de vérifier si certains aspects de la linguistique saussurienne peuvent nous aider ou non à mieux clarifier ce que Freud a voulu dire, ou bien le sens de certaines questions qu’il se pose, notamment sur un aspect spécifique et déterminé, mais en même temps très important, de son architecture théorique, c’est-à-dire au sujet du symbolisme onirique.
En tant que spécialiste de Freud, qui par contre n’est pas du tout une spécialiste de Saussure, je dois remarquer que certaines réflexions du Cours de linguistique générale (CLG) – cette énorme et complexe boîte à outils crée par Saussure – nous permettent d’interroger plus ponctuellement et fructueusement plusieurs passages du texte freudien pour mieux le comprendre.
Il s’agit d’ailleurs d’une opération à mon avis tout à fait légitime pour plusieurs raisons qu’on va rapidement synthétiser.
Tout d’abord, même si tout le monde probablement sait que Freud et Saussure se sont toujours ignorés réciproquement, qu’apparemment ils ne se connaissaient même pas l’un l’autre, et surtout qu’ils ne citent jamais le travail l’un de l’autre, il y a cependant un « trait d’union » bien voyant et non négligeable, c’est-à-dire Raymond de Saussure, fils de Ferdinand. En plus d’avoir fait de la psychanalyse avec Freud, celui-ci fut également le premier président de la Fédération Européenne de la Psychanalyse, dont il était l’un des fondateurs. Freud écrit en outre la préface de son livre La méthode psychanalytique (1922), où il ne tarit pas d’éloges sur Saussure fils, en appréciant surtout sa clarté et sa capacité de défendre la psychanalyse des nombreuses accusations de pansexualisme (même au sujet du rêve).
De surcroît le rapprochement entre linguistique et psychanalyse – qui finalement correspondra parfaitement à l’opération par excellence accomplie par Lacan – est autorisé et vivement souhaité par Freud lui-même, qui juste à propos du rêve souligne l’exigence pour la psychanalyse de profiter des contributions cruciales des autres disciplines scientifiques, telles que l’anthropologie, la mythologie et justement la linguistique : la création de la revue Imago est précisément consacrée à ces liens. Et c’est pour ces raisons que Freud cite souvent des professionnels de la linguistique, tels que Karl Abel (évoqué dans l’essai « Sur le sens opposé des mots originaires », où il parle des antiphrases), Hans Sperber (pour les écrits sur l’origine sexuelle du langage) et Schreber, pour ses réflexions sur la langue originaire ou Grundsprache.
En profitant du travail incontournable et des multiples suggestions précieuses de Michel Arrivé1 sur tous ces sujets, les paragraphes suivants seront donc articulés autour de trois interrogations fondamentales, au sujet desquelles on estime que la linguistique saussurienne pourrait fournir quelques instruments d’enquête d’une extraordinaire utilité.
2. L’évolution interne du symbolisme onirique chez Freud : une véritable césure ?
Il faut d’abord remarquer que chez Freud le problème du symbolisme onirique s’impose tout simplement parce que dans le sommeil les pensées et les contenus de l’activité psychique subissent des altérations ou des déguisements : le « contenu latent » du rêve (c’est-à-dire ce que le rêve veut signifier, les pensées ou les émotions qui l’inspirent) est tout à fait différent que ce qu’on appelle le « contenu manifeste », à savoir l’apparence souvent bizarre et mystérieuse par laquelle le rêve se propose à l’attention du rêveur.
Il y a plusieurs facteurs qui contribuent au travail onirique, c’est-à-dire à la métamorphose du contenu latent en contenu manifeste : on peut pour l’instant simplifier en soulignant qu’il s’agit surtout d’une censure qui empêche à certains contenus psychiques – plus ou moins incompatibles avec la conscience morale, le Surmoi et les idéals du sujet – de se manifester directement au niveau conscient.
Donc Freud (1899) donne une définition « résiduelle » de symbolisme, en affirmant qu’entre le contenu latent et le contenu manifeste on peut avoir plusieurs relations : celle de la partie pour le tout, l’allusion, la représentation par images et – il ajoute justement un quatrième cas – celle du symbole. Les modalités de cette définition impliquent que dans ce contexte le terme « symbole » soit utilisé d’une façon très générique, en couvrant toute une série de nombreuses relations symboliques différentes, comme on va le voir tout à l’heure.
