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Omni-formativité ou omni-traductibilité des langues ? de Hjelmslev à de Mauro

Cosimo CAPUTO

Università del Salento

cosimo.caputo@unisalento.it

Ce texte est une réélaboration de mon intervention aux « Rencontres linguistiques du lundi » (Rome, Fondazione Leusso, 8 mai 2017), conçues et organisées par Tullio De Mauro. De Mauro, qui avait choisi ce sujet avec moi, n’était plus avec nous lorsque j’ai fait ma conférence. Ce travail est à la fois un souvenir de cette rencontre manquée et un hommage à un linguiste parmi les plus grands du XXe siècle.

Bien que l’article soit consacré à une reconstruction du débat italien sur le sujet de l’omnipotence sémiotique (un intérêt que nous partageons), on a choisi de garder au minimum les citations en langue italienne (même là où les auteurs ont employé des expressions particulièrement bien trouvées), pour répondre aux besoins du lecteur francophone. Je me limite ici à quelques précisions terminologiques. Le terme technique « onniformatività », employé en italien par les linguistes et par les sémioticiens, n’a pas d’homologue strict en français (cf. Fadda 2017 : 120, n. 4), mais il était bien de le garder en tant que signe de la spécificité (théorique, avant d’être géographique) du débat. On a adopté donc le calque « omni-formativité », qui est quand même compréhensible pour le lecteur francophone. Le terme « logocentrisme » traduit l’italien « verbocentrismo » et, pourtant, il ne doit pas être compris au sens de Derrida (oral vs. écrit), mais d’une façon bien plus générale (verbal vs. non-verbal). Le terme « signique », bien que peu employé en français, est aussi compréhensible, et je l’ai donc gardé. Je tiens à remercier Marisa Groccia, Annafrancesca Naccarato et Francisco J. Santa Eugenia pour leur aide.

Le sujet de l’omni-formativité, accroché à la formulation hjelmslevienne qu’illustre le chapitre 21 (« Langage et non-langage ») des Prolégomènes à une théorie du langage, est le centre autour duquel tournent des questions épistémologiques de caractère plus général (telles que le métalangage), des questions philosophiques (comme p. ex. la question du logocentrisme ou de la nature du logos humain, de sa capacité formative et méta-formative) et des questions sémio-linguistiques (la nature du signe). Dans la tradition linguistique italienne, qui envisage la langue comme un système et une institution ouverts et mobiles, tout en opposant au synchronisme abstrait les connexions avec l’histoire, la culture et la société, et en revendiquant aussi une attention plus détaillée au plan du contenu, de la sémantique (en fait, le premier à parler de « critique sémantique » a été Antonino Pagliaro) et d’un rôle majeur pour la substance et la fonctionnalité à côté de la « forme pure », ce sujet a été développé et approfondi comme un trait théorique spécifique : l’» omni-formativité made in Italy », selon la définition d’Emanuele Fadda (2017). Dans ces pages, je vais en illustrer quelques présupposés et quelques développements, en m’appuyant sur Ferdinand de Saussure, Emile Benveniste, Mario Lucidi et Tullio De Mauro.

1. La formulation hjelmslevienne

A l’horizon d’une comparaison entre les systèmes de signes et les systèmes de jeux, Hjelmslev exprime son intérêt pour deux questions : « Premièrement : dans la totalité des structures sémiotiques, quelle place doit-on attribuer à la langue ? Et deuxièmement : où est la frontière entre sémiotique et non-sémiotique ? » (Hjelmslev [1943] 1971 : 137).

Juste après, il nous présente sa formulation, bien connue, de l’omni-formativité ou bien omnipotence sémiotique de la langue :

Une langue peut être définie comme une paradigmatique dont les paradigmes se manifestent par tous les sens, et un texte peut être défini de manière semblable comme une syntagmatique dont les chaînes sont manifestées par tous les sens. […] En pratique, une langue est une sémiotique dans laquelle toutes les autres sémiotiques peuvent être traduites, aussi bien toutes les autres langues que toutes les structures sémiotiques concevables. Cette traductibilité résulte de ce que les langues et elles seules sont capables de former n’importe quel sens ; c’est seulement dans une langue que l’on peut « s’occuper de l’inexprimable jusqu’à ce qu’il soit exprimé » [Kierkegaard] (Hjelmslev [1943] 1971 : 137-138 ; italiques CC).

L’identification tout court entre sémiotique et langue dans les mots que j’ai soulignée en italique a conduit Thomas Sebeok (et d’autres) à l’accusation de logocentrisme. Sebeok reproche à Hjelmslev le fait d’ériger la linguistique en modèle pour toute étude des signes, et de subordonner donc la sémiotique à la linguistique, et le signe non-verbal au signe verbal. Pour le sémioticien américain, il s’agit d’un « dogme infondé » (Sebeok 1998 : 112 ; cf. aussi Sebeok 1991), issu d’un réductionnisme épistémologique.

