Inauguration de la salle de recherche « Tullio De Mauro »
Collection saussurienne de la Biblioteca di Area Umanistica de l’Université de la Calabre, 6 avril 2017
Les 6 et 7 avril 2017, la section Sciences humaines de la Bibliothèque de l’Université de la Calabre (dorénavant BAU) a inauguré la salle de recherche dédiée à Tullio De Mauro (1932-2017), qui héberge une collection bibliographique consacrée à Ferdinand de Saussure et aux études saussuriennes. Pour cette occasion, la BAU a publié le catalogue de la collection (rendant compte des acquisitions jusqu’à fin 2016, mais de nouveaux matériaux continuent sans cesse à l’intégrer), édité sous la direction scientifique de Daniele Gambarara1. L’inauguration de la salle a été l’occasion pour ouvrir une discussion sur la tradition d’études demaurienne et sur les recherches saussuriennes, discussion qui s’est déroulée autour de deux tables rondes : Lavorare con De Mauro et Lavorare su Saussure. La chronique suivante renseigne sur ces trois volets de l’événement.
Le projet d’une collection saussurienne a été mis en place en 2013 lorsque, à l’occasion du centenaire de la mort de Ferdinand de Saussure, Daniele Gambarara avait décidé de remettre sa bibliothèque saussurienne personnelle à la BAU. Contre toute pratique habituelle, et avec l’enthousiasme typique de la jeunesse (rappelons que la BAU a été instituée en 2001, et l’Université de la Calabre en 1968), la BAU a relevé le défi, avec toutes les conséquences qu’implique un tel choix. Structurer et maintenir un fonds spécial demande un effort considérable, notamment en ce qui concerne le catalogage des documents, mais assurer la réussite d’une salle de recherche demande les mêmes efforts plus une attention particulière aux critères bibliothéconomiques d’organisation théorique des documents, au-delà des aspects pratiques liés à l’accueil des lecteurs intéressés. C’est cette volonté de créer une salle dynamique, à disposition des chercheurs, qui probablement avait persuadé Tullio De Mauro de remettre une première partie de sa bibliothèque saussurienne personnelle à la BAU en 2016. Sa veuve Silvana Ferreri – qui a participé à l’inauguration de la salle – a confirmé l’engagement à compléter la donation.
La section demaurienne est l’un des joyaux de cette salle. En l’état actuel on y trouve : des éditions d’ouvrages saussuriens sur lesquels De Mauro a travaillé et portant des notes et des commentaires de sa plume, une partie de documents originaux (tels que sa correspondance scientifique), quelques ébauches préparatoires de ses publications ou des publications de ses élèves, éditions, photocopies et microfilms de traductions rares du CLG ou d’autres publications saussuriennes.
On connaît bien l’importance des études demauriennes sur Saussure et sur la linguistique saussurienne, mais les raisons de créer une salle dédiée à De Mauro ne se limitent pas à cela. La raison véritable il faut la chercher dans la figure d’intellectuel connu et apprécié dans le monde entier, intellectuel qui a été, tout au long de sa vie, attentif à la science, aux instruments pour faire de la science et aux lieux où la science prend forme et vie : premièrement, les écoles et les bibliothèques. C’est dans cet esprit qu’en 2001 De Mauro avait inauguré la BAU, lorsqu’il était Ministre de l’éducation en Italie.
C’est un des points soulignés par Gabriella Donnici dans la préface du catalogue (cf. pp. XV-XVII), et rappelé également par le Recteur de l’Université de la Calabre dans son discours d’ouverture de la manifestation, en accueillant avec enthousiasme l’initiative. Ce trait propre de la personnalité de De Mauro, savant attentif aux outils de la recherche, a été remarqué par tous les intervenants à la table ronde Lavorare con De Mauro : remarqué à la fois par ses élèves (Francesco De Renzo, Giuseppe D’Ottavi, Claire Forel, Luca Forgione, Massimo Prampolini) et par les collègues, en Italie et à l’étranger (Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea-Bronckart, Irène Fenoglio, Maria Pia Marchese, Sebastiano Vecchio). Je me suis limité aux intervenants, sans mentionner le public très nombreux et les chercheurs qui n’ont pas pu participer, mais qui ont envoyé des messages pour rendre hommage à De Mauro et saluer l’inauguration de la salle de recherche qui lui est dédiée. On peut résumer ce trait de la personnalité de De Mauro avec les mots de Silvana Ferreri, qui, dans ses remerciements, nous a rappelé que De Mauro ne manquait jamais de mentionner ses propres maîtres : Ferreri a exprimé sa satisfaction en remarquant que cette tradition se renouvelle dans l’esprit de recherche des élèves de son mari.