A ce sujet, il est bien utile de souligner, avant toute chose, qu’il existe une véritable évolution interne au sein de la théorie freudienne du rêve, car Freud passe d’une conception plutôt mécanique du décryptage du rêve – celle qu’on appelait Chiffriermethode, empruntée à l’une des principales autorités anciennes en matière de rêve, c’est-à-dire Artémidore de Daldis – à une approche pour ainsi dire personnalisée fondée sur la méthode psychanalytique des associations libres.
Disons avant tout qu’en tant que traductions permanentes, les symboles réalisent dans une certaine mesure l’idéal de l’ancienne et populaire interprétation des rêves, idéal dont notre technique nous a considérablement éloignés. Ils nous permettent, dans certaines circonstances, d’interpréter un rêve sans interroger le rêveur qui d’ailleurs ne saurait rien ajouter au symbole. Lorsqu’on connaît les symboles usuels des rêves, la personnalité du rêveur, les circonstances dans lesquelles il vit et les impressions à la suite desquelles le rêve est survenu, on est souvent en état d’interpréter un rêve sans aucune difficulté, de le traduire, pour ainsi dire, à livre ouvert. Un pareil tour de force est fait pour flatter l’interprète et en imposer au rêveur ; il constitue un délassement bienfaisant du pénible travail que comporte l’interrogation du rêveur. Mais ne vous laissez pas séduire par cette facilité. Notre tâche ne consiste pas à exécuter des tours de force. La technique qui repose sur la connaissance des symboles ne remplace pas celle qui repose sur l’association et ne peut se mesurer avec elle. Elle ne fait que compléter cette dernière et lui fournir des données utilisables. Mais en ce qui concerne la connaissance de la situation psychique du rêveur, sachez que les rêves que vous avez à interpréter ne sont pas toujours ceux de personnes que vous connaissez bien, que vous n’êtes généralement pas au courant des événements du jour qui ont pu provoquer le rêve et que ce sont les idées et souvenirs du sujet analysé qui vous fournissent la connaissance de ce qu’on appelle la situation psychique. (Freud 1915-1917 : 108)
Mais il faut également considérer que cet aspect évolutif de l’onirologie freudienne n’est pas le seul, car il faut en remarquer au moins un autre : il suffit de penser qu’au tournant des années 1920, pendant la rédaction d’Au-delà du principe de plaisir, Freud s’aperçoit que le rêve n’est pas forcément une halluzinatorische Wunscherfüllung (« accomplissement hallucinatoire du souhait ») parce qu’il peut être tout simplement l’effet d’une compulsion de répétition (Wiederholungszwang), c’est-à-dire l’élaboration, à travers la répétition onirique parfois réitérée, d’une expérience souvent traumatique, comme dans le cas typique des névroses de guerre.
En ce qui concerne la première évolution, c’est-à-dire le passage du décryptage2 méchanique aux associations libres, quand les interprètes remarquent chez Freud une oscillation apparente entre ces deux conceptions alternatives de l’approche au rêve, il faut leur répondre qu’il ne s’agit pas d’un accident mais d’un véritable renversement de perspective qui survient à un moment donné de la réflexion freudienne. Cette césure est marquée par les ajouts successifs qu’on peut voir aux différentes éditions de la Traumdeutung, soit dans les préfaces soit dans les notes. La célèbre leçon sur le symbolisme onirique, dont on vient de lire ci-dessus un passage, nous fournit justement une synthèse très claire de cette évolution de l’onirologie freudienne.
Donc, à partir du moment où Freud découvre la méthode des associations libres, l’interprétation du rêve change : nous n’avons plus un morcellement du rêve en images différentes, chacune avec une signification prédeterminée, fixe et rigide, mais au contraire le rêveur devient le Traumbuch de lui-même. C’est à partir de son vécu existentiel, de sa vie, de ses expériences et de sa condition psychologique au moment du rêve qu’on peut déconstruire, au milieu des matériaux oniriques, des correspondances symboliques personnalisées.