En fait, le véritable enjeu est : faut-il examiner de façon critique l’hypothèse logocentrique et en réduire l’importance, ou même l’abandonner tout court, pour instituer « una più larga ipotesi semio-centrica» (cf. Garroni 1972 : 294), c’est-à-dire une « linguistique (de nature) sémiotique », une linguistique qui naît au sein de la réflexion sur les langues et le langage ? Lorsqu’on parle d’une « nature sémiotique de la linguistique », il ne faut pas envisager une sorte d’apriorisme de la sémiotique par rapport à la linguistique, car « nature », ici, n’est autre que « constitution ». Il s’agit d’une linguistique qui constitue par elle-même l’espace « sémio- », l’espace de la relation et de la différence non-indifférente : bref, l’espace fondamental.

2. Une perspective sémiotique

Dans les Prolégomènes, on lit ensuite ([1943] 1971 : 138) :

C’est du reste cette propriété qui rend la langue utilisable en tant que telle, et qui la rend propre à remplir son objet dans toute situation. Nous n’avons pas à nous demander ici en quoi réside cette propriété remarquable ; elle résulte sans doute d’une particularité structurale que nous comprendrions mieux si nous étions mieux renseignés sur la structure spécifique des sémiotiques non linguistiques.

Tandis que les linguistes envisagent les jeux comme « un système de valeurs analogues aux valeurs économiques » (ibid. : 139), les logiciens se focalisent sur les « systèmes de jeux » qu’ils considèrent comme « des systèmes de transformation abstraits, et ont ainsi été amenés, de leur côté, à souhaiter une étude de la langue en partant du même point de vue » (ibid. : 137) : « toute sémiotique est considérée comme un simple système d’expression, dans lequel le contenu n’intervient pas » (ibid. : 139).

La théorie des signes en linguistique – écrit Hjelmslev – a, au contraire, de profondes racines dans la tradition qui veut qu’un signe soit défini par sa signification, tradition avec laquelle Saussure est encore aux prises et qu’il a précisée et mise au point par l’introduction du concept de valeur qui permet la reconnaissance de la forme du contenu et de la bilatéralité du signe conduisant à une théorie des signes qui repose sur l’interaction de la forme de l’expression et de la forme du contenu dans le principe de commutation (Hjelmslev [1943] 1971 : 139-140).

Les systèmes simplement notationnels, tels que les systèmes logiques et mathématiques, sont des « restricted languages », parce qu’ils sont constitués par un nombre limité et fermé d’éléments, doués d’une signification distincte et univoque ; ils ne peuvent produire rien de plus que ce qui est déjà prévu par les règles qui les constituent; on ne peut les employer que pour des buts particuliers, parce qu’ils ne sont adaptés qu’à une classe déterminée de significations, comme le dit Hjelmslev dans The Basic Structure of Language (1947 : 122). Il s’agit de systèmes « non créatifs », d’après l’expression de Tullio De Mauro.

Les « unrestricted or pass-key languages » (ibid.), c’est-à-dire les langues, sont au contraire des systèmes sémiotiques, parce qu’ils se placent sur deux plans non conformes. Il s’agit là de systèmes ouverts, « non non-créatifs » (cf. De Mauro 2002 : 80 ; cf. aussi De Mauro 2008), qui peuvent s’adapter à différentes situations, à n’importe quel but linguistique et à n’importe quel domaine ; ils peuvent aussi dépasser les fluctuations sémantiques et prosodiques, vu qu’il est possible – par l’intermédiaire de leurs termes – de formuler tout signifié et de tout traduire (cf. Hjelmslev 1947 : 122). On retrouve dans ces mots la thèse sur l’omnipotence sémiotique des langues :

Any text in any language, in the widest sense of the word, can be translated into any unrestricted language, whereas this is not true of restricted languages. Everything uttered in Danish can be translated into English, and vice versa, because both of these are unrestricted languages. Everything which has been framed in a mathematical formula can be rendered in English, but it is not true that every English utterance can be rendered in a mathematical formula; this is because the formula language of mathematics is restricted, whereas the English language is not (ibid.).

Le caractère omni-formatif des langues verbales se trouve ainsi relié au sujet de la traduction, mais aussi à l’idée d’une formativité ouverte, illimitée, qu’il faut opposer à une formativité sectorielle, à savoir une non-omni-formativité.

Les unrestricted or pass-key languages sont liés d’une façon stricte à la textualisation en tant que processus syntagmatique illimité, lié à son tour à la dimension de la praxis. La textualisation introduit le système dans la dimension du temps et l’ouvre à la dimension existentielle de la langue, avec toutes ses implications appartenant aux ordres culturel, historique, psychologique et axiologique. C’est pourquoi on ne peut pas donner de limites à ce qu’une langue peut former et exprimer.

Dans cette perspective, on ne peut pas se passer de la contribution de De Mauro. Tout comme Saussure, il est bien conscient de la complexité de la matière linguistique et des difficultés qu’on a à la gérer. Déjà dans les Conférences à l’Université de Genève de novembre 1891, le Maître genevois nous montre que la vie des langues repose sur une relation sémiotique entre un phénomène constant (la capacité biophysiologique du parler et sa continuité ininterrompue) et les variables qui permettent son adéquation aux situations cognitives et communicatives les plus diverses. C’est bien ici que s’installe l’idée démaurienne d’un langage modelé par l’usager, par la « masse parlante », où les phénomènes désordonnés sont tout aussi importants que les phénomènes empruntés à l’ordre et à la règle.

