Book Title

Ekaterina Velmezova, Sébastien Moret (eds.)

Rozalija Šor (1894-1939) et son environnement académique et culturel (Cahiers de l’ILSL, 47), 2016, 324 pp. – ISBN 978-2-9700958-1-1

Emilie WYSS

Université de Lausanne

wyss.emilie@gmail.com

Le recueil de travaux intitulé Rozalija Šor (1894-1939) et son environnement académique et culturel, édité par Ekaterina Velmezova et Sébastien Moret, vise à combler le manque de connaissance sur l’une des premières linguistes professionnelles de l’Union soviétique, Rozalija Osipovna Šor. Cette philologue, linguiste et pédagogue active dans les années 1920-1930, période intellectuelle connue dans l’histoire des idées comme polyphonique (époque où coexistaient de nombreux courants de recherche), aurait selon eux été « oubliée de façon injuste » (p. 2). En effet, ses œuvres sont non seulement quasiment inconnues en Occident et relativement peu en Russie, mais n’ont aussi pas ou peu été rééditées depuis les années 1920-1930 (ibid.). Pour autant, elle fut de son côté une voie d’accès pour les scientifiques soviétiques vers la linguistique dite « occidentale » en contribuant à l’édition et/ou en commentant les ouvrages de nombreux linguistes, notamment Ferdinand de Saussure (1857-1913). Le but de l’ouvrage préparé par les deux chercheurs de l’Université de Lausanne consiste à analyser les travaux de R. Šor et ses nombreux domaines d’intérêt professionnel à travers les lectures de travaux de savants aussi bien russes qu’étrangers (p. 5).

Le livre commence par une préface d’E. Velmezova. Dans celle-ci, la chercheuse présente quelques « touches historico-épistémologiques au portrait intellectuel de Rozalija Šor » (p. 1), ainsi que le but du recueil, tout en précisant que celui-ci « ne donne pas une vision complète et exhaustive de toutes les facettes de l’activité intellectuelle de Šor » (p. 9). La préface contient également une bibliographie des travaux de R. Šor. Les travaux publiés dans le recueil ont été divisés en six sections, ce qui a pour but de « donner dès le début aux lecteurs une présentation panoramique générale des nombreuses activités de Šor dans des domaines très divers des sciences du langage » (p. 6).

Dans la première section intitulée « Aspects historiographiques peu connus de la vie intellectuelle de Rozalija Šor », Craig Brandist (Sheffield) se penche sur l’aspect historiographique du travail de Šor au travers de documents conservés dans les archives des institutions où la linguiste a travaillé. L’étude de ceux-ci met en lumière des travaux de Šor durant les années 1920-1930 qui n’ont jamais été analysés, en comparaison avec ceux qui ont été publiés. Ainsi, le chercheur britannique révèle plusieurs aspects de l’activité intellectuelle de Šor qui sont encore peu connus et qui exposent le point de vue de la linguiste, entre autres, sur la « pensée linguistique occidentale », où elle interprète en particulier les représentations dites « sociales » de Ferdinand de Saussure.

La deuxième section présente Šor en tant qu’historienne des idées linguistiques. Vladimir Alpatov (Moscou) et Patrick Sériot (Lausanne) ont tous les deux analysé cette facette de l’activité académique de la linguiste soviétique. Le premier souligne la grande connaissance qu’avait Šor de l’histoire de la linguistique et parle de ses nombreux apports dans le domaine, même si ceux-ci pouvaient se révéler parfois « rigides » (p. 85). En effet, entre autres, dans ses travaux de 1931, Šor critique sévèrement les dichotomies de Saussure. Le chercheur moscovite souligne toutefois qu’elle « continue d’accepter les deux éléments les plus importants de la théorie saussurienne : la dichotomie langue-parole et le caractère sémiotique de la langue » (p. 94). Le second linguiste, P. Sériot, aborde la philosophie du langage de l’époque des Lumières qui avait grandement intéressé Šor. Car à l’époque des années 1920-1930 le problème du signe, du social et du rapport entre langue et pensée avait suscité beaucoup d’intérêt – entre autres, chez Valentin Nikolaevic̆ Vološinov (1895-1936), qui est comparé à Šor dans cet article. Le chercheur lausannois met en lumière la volonté de Šor de rendre compatible les positions de l’école sociologique française (elle a d’ailleurs fait traduire en russe les œuvres de Meillet et de Saussure) avec celles de l’école linguistique de Moscou lors de la recherche de fondements philosophiques pour une théorie « sociale » du langage.