Par conséquent, quand Freud découvre que les mêmes images oniriques peuvent avoir une valeur différente selon la personne du rêveur et selon le moment spécifique de sa vie où il rêve, les deux techniques herméneutiques deviennent complémentaires, parce qu’on remarque certains aspects du rêve qui peuvent être reconduits à un symbolisme universel valable pour tous les êtres humains et pour toutes les époques (symboles sexuels, images récurrentes etc.) mais, en même temps, la plupart des correspondances symboliques varient d’un rêveur à l’autre et elles ne peuvent être individuées que par la méthode des associations libres.
Tout cela nous montre que malgré les critiques de provenance junghienne ou phénoménologique, dans le symbolisme onirique freudien il n’y a pas de réduction du symbole (Oudai Celso, 2008) au signe car Freud se détache de la mantique ancienne, c’est-à-dire de l’oneirokritikè téchne (« technique d’interprétation du rêve ») d’Artémidore et de ses rigides tableaux de correspondances. D’ailleurs Freud dispose d’au moins deux différents genres de sources : il y a bien sûr le côté herméneutique, représenté par Artémidore, qui aperçoit dans les rêves soit les messages envoyés par la divinité soit les prédictions du futur, mais, en plus de celui là, on remarque aussi un côté médical (Oudai Celso, 2006, chap. 2) – celui d’Aristote et d’Hyppocrate – fondé sur l’observation empirique de ce qui arrive dans le sommeil.
Donc, comme au cas de la libido reconnectée par Freud à la notion platonicienne d’eros, dans la théorie freudienne la référence au monde ancien a toujours le but d’ennoblir le sujet abordé, c’est-à-dire le rêve, qui était tout à fait marginal dans le contexte de la culture scientifique de l’époque : tout au contraire de ce qui arrive aujourd’hui, grâce aux études neuroscientifiques sur la phase REM et à l’immense littérature spécialisée concernant le domaine onirologique, au temps de Freud le rêve n’était même pas considéré digne d’une véritable analyse scientifique. Au sein d’un milieu médical dominé par celle qu’on a appelé Hirnmythologie ou « mythologie du cerveau », où l’on n’étudiait que les fonctions mentales aisément reductibles aux fonctions cérébrales, Freud démarre une tentative revolutionnaire, en essayant d’analyser, avec les très peu de ressources technologiques et expérimentales à sa disposition, des phénomènes mentaux très complexes, tels que le rêve, justement, mais aussi les névroses, les refoulements, les lapsus, etc. Il poursuit donc le plus haut degré de scientificité possible, mais parfois – on le verra – c’est lui même qui signale la nécessité de se lancer dans la spéculation, c’est-à-dire de pallier le manque d’outils proprement scientifiques en glissant dans celle qu’il appelle « métapsychologie ».
3. Du récit du rêve aux « résistances » (Widerstände) du rêveur : peut-on proprement parler de langage dans le cadre de la Traumdeutung ?
On a donc souligné que depuis la deuxième phase de la formulation de sa théorie onirologique, dans l’interprétation du rêve Freud attribue un maximum d’importance aux variables subjectives du rêveur. Cette attitude pourrait être considérée en accord avec ce que Saussure nous explique à travers la distinction entre langue et parole : comme Tullio De Mauro aussi l’a souligné dans son introduction au CLG, Saussure aussi prend en considération les variables subjectives qui caractérisent chaque acte linguistique dans son unicité. Mais c’est exactement ici qu’une interrogation cruciale s’impose, puisque dans le cadre du rêve et plus généralement au sujet de la communication entre patient et thérapeute, il faut impérativement se demander : quel est ici le statut du langage ? Il faut considérer à ce propos une réflexion de Saussure tout à fait incontournable :
Puis il y a le point de vue du psychologue, qui étudie le mécanisme du signe chez l’individu; c’est la méthode la plus facile, mais elle ne conduit pas au-delà de l’execution individuelle et n’atteint pas le signe, qui est social par nature. (Saussure 1922 : 34).
Donc le cas de l’interprétation des rêves et son rapport avec le language n’est qu’une occurrence spécifique d’une question beaucoup plus générale et radicale concernant le statut du langage au sein de l’observation psychologique et notamment psychanalytique. Plus spécifiquement le caractère linguistiquement problématique de l’analyse des rêves se fonde sur deux différentes raisons.