De cette façon, De Mauro se trouve à élargir la perspective sémiotique des langues et de la linguistique : l’emploi des mots est une forme d’activité sémiotique, ou de sémiose, ce qui jette un pont entre l’emploi des mots « uniquely human » et les autres formes de sémiose humaine (gestes, postures, danse, musique, numérotations, calculs, etc.) en interaction stricte avec l’utilisation des mots, mais aussi un pont vers la sémiose d’autres vivants, dans le cadre général de l’évolution (cf. De Mauro 2002 : 44). Dans la langue, il y a à la fois le semeiotikón, la production continuelle sans limite de la sémiose, et la capacité d’en reconnaître les semeîa. La linguistique, donc, manifeste son manque d’autosuffisance : pour l’étude du langage, des langues, de l’expression et de la compréhension par les mots, il faut se donner un horizon sémiotique pour mieux saisir les ressemblances et les différences entre ce qui est plus généralement sémiotique et ce qui est spécifique au langage verbal (cf. De Mauro 2002 : 46).

L’étude de la complexité de la réalité linguistique, pour qu’elle soit adéquate, doit (comme De Mauro l’affirme ailleurs) recourir à des savoirs les plus différents, tels que les neurosciences ou les analyses des processus de production et de réception de la voix élaborées par la physiologie du système phonologique et auditif et même par la physique acoustique (cf. De Mauro 2013 : 141, 142). Si nous ne faisons pas appel aux connaissances et aux instruments d’analyse empruntés à d’autres disciplines, il sera impossible de donner « un orizzonte semiotico al linguaggio e al suo studio, come a me pare indispensabile » (De Mauro 2013 : 142 ; italiques CC).

Cette dimension sémiotique est destinée à mieux focaliser, par une étude comparative, les propriétés des langues par rapport aux signes d’autres sémiotiques (au sens d’Hjelmslev) : on ne peut pas bien comprendre le langage humain, l’activité verbale, si on n’y reconnaît pas ce qui le rapproche et ce qui le sépare d’autres langages (cf. ibidem).

L’étude des langues verbales montre son utilité aussi pour l’étude des langues non verbales, et vice-versa; en fait, on étudie les deux faces d’une même réalité : les caractéristiques du langage verbal sont en correspondance, pour ainsi dire, avec les traits fondamentaux et constitutifs d’autres sémiotiques, ce qui nous aide cependant à comprendre leurs différences et, donc, à comprendre pourquoi le langage humain se manifeste comme quelque chose d’unique (cf. De Mauro 2002 : 52).

3. Formativité et arbitraire du signe

L’omni-formativité des unrestricted languages (langages non non-créatifs) est reliée au thème de la traductibilité, ainsi qu’à l’idée d’une formativité ouverte, illimitée, opposée à la formativité sectorielle (non omni-formativité). On peut se demander, cependant, si l’omni-formativité appartient à la langue (ou bien aux langues) en soi. A cet égard, De Mauro (2002 : 80) affirme que la langue, étant à la fois une « semiotica non-creativa », qui combine des unités selon des règles bien définies, et une « semiotica non non-creativa », qui admet l’abandon de vieilles formes et l’introduction de nouvelles formes, entraîne la convergence de formes générales différentes (linguistiques mais aussi pré-linguistiques) de l’intelligence humaine : l’intelligence combinatoire et l’intelligence créative stricto sensu, capable de produire et entendre ce qui est radicalement nouveau. Les deux formes, cependant, n’existeraient pas sans la capacité d’imitation.

L’omni-formativité découle, alors, d’une capacité formative plus ample, enracinée dans la perception (aisthesis), et dans la corporéité humaine, ce qui signifie que la langue n’est pas autosuffisante, parce qu’aucun système sémiotique ne peut l’être.

La relation perceptive et sensible de l’animal non-humain avec son environne­ment est simplement instrumentale, limitée à un champ restreint d’opérations sur les choses et avec les choses. On n’a pas de relations orientées vers des buts possibles, en l’absence d’objets ; aussi, on n’a pas de réemploi d’instruments ou de relations de renvoi (dénotations) dans d’autres contextes ; enfin, il n’y a pas de capacité de substitution, de mettre une chose à la place d’une autre, et notamment de produire des signes ou des signes de signes. Bref, on n’a pas cette capacité méta-opérationnelle qui est propre de l’être humain, permettant toute action linguistique (verbal) et métalinguistique, identifiée par Emilio Garroni (1977), qui était, lui aussi, l’un des protagonistes du débat italien sur l’omnipotence sémiotique des langues (cf. Caputo 2013, chap. 5 ; Fadda 2017, § 2).

La diversité des langues est donc la réponse naturelle, biologiquement possible et même nécessaire, par laquelle les animaux humains ont satisfait sur le terrain expressif leur capacité à s’adapter et à se différencier à travers le temps et l’espace, en donnant lieu à des peuples et des traditions les plus diverses (cf. De Mauro 2008 : 131-132).

Donc, les langues découpent de façon arbitraire – chacune à sa manière – la matière signique du monde, « le sens, la pensée même » (Hjelmslev [1943] 1971 : 69).