C’est autour de ce rapport entre maître et élève, entre tradition et innovation, que se sont déroulées les deux tables rondes. Tous les intervenants ont souligné que, dans la vision demaurienne, la recherche scientifique fait pendant avec l’engagement socio-politico-culturel : l’attention aux dialectes et aux régionalismes linguistiques, l’importance du système éducatif et universitaire, la promotion de la culture dans toutes ses formes sont autant de repères centraux dans la réflexion de De Mauro, et ils les sont à tel point que la recherche linguistique et philosophique perd une partie de sa force si on ne tient pas compte de ces aspects.
Il faut remarquer que la plupart des intervenants a discuté des points théoriques à partir de l’ouvrage Minisemantica, publié par le linguiste italien en 1982 et dans lequel sa vision théorique générale sur les systèmes de signes gagne de l’ampleur et se précise. Cet ouvrage n’est pas traduit en français. La convergence sur Minisemantica fait ressortir le fait que ce texte représente un tournant dans le parcours scientifique de De Mauro : c’est à partir des études applicatives sur les langues, et à travers les notes et le commentaire au CLG de Saussure, que De Mauro élabore cette synthèse puissante. Daniele Gambarara, dans son intervention, a souligné que ce parcours marque un parallélisme profond entre De Mauro et Saussure : en effet, le trajet scientifique de celui-ci aussi, commencé avec des recherches sur des questions de linguistique comparée et des études « empiriques » sur le vocalisme indo-européen, sur le sanscrit et sur d’autres langues, débouchait sur la nécessité d’une réflexion de nature théorique sur la langue, le langage et les systèmes de signes. On trouve dans ces démarches parallèles des pistes pour des recherches futures, des chemins pour l’avancement de la pensée scientifique.
La deuxième table ronde (Lavorare su Saussure) s’est déroulée autour de différentes thématiques saussuriennes concernant l’approche philologique aux sources manuscrites (Sofía, Testenoire), le rapport entre édition et sources (D’Ottavi) et questions théoriques (Bronckart, Marchese, Murano, Toutain). Nous remarquons que toutes les communications ont montré, implicitement ou explicitement, l’importance de lieux de recherche tels que la salle inaugurée à l’Université de la Calabre : la possibilité de comparer les éditions et les textes, de vérifier les sources, de revenir sur les études portant sur le même domaine ainsi que sur les domaines qui lui sont proches, offre aux chercheurs un lieu privilégié et presque unique où poursuivre ses recherches. Par exemple, Sofía nous a montré qu’une source du CLG utilisée par Engler dans le CLG/E ne correspond plus à la cote d’archive indiquée en origine, même si encore aujourd’hui tout le monde, suivant Engler, se réfère à cette cote-là. La raison est simple : même les catalogues des archives changent avec le temps, ce qui rend nécessaire la préservation des traces de ces changements. Ainsi, dans la salle « De Mauro » on trouve les copies des catalogues des manuscrits saussuriens rédigés à des époques différentes. D’Ottavi nous a montré qu’à la salle « De Mauro » il est possible de faire une recherche ciblée sur l’édition (les éditions ?) de la thèse de Saussure, parce que la salle héberge les deux versions officielles, des copies de manuscrits et la plupart de la bibliographie utilisée par Saussure. Maria Pia Marchese a parlé de la correspondance entre Devoto et De Mauro à propos des choix terminologiques impliqués dans la traduction du CLG : elle a pu retrouver à Cosenza une de ces lettres.
Le catalogue publié par la BAU rend compte seulement des cinq premières sections de la salle, de cette manière il est le miroir de la salle, qui a été organisée par les bibliothécaires avec la collaboration des étudiants de l’Université sous la direction scientifique de Gambarara. Les documents de la collection saussurienne ont été rangés selon un critère historico-thématique à partir de la linguistique du XIXe siècle jusqu’aux dernières thèses doctorales sur et autour de Saussure : 1. La linguistica dell’Ottocento (œuvres jusqu’à 1913) ; 2. L’opera di Saussure (œuvres publiées par Saussure de son vivant, éditions et traductions du CLG, éditions et photocopies de manuscrits, manuscrits et catalogues) ; 3. Le scuole linguistiche del Novecento (Genève, Paris, Russie, Copenhague, etc. jusqu’à 1975) ; 4. Lo strutturalismo (dans les autres domaines : philosophie, sémiotique, anthropologie, sociologie, psychologie et psychanalyse, critique littéraire, jusqu’à 1975) ; 5. Opere generali (sur le structuralisme et les écoles linguistiques, jusqu’à 1975). Le catalogue imprimé ne contient pas les ouvrages de 1975 jusqu’à aujourd’hui, ni les thèses doctorales, mais on peut combler ce vide en lançant une recherche sur le catalogue en ligne : http://160.97.80.13:8991/F?func=find-b-0&local_base=FONDO_CSAU.