En premier lieu il faut considérer celles qu’on appelle les « résistances » 3 des patients qui souvent (non seulement à propos du rêve mais face à toute construction interprétative psychanalytique, comme nous le verrons tout à l’heure) sont très réticents, au moins au début, à accepter les explications ou, plus exactement, les hypothèses interprétatives proposées par les psychanalystes. Ces « résistances » (ici appelées Widerstände, tandis qu’ailleurs Freud parle de Abwehr ou « défenses », avec une nuance sémantique un peu différente) peuvent jaillir de plusieurs sources variées : dans la plupart des cas elles viennent du refoulement d’un contenu mental désagréable duquel le patient se protège, ou bien – comme nous le disions au sujet du rêve – de la censure du Surmoi. Comme nous l’expliquerons mieux par la suite, le traitement psychanalytique consiste exactement dans la tentative de dépasser ces résistances, à travers le mécanisme du transfert ou Übertragungsliebe (« amour de translation ») en produisant un déplacement des charges pulsionnelles du sujet.
Deuxièmement, une autre complication linguistique dans le rêve est représentée par la violation presque systématique de toutes les correspondances logiques, temporelles et structurelles qu’on utilise d’habitude pendant l’état de veille, voir dans les différents moyens de la communication ordinaire. Cette alternative (onirique voir inconsciente) à la logique classique est tellement radicale que certains interprètes, en empruntant la formule proposée par Ignacio Matte Blanco (1975), ont parlé explicitement de « bi-logique », c’est-à-dire d’une sorte de logique renversée et concurrente que l’inconscient créerait à côté de la logique ordinaire. Il s’agit d’une hypothèse beaucoup critiquée et pour certains aspects discutable, mais qui à mon avis a au moins le mérite de focaliser l’attention sur un élément très important de la théorie freudienne. Une synthèse assez efficace de ces caractéristiques de la logique inconsciente est contenue dans ce passage :
Il n’y a dans ce système ni négation, ni doute, ni degré dans la certitude. Tout cela ne s’introduit que par le travail de la censure entre Ics et Pcs […] Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail du système Cs. Pas d’avantage les processus Ics n’ont égard à la réalité. Ils sont soumis au principe de plaisir ; leur destin ne dépend que de leur force et de leur conformité ou non conformité aux exigences de la régulation plaisir-déplaisir. Résumons-nous : absence de contradiction, processus primaire (mobilité des investissements), intemporalité et substitution à la réalité extérieure, de la réalité psychique, tels sont les caractères que nous devons nous attendre à trouver aux processus appartenant au système Ics. (Freud 1915 : 226)
Donc, si l’on analyse dans une perspective comparative ces traits de l’inconscient freudien par rapport au mécanisme du langage proprement dit, je suis tout à fait d’accord avec Michel Arrivé lorsqu’il remarque – dans Linguistique et psychanalyse (1987 : 71) – une homonymie et une synonymie illimitées dans le cadre du symbolisme inconscient. Cela signifie qu’au niveau de l’Es freudien il existe une polysémie infiniment étendue qui est bien au-delà de ce que normalement on entend par langage.
Pour ces raisons il faut en conclure que le rêve aussi intègre une forme de langage tout à fait particulière qu’on ne pourrait jamais, à mon avis, comparer à une traduction ou bien au passage d’une langue à une autre mais plutôt à quelque chose de semblable à une oeuvre d’art, telle qu’une peinture ou un art similaire, où il y a plusieurs facteurs à considérer, et où l’on peut observer un certain degré de rigueur mais aussi d’incertitude et surtout un très haut coefficient de liberté dans le rapport entre signifiant et signifié.
4. Construction analytique du rêve et efficacité thérapeutique : quel est l’atout de Freud ?
A plusieurs reprises, tout au long de son oeuvre, Freud compare l’activité du psychanalyste à celle de l’archéologue, qui peut reconstruire un monde caché ou enterré à partir des restes ou des pièces qu’il arrive à trouver devant lui et qui correspondent, hors de la métaphore, aux symptômes, aux récits, aux associations libres etc. C’est pour cette raison que Freud avoue avoir lu pendant sa vie presque plus de livres d’archéologie que de psychologie4, en restant surtout fasciné par la figure d’Heinrich Schliemann, le célèbre découvreur des tombeaux des Atrides à Mycènes.