Chaque langue a sa propre grammaire et son ordre propre, qui ne reflète aucun ordre extérieur : « Seules les fonctions de la langue, la fonction sémiotique et celles qui en découlent, déterminent [la] forme » du sens qui « devient chaque fois substance d’une forme nouvelle et n’a d’autre existence possible que d’être substance d’une forme quelconque » (ibid. : 70).

Il y a donc de l’asymétrie entre les langues dans le découpage, l’articulation, la formation du même champ de matière ou sens du monde. A cet égard, Hjelmslev nous offre l’exemple de la segmentation du spectre des couleurs1 : « En gallois, “vert” est en partie gwyrdd et en partie glas, “bleu” correspond à glas, “gris” est soit glas soit llwrd, “brun” correspond à llwyd » (ibid. : 71).

On retrouve la même situation par rapport à la segmentation du champ du nombre (avec des langues qui ne distinguent que singulier vs. pluriel, des langues qui ont aussi un duel, comme le grec ancien et le lituanien, et même des langues avec un triel, un quatralis, etc.) et du champ du temps (ibid. : 72).

D’une façon analogue, sur le plan de l’expression, si l’on compare des langues différentes, on découvre des segmentations différentes dans la sphère phonétique de la matière (cf. ibid. : 74-75). Par exemple, la prononciation (forme de l’expression) de « Berlin » en allemand, anglais, danois et japonais produit des formations différentes (substances de l’expression) d’une même matière expressive, qui dérivent de l’action de composants (ou niveaux – come Hjelmslev les appelle dans la Stratification) à la fois physiques, sociobiologiques, et aussi – ajoutons-nous – perceptives et acoustiques. « Il est bien évidemment indifférent – observe le linguiste danois – que le sens du contenu soit aussi le même, comme c’est le cas ici » (ibid. : 75). Mais

Nous pourrions dire de même que la prononciation de l’anglais got, de l’allemand Gott et du danois godt représentent des formations différentes d’un même sens d’expression. Dans cet exemple, le sens de l’expression est le même, mais le sens du contenu est différent tout comme dans je ne sais pas et I do not know le sens du contenu est le même, tandis que le sens de l’expression est différent (ibidem).

En effet, ce n’est qu’en vertu de la forme du contenu et de la forme de l’expression, « et seulement en vertu d’elles, qu’existent la substance du contenu et la substance de l’expression qui apparaissent quand on projette la forme sur le sens, comme un filet tendu projette son ombre sur une face ininterrompue » (ibid. : 75). Dans ce cas, il s’agit d’une projection tout à fait arbitraire et, donc, la forme de l’expression et la forme du contenu qui constituent, dans leur indépendance fonctionnelle, le signe, ne sont pas le résultat de choix capricieux et casuels, mais plutôt le résultat des contraintes historico-culturelles et naturelles (perceptives, physiologiques) conditionnant la communauté parlante. Hjelmslev nous donne l’exemple du mot bois, qui est le signe d’un objet faisant partie du paysage, c’est-à-dire d’une entité de la substance du contenu, laquelle, par les fonctions d’interdépendance et de détermination constituant le signe, se trouve coordonnée à une forme du contenu, ainsi que posée dans une relation de différence négative avec d’autres entités de la substance du contenu (p. ex. « la matière dont est faite ma porte ») (ibid. : 76). De la même manière, sur le plan de l’expression,

la séquence des sons [bwa], en tant que fait unique prononcé hic et nunc, est une grandeur appartenant à la substance de l’expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme de l’expression sous laquelle on peut assembler d’autres grandeurs de substance de l’expression (autres prononciations possibles, par d’autres locuteurs ou en d’autres occasions, du même signe) (ibidem).

En conclusion : « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le signe est donc à la fois signe d’une substance du contenu et d’une substance de l’expression » (ibidem). Si l’on garde le mot « signe » pour l’expression, on court le risque de provoquer (ou du moins d’encourager) le malentendu pour lequel une langue n’est qu’» une nomenclature pure et simple, une réserve d’étiquettes destinées à être attachées à des objets préexistants. De par sa nature, le mot signe sera toujours lié à l’idée d’un terme désigné » (ibid. : 77), de quelque chose qui est déjà sémiotisé et non pas de l’objet d’une référence (supposée) « simple » ou « nue ».

Cependant, bien que le signe soit indépendant par rapport à la matière, le lien entre la forme de l’expression et la forme du contenu n’est pas nécessaire au sens de Benveniste dans son essai de 1939, Nature du signe linguistique. Pour le linguiste français, le signifié de « bœuf » est « forcement identique dans [la] conscience à l’ensemble phonique (“signifiant”) böf » ; en plus, pour le sujet parlant « il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et contrôle la réalité : ou mieux, il est cette réalité (nomen omen […]) » (Benveniste [1939] 1966 : 51, 52, passim).