En conclusion, et dans le but de faire ressortir la valeur de ce lieu de recherche, je donne des échantillons des documents rares hébergés dans cette salle. On a déjà évoqué les documents remis par De Mauro, mais cette salle accueille aussi une partie importante de la bibliothèque d’Albert Sechehaye, dispersée après sa mort ; de plus, la bibliothèque de Sechehaye contenait une partie de la bibliothèque de Ferdinand de Saussure, par exemple l’exemplaire de la Geschichte der deutschen Sprache de Jacob Grimm (éd. 1880) appartenue à Saussure, puis à Sechehaye et finalement à Gambarara, qui l’a remise à la collection saussurienne de la BAU. Un autre exemple à mentionner est celui du Handbuch der lateinischen Etymologie par Ludwig Döderlein (éd. 1841), qui porte le cachet « Bibliothèque F. de Saussure » : probablement il s’agit de l’exemplaire sur lequel a étudié Saussure (on trouve cet ouvrage mentionné dans le manuscrit BGE AdS 380/1 f. 1). Ces cas sont multiples : la salle « De Mauro » abrite un bon nombre d’ouvrages marqués avec le ex libris de Sechehaye, mais aussi d’autres ouvrages ayant appartenus à H. Arbois de Jubainville, E. Benveniste, R. Engler, R. Jakobson, A. Naville, H. Paul, A. Pictet, L. J. Prieto, et bien d’autres. Bien entendu, cette liste n’est pas complète, sans compter que la plupart de ces exemplaires comporte des annotations de la main de leurs propriétaires successifs.
La salle « De Mauro » abrite encore des documents sur lesquels ont travaillé et laissé leurs traces d’autres éminentes savants : une partie des matériaux de travail d’Engler utilisés pour préparer l’édition des Ecrits de linguistique générale (2002), beaucoup de manuscrits et tapuscrits de J. L. Prieto, les éditions 1879 [1878] et 1887 du Mémoire de Saussure, avec les comptes rendus qui lui sont consacrés. C’est le seul lieu à ma connaissance dans lequel sont rassemblées les quatre premières éditions du CLG (1916, 1922, 1931, 1945), l’une à côté de l’autre et accompagnées des comptes rendus et traductions. Les actes de colloques et de conférences, les coupures de journaux, microfilm, CD-ROM et DVD de conférence, preprints (à côté des versions définitives), correspondance scientifique : tout est présent et catalogué. Last but not least, on y trouve un certain nombre de reproductions numériques de manuscrits de Saussure provenant de différentes archives.
On voit facilement qu’il est réductif de qualifier cette salle de fonds ou de simple collection ; en fait, il s’agit d’un lieu ouvert, et ouvert sur le futur : elle nous offre la possibilité de la consultation, tout en demandant notre collaboration pour enrichir ses étagères, elle se montre attentive envers l’innovation numérique pour préserver et mettre à disposition des lecteurs une histoire de recherches scientifiques vieille de plus de cent ans. Comme nous le rappelle la Bibliothèque elle-même dans la préface au catalogue imprimé :
A questo punto appare ovvio che non si possono contrapporre biblioteca e internet. Senza l’azione di raccolta, conservazione e studio presso le biblioteche, non è possibile riversare su internet materiali controllati su base scientifica. Mi propongo di aumentare progressivamente la sovrapposizione fra opere conservate su carta e opere conservate in formato digitale, perché soddisfano due diversi bisogni di fruizione, e di aiutare a produrre nuove opere dell’uno e dell’altro tipo. Arricchire la presenza di strumenti di conoscenza affidabile in rete, attraverso un sito che è già in programmazione, e la collaborazione scientifica con tutti gli studiosi interessati. Pensate ancora che quattro mura bastino a chiudermi? (Parla la biblioteca, p. XXII).
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1 Biblioteca di Area Umanistica, Collezione saussuriana. Sala di ricerca “Tullio De Mauro”. Catalogo. Direzione scientifica di Daniele Gambarara. Catalogazione a cura di Anna Teresa Crimi e Francesca Rota. Arcavacata di Rende – Università della Calabria, Centro Editoriale e Librario, 292 pp. – 978-88-7458-132-0, 10 €.