Ailleurs il compare son travail à celui de l’assainissement de la mer hollandaise du Zuiderzee, en disant qu’il faut annexer les territoires marécageux de l’Inconscient à la terre ferme de la raison, en réalisant ainsi le souhait ambitieux contenu dans la formule bien connue « Wo Es war, soll Ich werden » 5 (« là où était le Ça, le Moi doit advenir »). Tout cela confirme le caractère linguistiquement plutôt atypique que les interprétations psychanalytiques, du rêve et pas seulement, peuvent assumer : elles ont surtout la valeur de constructions purement hypothétiques, et c’est dans ce sens qu’il faudra entendre la définition freudienne de Konstruktionen in der Analyse :
En résumé, nous constatons que nous ne méritons pas le reproche d’écart et avec dédain l’attitude de l’analysé à l’égard de nos constructions. Nous en faisons grand cas et nous en tirons souvent des repères précieux. Mais ces réactions du patient sont la plupart du temps équivoques et n’autorisent pas de conclusion définitive. Ce n’est qu’en continuant l’analyse que nous pouvons décider si nos constructions sont exactes ou inutilisables. Nous n’attribuons à la construction isolée que la valeur d’une supposition qui attend examen, confirmation ou rejet. Nous ne revendiquons pas d’autorité pour cette construction, nous ne demandons au patient aucun accord immédiat ni ne discutons avec lui s’il commence par y contredire. Nous suivons simplement l’exemple d’un célèbre personnage de Nestroy, le domestique qui n’a qu’une réponse à toutes les questions et objections : « Au cours des événements tout deviendra clair » (Freud 1937 : 52)
Mais à mon avis il faut également remarquer une autre caractéristique primordiale de l’interprétation psychanalytique du rêve ou de la Konstruktion analytique en général, c’est-à-dire un aspect qui vient de la préhistoire de la théorie psychanalytique, et précisément de la katartische Méthode que Breuer et Freud élaborent à l’époque des Studien über Hysterie sous l’ispiration incontournable de la suggestion post-hypnotique pratiquée par Charcot à la Salpétriêre de Paris6.
Déjà au cours de cette phase initiale de la théorie psychanalytique, on s’aperçoit que la parole, l’explication, le dévoilement d’un sens caché (par exemple dans le contexte d’une vision onirique) peuvent avoir une valeur très spécifique, concrète et psychosomatiquement visible. La nature particulière et incomparable de cet effet thérapeutique est très clairement décrite par Freud :
Il n’existe plus, pour ainsi dire, qu’un lien symbolique entre le phénomène pathologique et sa motivation, un lien semblable à ceux que tout individu normal peut former dans le rêve quand, par exemple, une névralgie vient s’ajouter à quelque souffrance psychique ou des vomissements à un affect de dégoût moral. Nous avons pu voir des malades qui faisaient de cette sorte de symbolisation le plus grand usage. Dans d’autres cas encore, une détermination de cet ordre n’est pas immédiatement compréhensible. C’est justement à cette catégorie qu’appartiennent les symptômes typiques de l’hystérie, tels que l’hémi-anesthésie, le rétrécissement du champ visuel, les convulsions épileptoïdes, etc. (Freud 1892-1895 : 342)
C’est donc Freud lui-même qui autorise une comparaison précise entre le langage psychosomatique de l’hystérie (où un conflit pulsionnel devient visible par les symptômes physiques qui l’expriment) et le langage du rêve. Ce rapprochement implique deux principes darwiniens7 très importants, c’est-à-dire la conception de la parole comme remplacement de l’action et l’idée que les centres d’élaboration des émotions soient plutôt proches de ceux de l’organisation neurologique du mouvement8. Et c’est à partir de ces hypothèses décisives que Freud développe sa célèbre notion d’Abreaktion, véritable clef de voûte de son approche interprétative aux langages de l’Inconscient et en même temps de l’efficacité thérapeutique de sa méthode :