Mario Lucidi a déployé cette couche de l’épistémologie saussurienne du signe en visant justement l’article de Benveniste. Il a montré que la réfutation benvenistienne sort d’un mauvais aperçu du raisonnement de Saussure, lequel, en se réclamant de l’arbitraire, affirme tout simplement que dans le lien unissant signifiant et signifié, il n’y a aucun rapport naturel (c’est-à-dire, valable au dehors de toute limite spatiale et/ou temporelle) (Lucidi 1950 : 186-188). Dans le Cours – dit Lucidi – Saussure rejette toute solution faisant recours à l’autonomie du contenu : signifiant et signifié sont, dans leur essence, des pures valeurs, des nœuds d’un système qui n’existent qu’en vertu de ce système-là, par les rapports qui les relient aux autres nœuds du système. Chez Saussure, il n’y a pas d’autre définition valide du point de vue linguistique (cf. ibid. : 189-190).

Dans le passage d’Hjelmslev qu’on a cité auparavant, on a vu que « bois » est une entité de la substance du contenu qui, par le signe, est coordonnée à une forme du contenu et mise en système, c’est-à-dire mise dans une relation de différence ou d’opposition négative avec d’autres entités de la substance du contenu (la matière de la porte, p. ex.). De la même manière, la séquence sonore bwa, appartenant à la substance de l’expression, est coordonnée par le signe à une forme de l’expression, et ainsi placée dans une relation de différence négative avec d’autres entités de la substance de l’expression (d’autres prononciations, par d’autres personnes, dans d’autres occasions, mais aussi les expressions non verbales, etc.).

La nécessité qui subsiste dans le signe est de type fonctionnel, et non pas physico-matériel. Benveniste, de son coté, a mal compris les mots de Saussure, tout en croyant que le Genevois avait à l’esprit non pas le rapport entre signifiant et signifié, mais plutôt celui entre le signe (St + Sé) d’un côté, et la réalité de l’autre ; c’est pourquoi – observe Lucidi (ibid. : 194) – il arrive à une conclusion opposée par rapport à celle de Saussure.

4. Les couleurs des langues

La sémio-logique, dont on vient d’esquisser quelques traits, est incompatible avec l’idée même d’une formation universelle (et donc antérieure à toute lexicalisation possible), soit même de nature perceptive. Les onze catégories basiques a priori des couleurs, selon Brent Berlin et Paul Kay (1969), sont dénommées différemment dans les langues parce que tout terme de couleur n’est pas identifié par sa référence (une portion définie du spectre visible), mais plutôt par ce qui en diffère. Ce sont bien les différences qui articulent le champ chromatique. Lorsqu’on dit « blanc » ou « noir », ce qui est important n’est pas tellement l’allusion aux différents « lieux » chromatiques pointés par les termes, mais le fait que l’emploi des deux termes est différent. Cela signifie que les contraintes universelles ne sont pas aussi contraignantes et l’opération de catégorisation du champ des couleurs est guidée – comme Hjelmslev l’affirme – plus par les « fonctions de la langue » que par la physiologie de la perception (cf. Cimatti 2016 : 330-331).

Comme nous venons de le voir, chaque substance du contenu (formation de la matière du monde résultant de l’action de composantes sociobiologiques, physiques, physiologiques ou, justement, perceptives), est mise en système ou placée dans une relation de différence négative avec d’autres substances du contenu.

L’être humain adulte voit les couleurs aussi par l’intermédiaire des catégories lexicales que sa langue, culturellement et socialement déterminée, lui offre (dans le titre de ce paragraphe, il faut entendre « des langues » comme un génitif subjectif). Lorsqu’on prononce le terme (forme de l’expression) d’une couleur, on ne fait pas de référence à un état « pur » du monde, mais on établit plutôt une corrélation entre ce terme et une unité culturelle ou un concept (forme du contenu).

Chaque langue individuelle forme d’une façon spécifique la matière naturelle et culturelle du monde : « Les différences entre les langues ne proviennent pas des réalisations différentes d’un type de substance, mais des réalisations différentes d’un principe de formation » (Hjelmslev [1943] 1971 : 99), ou faculté du langage, ou bien capacité sémiotique universelle, sans laquelle aucune activité traductive serait possible. Les langues concrétisent différemment cette capacité universelle, en assimilant l’expérience des pratiques sociales et culturelles, des contraintes matérielles, physiques, biologiques qui délimitent le champ d’action des sujets parlants (cf. De Mauro 2002 : 85).

Une langue, en soi, n’est pas l’expression de la pensée – ce qui entraînerait une formation pré-linguistique de la pensée même – plutôt, une langue est la forme des habitudes de la pensée, comme le remarque Hjelmslev dans Sprog og tanke [Langue et pensée] (1936) : elle est donc la forme des habitudes mentales et non pas la forme du système mental. Habitude est la mode linguistique, ou l’usage linguistique, suivi par les sujets parlants dans leur langue natale. Cette distinction, cependant, peut (et doit) être considérée aussi en ce qui concerne la pensée. D’une part, on a le système qui vaut pour tous les raisonnements qu’on apprend avec la logique, de l’autre, les habitudes mentales qu’on suit tous les jours. Et il faut ajouter aussi que la langue est la forme des habitudes auditoires, comme on peut le déduire de la Stratification du langage (1954 : 178).