Quand cette réaction se trouve entravée, l’affect reste attaché au souvenir. On ne se souvient pas de la même façon d’une offense vengée – ne fût-ce que par des paroles – ou d’une offense que l’on s’est vu forcé d’accepter. Le langage lui-même tient compte de cette différence dans les conséquences morales et physiques en donnant, très à propos, à cette souffrance endurée sans riposte possible, le nom d’« affection ». La réaction du sujet qui subit quelque dommage n’a d’effet réellement « cathartique » que lorsqu’elle est vraiment adéquate, comme dans la vengeance. Mais l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être « abréagi » à peu près de la même façon. Dans d’autres cas, ce sont les paroles elles-mêmes qui constituent le réflexe adéquat, par exemple les plaintes, la révélation d’un secret pesant (confession). Quand cette sorte de réaction par l’acte, la parole et, dans les cas les plus légers, par les larmes, ne se produit pas, le souvenir de l’événement conserve toute sa valeur affective (Freud 1892-1895 : 29)
On peut donc voir que, d’un point de vue strictement epistémologique et psychologique, le but principal de Freud est de reconduire toute production mentale ou émotion humaine à ses composants quantitatifs ou energétiques originaires, c’est-à-dire aux pulsions (Triebe), qui déterminent une tension ou excitation du système nerveux, voir une augmentation d’énergie psychique et d’électricité neuronale. Ces pulsions sont souvent décrites par Freud par la métaphore hydrodynamique (déjà grecque et platonicienne) de l’énergie libidinale, marquée par l’absence de la conscience subjective ou du niveau d’élaboration psychique avancée qui caractérise l’émotion. En concentrant son attention sur le rapport entre pulsion et émotion, Freud essaie de saisir les mécanismes de l’influence mutuelle entre le corps et la psychè : en confutant celle qu’il appelle « faute conscientialiste cartésienne » (réduction de l’activité mentale à la pensée consciente) ainsi que la théorie psychologique du parallélisme psycho-physique, Freud cherche à comprendre comment on peut rattacher le domaine du corps à celui de l’esprit, voir le niveau de l’explication physiologique et biologique à celui de l’élaboration symbolique ou métapsychologique des émotions. On peut aisément remarquer jusqu’à quel point cette opération assume une valeur lato sensu linguistique. En d’autres termes, Freud voudrait parvenir à une explication strictement scientifique des phénomènes mentaux les plus complexes, mais, en suivant les suggestions de la psychiatrie dynamique, en même temps il veut dépasser l’attitude typiquement positiviste de la soi-disant Hirnmythologie ou mythologie du cerveau – qui reduirait la vie psychique à l’ensemble de l’activité cérébrale – en focalisant au contraire l’attention sur des sujets que la science officielle et la psychologie scientifique naissante de son époque considéraient pour la plupart insignifiants et sans importance (c’est-à-dire le rêve, le mot d’esprit, le symptôme neurotique, le lapsus etc.). Comme il a été heureusement souligné par Grünbaum (1988) on ne peut pas reduire le travail de Freud à un exploit tout simplement herméneutique ou spéculatif, voir à un Sprachspiel ou à une talking cure, car l’auteur est évidemment engagé dans l’effort (plus ou moins réussi) de donner un modèle d’explication scientifiquement vraisemblable de la vie psychique et de découvrir comment nos émotions, en tant que produits du système nerveux, sont liées en même temps à nos souvenirs, à notre passé, aux évènements existentiels et personnels de notre biographie, ou comment elles luttent contre la censure de l’Uber-Ich ou Surmoi à travers leurs conflits intérieurs. Pour cette raison, Freud essaie de trouver une connexion solide entre la partie proprement scientifique de sa théorie (celle fondée sur l’observation directe des cas cliniques) et la partie qu’il appelle métapsychologique (souvent conjecturale, spéculative et provisoire), en souhaitant qu’un jour celle-ci puisse être enfin accessible à l’observation expérimentale.