5. Omni-formativité, omni-traductibilité, langage verbal

Les risques de l’incompréhension sont limités et contrebalancés par la propriété la plus banale – et en même temps la plus spécifique – de l’intelligence linguistique des humains : l’autonymie ou méta-linguisticité réflexive (De Mauro 2002 : 89), à savoir la capacité de la langue d’être « metalinguaggio di se stessa » par son emploi spontané et non-formel, et aussi par sa capacité de fonctionner comme métalangage de toute autre langue possible (cf. De Mauro, 2008 : 132-133). Une telle capacité – absente dans les langages-calculs qui doivent exclure à tout prix l’autoréférence – se pose comme un regard autoptique, immanent à la langue.

Pour parler d’une manière correcte, d’un point de vue formel, de la syntaxe et/ou des emplois de la langue A, il faudra construire un nouveau langage ou calcul plus puissant que A, dans le sens qu’il aura comme contenu (l’ensemble de ses signifiés) les symboles d’A et les symboles capables de les décrire (cf. De Mauro 2002 : 92).

La formalisation algébrique, logico-mathématique de l’arithmétique – dit De Mauro (2008 : 132) – est le métalangage de l’arithmétique, qui en est donc le langage-objet. Pour les savants qui s’occupent de la logique et des calculs, un langage formel non créatif, un calcul, ne peut pas se décrire soi-même, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être son propre métalangage. Dans ce cas, il s’agit d’un rapport extrinsèque entre deux langues, tandis que la méta-linguisticité réflexive pose une coparticipation et non pas une distinction séparatrice.

Les emplois métalinguistiques réflexifs sont « fisiologici nell’uso quotidiano delle lingue » : on s’en sert toujours et à tout instant. Ils sont à la fois une conséquence et une contrebalance de l’indétermination et de l’illimitation sémantique des langues. Ils nous permettent de demander aux autres ce qu’ils entendent par un mot que nous ignorons ou qu’ils emploient dans une signification nouvelle. De notre côté, nous pouvons répondre aux questions d’éclaircissement. En général, on peut instaurer un processus de compréhension mutuelle, de ré-ordonnancement et d’adéquation de nos trésors linguistiques individuels (idiolectes), sociaux (sociolectes) et professionnels (langages spécialisés). Il s’agit donc de l’instrument à la fois le plus naturel et le plus puissant dont nous disposons pour dépasser l’incompréhension et le dogmatisme (linguistique, mais non seulement linguistique) qui pourrait en ressortir (cf. De Mauro 2008 : 133).

Voilà le chemin le plus fiable pour dépasser notre état d’aphasie permanente et aussi pour la nécessité d’éclairage, d’explication, de traduction (à nous-mêmes autant qu’aux autres) de nos mots.

En outre, toute langue verbale peut exprimer les contenus d’autres langues, des langages animaux, ce qui a amené parfois quelqu’un à dire que « tous » les sens sont exprimables par une langue – comme écrit De Mauro dans Minisemantica ([1982] 2004 : 135). Cela nous conduit, pourtant, d’un côté, à l’impossibilité d’épuiser les situations concrètes et, de l’autre, à la perception du fait que d’autres moyens expressifs (images, cinéma, etc.) arrivent à mieux adhérer à des expériences que le langage verbal peut exprimer de façon plus grossière (ibidem).

Le développement d’autres pertinences sémiotiques est un processus d’adéquation ou d’adaptation à la sémiose ou à l’expérience communicative dans son ensemble. On développe ainsi des niveaux sémiotiques ultérieurs, créés par la méta-linguisticité réflexive.

Pour les restricted languages, au contraire, les plans du contenu disponibles sont très limités. Nous choisissons, par exemple, le type de numérotation, de calcul ou de code – dit De Mauro – à partir de nos exigences du moment (compter des crocodiles au zoo n’est pas la même chose que mesurer une vitesse angulaire), parce que nous savons que chaque code entretient une relation privilégiée avec son plan du contenu (cf. ibid. : 136). Cette rigidité sémiotique s’oppose à la flexibilité sémiotique extrême qui est propre de la langue historico-naturelle, qui a la capacité, pour ainsi dire, d’emprunter les empreintes digitales de l’usager, c’est-à-dire de se connoter de différentes façons. Une langue, dit De Mauro, au contraire d’autres codes, n’est pas seulement pluri-planaire mais « è pluriplanare in modo eminente » (ibid. : 135 ; italiques CC)2.

La langue est donc la grande matrice sémiotique : il y a une modélisation sémiotique exercée par la langue, dont le principe n’est pas concevable en dehors d’elle-même (cf. Benveniste [1969] 1974 : 43-66). Cette propriété relève du « principe sémiologique », du « mode spécifique et exclusif », à travers la combinaison du « mode sémiotique », l’ordre formel, autonome par rapport à toute référence, et le « mode sémantique », l’ordre matériel, de la compréhension (ibid. : 63-66), des habitudes mentales et expressives dont Hjelmslev se réclame.

La traduction, qui est un effet de la capacité humaine (phantasia metabatiké kái synthetiké, selon l’expression des Stoïciens) de passer d’un objet à l’autre par l’inférence logique ou par la ressemblance entre deux objets, est un processus de négociation du sens qui « non avviene tra sistemi, bensì tra testi » (cf. Eco 2003 : 38), dans le « mode sémantique » de la signifiance. En effet, on peut transposer la sémantique d’une langue dans celle d’une autre, dit Benveniste (cf. [1967] 1974 : 215-238), mais non pas le « mode sémiotique » ou la forme d’une langue dans la forme d’une autre, ce qui met en question la formulation hjelmslevienne de l’omni-formativité (en fait dans son sens rigide).

Comme je l’ai déjà remarqué ailleurs (Caputo 2000 et 2006), dans la glossématique d’Hjelmslev, « langue » signifie « langue verbale ou historico-naturelle » seulement en première approximation, parce que, dans sa valeur épistémologique la plus profonde, « langue » signifie « forme », réseau d’interdépendances vidé de toute substance. Il s’agit d’une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la science et de la science du langage, dont il faut, pour la saisir d’une façon scientifique, traduire la sémiose. Donc, la déclaration d’Hjelmslev peut être lue comme une hypothèse méthodologique pour l’étude des signes, plutôt qu’en tant qu’affirmation d’un impérialisme de la dimension verbale. Autrement dit, traduire, selon cette perspective épistémologique, signifie transposer dans un réseau de fonctions : faire traverser la sémiose par ce réseau pour dégager la « forme » ou la structure des systèmes de signes qu’elle produit. A ce niveau, on peut parler d’omni-formativité, mais seulement du point de vue de la méthode.

Hjelmslev – comme il nous le dit dans la conclusion des Prolégomènes (p. 160) – a limité le champ de la théorie « pour arracher son secret au langage », mais c’est justement ainsi que la langue « a repris sa position-clef dans le domaine de la connaissance ». Cela a été possible parce que seule la langue (verbale) a la propriété de l’autonymie. Par le signe verbal, en effet, on peut exercer la réflexion sur les signes verbaux et non verbaux. Le signe verbal, par sa capacité méta-sémiotique, peut parler de soi-même et de tout autre signe. La sémiotique générale et les sémiotiques spécifiques doivent, comme toute autre science, employer les signes verbaux, qui constituent à leur tour le champ d’étude de la linguistique (cf. Ponzio 2013 : 53).

L’omni-formativité des langues, dès qu’elle s’explique dans la traductibilité, n’est pas une (omni-)formativité forte, à savoir l’idée que les langues peuvent tout dire ; au contraire, c’est une (omni-)formativité faible, c’est-à-dire que les langues peuvent dire toujours davantage et dire « du neuf » sur l’expérience même du dicible, y compris le dire même de la langue (Garroni 1972 : 295).

On peut employer un marteau pour construire un ensemble indéfini d’objets (dont d’autres marteaux), mais il y a bien des usages où un marteau est inutile (p. ex., pour façonner un pot d’argile)3. Garroni se demande alors si cela serait aussi possible pour le langage verbal. Sa réponse est la suivante : bien qu’on peut dire toujours plus, toujours davantage, on ne peut jamais tout dire. La conception « forte » de l’omnipotence sémiotique des mots – comme l’auteur (ibid. : 273) nous avertit – entraîne une conception mono-sémiotique.

C’est justement chez Hjelmslev – nous dit Garroni (ibid. : 301) – que nous trouvons le redimensionnement de l’omni-formativité absolue de la langue verbale, lorsque dans la Stratification du langage, le danois distingue entre substance et niveau de la substance même (ce qui nous permet de mieux comprendre la multiplicité des substances).

Dans les sémiotiques non verbales, le niveau d’appréciation, ou substance sémiotique immédiate, ne recouvre pas nécessairement le domaine intégral de chacun des autres niveaux (sociobiologique et physique) ; cependant, il peut « se concentrer à n’en refléter qu’un secteur choisi ; si bien que, une fois fait ce triage, ce secteur choisi est seul projeté sur l’écran du niveau d’appréciation ; ce secteur seul est donc pertinent pour la substance dans un tel cas ». Par exemple, c’est bien le choix des secteurs (acoustiques vs. visuels) qui différencie la substance phonique par rapport aux signaux avec des drapeaux. Dans ces sémiotiques « les niveaux sont toujours représentés par des secteurs, et une multiplicité de substance du contenu est par conséquent possible : une même forme du contenu admet diverses “interprétations” » (Hjelmslev 1954 : 183), c’est-à-dire diverses manifestations. Le plan de l’expression, donc – comme Garroni (1972 : 301) nous l’explique à propos de l’exemple tiré d’Hjelmslev – n’est pas omni-formatif, bien qu’il reste identique par rapport aux diverses coordinations possibles, du point de vue formel (ex. adoption d’un système d’écriture phonologique, ce qui entraîne une comparaison de la substance phonique et de la substance graphique par rapport à la forme de l’expression).

Au contraire, dans les sémiotiques verbales (ou dans les langues historico-naturelles) la substance recouvre

le domaine intégral des niveaux inférieurs sans se concentrer sur un secteur particulier, il ne peut y avoir qu’une seule substance. […] La raison n’est pas loin : c’est qu’une langue est par définition une sémiotique passe-partout, destinée à former n’importe quelle matière, n’importe quel sens, donc une sémiotique à laquelle toute autre sémiotique peut être traduite sans que l’inverse soit vrai. Ce caractère intégral de la substance de contenu d’une langue va jusqu’à inclure dans cette substance celle de l’expression, et d’ailleurs aussi les formes de la même langue, ce qui est la condition nécessaire pour pouvoir utiliser la langue comme la méta-langue dont on se sert pour la décrire (Hjelmslev 1954 : 183).