Donc dans chaque domaine de son système théorique, c’est-à-dire au sujet du rêve mais aussi ailleurs, Freud a développé l’analyse de l’émotion en tant que relation d’objet, voir comme une manière d’introjecter, embrasser ou incorporer la réalité autour de nous. Ce phénomène est évidemment aussi impliqué dans la notion d’investissement ou Besetzung (péniblement traduite en anglais par le néologisme cathexis), qui se relie à la théorie phénoménologique et brentanienne de l’intentionnalité. Mais plus généralement, il est aussi très intéressant de découvrir comment et pourquoi la psychanalyse freudienne devance le détournement de la pensée philosophique et scientifique contemporaine sur les émotions, c’est-à-dire la tendance à souligner leur valeur cognitive: aujourd’hui l’émotion n’est plus subordonnée à la pensée abstraite et à l’activité intellectuelle proprement dite; on reconnait à l’unanimité l’importance de l’émotion du point de vue de l’adaptation et de l’évolution et, par rapport à cette « réhabilitation » de la vie instinctuelle et des pulsions liées à la sphère émotionnelle, Freud peut être considéré un pionnier. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que, d’après le lauréat du Prix Nobel Eric Kandel (2007), nous avons à présent enfin presque tous les outils scientifiques et technologiques nécessaires pour essayer de réaliser l’ambition et le projet de Freud : donner une véritable explication neurobiologique aux processus inconscients, aux émotions et aux phénomènes mentaux les plus complexes.
Donc Kandel, qui théorise et pratique celle que désormais on appelle « neuropsychanalyse », comme d’ailleurs Mark Solms et beaucoup d’autres, affirme que la théorie freudienne, malgré ses limites historiques, est cependant si cohérente et bien structurée qu’elle peut suggérer aux neurobiologistes, aux neuropsychologues ou aux psychologues cognitifs l’agenda de leur travail futur. L’effort freudien et psychanalytique de rechercher le lien entre le symbolique-mental et le physique-biologique est aujourd’hui plus actuel que jamais: même les études de Damasio confirment l’idée (déjà psychanalytique) d’une fonction intermédiaire des émotions, entre les simples sensations corporelles et leur élaboration consciente. De plus, nous savons déjà qu’une grande partie des phénomènes dits inconscients sont déterminés par la mémoire à long terme, qui peut produire, à cause de la neuroplasticité, des changements dans l’expression des gènes et dans la réorganisation des connexions synaptiques.
Il me semble donc plus que légitime d’estimer que cette nouvelle perspective, à la fois philosophique et scientifique, pourra bientôt produire des résultats fructueux même du point de vue de ces rapports entre linguistique et psychanalyse freudienne profondément étudiés par Michel Arrivé.
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1 Parmi les très nombreux écrits de Michel Arrivé concernant le rapport entre psychanalyse freudienne et linguistique saussurienne, ici on fera notamment référence à Arrivé (1987, 2008, 2012).
2 Cette Chiffriermethode correspond à l’ancien pinakion duquel Artémidore de Daldis tirait son ispiration, et ce pinakion trouve une sorte d’équivalent contemporain vraisemblable dans celle qu’on appelle « smorfia napoletana » utilisée par les passionnés du jeu du loto.
3 A ce propos il ne faut jamais oublier le très important avertissement de Jonathan Lear (2005 : 21), selon lequel les thérapeutes doivent faire très attention à ne jamais utiliser l’outil conceptuel de la « résistance » comme prétexte pour défendre la consistance théorique de leur constructions interprétatives contre tout ordre d’objections extérieures.
4 Cette affirmation est contenue dans une lettre de Freud à Stefan Zweig du 7 février 1931.
5 C’est la très célèbre synthèse qu’on trouve à la fin de la 31e des Nouvelles Conférences de 1932.
6 Sur l’impact crucial des recherches et des conférences publiques de Jean-Martin Charcot sur les intellectuels et les médecins européens de son époque, voir Didi-Huberman (1982).
7 Il ne faut pas oublier que le rapprochement avec Darwin est très clairement autorisé non seulement par Freud lui-même, dans sa comparaison bien connue des trois grandes révolutions de l’histoire humaine (copernicaine, darwinienne et psychanalytique), mais aussi par son biographe officiel Ernest Jones qui associe au fondateur de la psychanalyse la définition de « Darwin de l’esprit » (1953 : III, 304).
8 Ce n’est pas par hasard que Jean-Martin Charcot, maître de Freud pendant ses études à la Salpêtrière de Paris, consacrera une partie significative de son activité à l’étude de la maladie de Parkinson, en développant dans ce contexte l’idée d’une continuité entre le langage et la fonction psycho-motrice.
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1892-1895, Etudes sur l’Hystérie (tome II, 199211)
1899, L’interprétation du rêve (tome IV)
1915, L’inconscient (tome XIII)
1915-1917, Leçons d’introduction à la psychanalyse (tome XIV)
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