C’est justement ici que l’idée de la langue verbale comme sémiotique « passepartout », c’est-à-dire l’omni-formativité absolue, prend appui. C’est presque une déformation professionnelle des linguistes.

Luís J. Prieto, à propos de la position de De Mauro, écrit :

La preuve de l’omnipotence sémiotique d’un code ne peut se faire, nous semble-t-il, qu’à travers la « traductibilité » […] En mettant ainsi en rapport la définition de l’omnipotence sémiotique avec la « traductibilité » on évite, nous semble-t-il, toute tentation de concevoir cette omnipotence par rapport à une totalité sémiotique « naturelle » (« tous les sens »). (Prieto 1975 : 136).

La signification se profile alors comme la transposition d’un langage dans un langage différent ; autrement dit, l’efficacité communicative et la capacité humaine de compréhension sont constituées de traductions. On n’a pas, donc, la possibilité de tout dire : toute traduction présuppose quelque chose de non traduit, mais, en fait, traductible par d’autres moyens expressifs, par d’autres interprétants et interprètes, parce que ce « quelque chose » n’est pas une « chose en soi » : l’intraduisible, ou le non-traduit, est le dépôt des traductions à venir. Le champ du traduisible met en évidence les limites historiques d’une langue, de ses signifiants. Il y a une évolution dans la traductibilité, qui est liée à l’évolution des deux langues en jeu, et à l’émergence de pertinences nouvelles. La vie des langues est une traduction continuelle et l’omni-formativité n’est au fond qu’une omni-traductibilité.

Nous dirons alors que les langues verbales et non verbales sont bien non-omni-formatives : chaque langue rend pertinent un morceau plus ou moins grand de la matière sémiotique. Elles ne sont donc pas équipotentes, mais elles concrétisent cette formativité plus ample dont on vient de parler, laquelle travaille à déjouer les limites lexicales et sémantiques et permet d’avoir toujours de nouvelles formes sémiotiques (verbales et non verbales), de nouvelles traductions. On peut toujours dire davantage, on ne peut jamais tout dire.

Comme De Mauro (1981 : 11) nous le dit, c’est justement avec sa thèse de l’» illimitata capacità di formare qualunque materia » (d’ici le terme même d’omni-formativité) que Hjelmslev, dans l’acte même de bâtir l’édifice formel de la théorie des langues, « déclenche le fusible » qui peut la faire exploser.

Tout en ayant Hjelmslev comme terminus a quo, « l’omni-formativité made in Italy », come on l’a appelée (cf. supra), dépasse l’attitude dogmatique qui a trop souvent caractérisé la façon dont le sujet de l’omnipotence sémiotique des langues a été traité dans la tradition structuraliste.

C’est seulement ainsi que nous pouvons esquisser une conception humaine de l’omni-formativité et des langues.

Enfin, ce n’est que la langue humaine, la langue de tous les jours, la langue du marché, la langue imparfaite, avec sa matérialité existentielle, qui poursuit sa lutte pérenne avec l’ineffable, sans se décourager même face aux pensées les plus difficiles, parce que

Una lingua deve servire agli esseri umani per trasmettere e comprendere sensi, per comunicare e verbalizzare nelle situazioni più differenti, per discutere come adattarsi a tali situazioni sopravvivendo e sopravvivendo come esseri umani, cioè come esseri capaci, poi, di nuovi, altrettanto imprevedibili, riadattamenti. Per rispondere a queste esigenze, le lingue non possono essere rigidi calcoli (De Mauro [1982] 2004 : 138).

(Traduction d’Emanuele Fadda)

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1 Dans son essai Pour une sémantique structurale (cf. 1957 : 113), il nous donne aussi l’exemple des articulations différentes des relations de parenté en hongrois, français et malaisien.

2 Comme le remarque Gensini (2018), c’est justement dans Minisemantica que De Mauro met en lumière la centralité théorique et descriptive de la sémiotique.

3 Cet exemple nous rappelle celui du tournevis, qui était matière de débat entre Eco et Rorty pendant les Tanner Lectures de 1990. Eco revient sur le sujet dans Kant et l’ornithorynque, où – en reprenant l’objection de Rorty, qui soutenait que l’emploi d’un tournevis est de quelque sorte imposée par l’objet lui-même – il soutient que « Un cacciavite può servire anche per aprire un pacco […] ; ma non è consigliabile per frugarsi dentro l’orecchio, perché è […] tagliente, e troppo lungo perché la mano possa controllarne l’azione » (Eco 1997 : 36 ; cf. anche Eco 1995 : 173-174 ; Eco 2012). Le marteau et le tournevis ont une formativité bien ample, mais de toute façon fermée. Des choses dans la conformation du corps humain et dans celle du tournevis, en limitent l’emploi (et ainsi pour le cas du marteau et de l’argile). Eco déplace son discours sur le plan ontologique pour soutenir que dans l’être il y a des sens interdits, des lignes de résistance, même mobiles et glissantes (Eco 1997 : 36-39, passim).

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