La contribution de P. Sériot assure une transition évidente vers la partie suivante du recueil, « Une sémioticienne avant l’heure ? ». Au travers de la notion d’intentionnalité, la chercheuse lausannoise Anna Isanina tente de démontrer que Šor s’inscrivait non seulement dans la continuité de la conception linguistique de Ferdinand de Saussure, mais également dans celle d’Edmund Husserl (1859-1938). L’analyse de deux articles de vulgarisation sur la traduction écrits par Šor a permis à A. Isanina de mettre en lumière une position conceptuelle « pratique » de la linguiste, qui reflète les aspects théoriques exposés dans ses ouvrages. Dans la même veine, Ekaterina Velmezova discute de l’étude des interjections (« exclamations », « onomatopées » etc.) par Šor en comparaison avec le Cours de linguistique générale, qui avait grandement influencé de nombreux linguistes russes de l’époque en question. Ainsi, la chercheuse montre que les réflexions de Šor sur le signe vont encore plus loin que celles reflétées dans le Cours, notamment lorsqu’elle élabore une frontière de caractère sémiotique entre langue et langage. Ekaterina Alexeeva, une autre chercheuse lausannoise, conclut cette partie en présentant une comparaison entre les positions de caractère sémiotique de Šor et d’Aleksej Fedorovič Losev (1893-1988). Durant la période charnière des années 1920-1930, les deux penseurs se sont concentrés sur plusieurs questions-clés de la philosophie du langage. Leur intérêt commun pour le travail de Saussure et leur divergence d’opinion sur le problème du signe linguistique témoignent, selon la chercheuse, de la richesse et de la diversité des approches de l’étude des langues et du langage en Union soviétique à cette époque.

Au centre de la quatrième partie « Rozalija Šor – phonéticienne-phonologue et réformatrice des alphabets » se trouve l’intérêt manifeste de Šor pour la linguistique appliquée. Andries van Helden (Leyde) rappelle que Šor avait collaboré activement à l’Institut des peuples de l’Orient qui était responsable, entre autres, de la création des alphabets pour les langues de ces populations. Dans un de ses travaux à ce sujet, Šor critique Nikolaj Feofanovič Jakovlev (1892-1974), auteur de la célèbre formule qui visait à réduire les graphèmes d’une langue à un nombre inférieur à celui de ses phonèmes. Dans son article, A. van Helden présente la contestation de l’érudite qui affirme que la formule n’est pas applicable à n’importe quelle langue. A la suite de ces réflexions, Elena Simonato (Lausanne) parle de la contribution de Šor à la réforme générale de l’alphabétisation en exposant l’analyse de ses arguments pour et contre la latinisation de l’écriture chinoise. Dans ses recherches, Šor exprime l’idée de l’importance des classifications des sons pour cette réforme et parle des lacunes qu’elles contiennent. Ses critiques peuvent d’ailleurs être mises en parallèle avec celles qu’Aleksej Mixailovič Suxotin (1882-1942) adressait à Ferdinand de Saussure. Il estimait en effet que les linguistes soviétiques n’avaient pas pu trouver les réponses attendues dans les réflexions saussuriennes sur la variété des sons du langage.

La cinquième partie expose de quelle manière les travaux de Šor se montrent souvent à l’intersection de plusieurs courants linguistiques soviétiques et « occidentaux ». La contribution de Patrick Flack (Prague) vise à présenter la place « relativement indépendante et médiatrice » (p. 184) des travaux de la linguiste soviétique dans la controverse qui a opposé le formalisme et le marxisme dans la jeune Union soviétique. De son côté, Sébastien Moret analyse la position de Šor vis-à-vis des langues artificielles, en essayant de répondre à la question de savoir si les critiques de la presse espérantiste sur les travaux de Šor étaient justifiées. Une autre chercheuse lausannoise, Margarita Schoenenberger, se penche sur la notion de langue nationale élaborée dans un article de Šor. Elle démontre que bien que celui-ci fut publié dans les années 1930, il contenait déjà les éléments de la notion de langue littéraire développée par Viktor Vladimirovič Vinogradov (1895-1969) dans les années 1960. De plus, des scientifiques comme Viktor Maksimovič Z̆irmunskij (1891-1971) et Lev Petrovič Jakubinskij (1892-1945) s’étaient penchés sur la question concernant l’utilisation politique de l’un ou l’autre de ces concepts déjà dans les années 1930. Dans la dernière contribution de cette partie, Irina Ivanova (Lausanne) présente l’évolution de l’attitude de Šor envers les idées saussuriennes et de manière plus générale, elle réfléchit sur la manière dont ces dernières ont été reçues par les linguistes soviétiques dans les années 1920-1930.

Finalement, dans la dernière partie intitulée « Rozalija Šor – philologue » Roger Comtet rappelle que Šor n’était pas qu’une linguiste éminente, mais également une philologue. En parallèle à ses diverses recherches sur les sciences du langage, elle s’était engagée notamment dans l’entreprise de l’Encyclopédie littéraire de 1929-1939. Cette analyse permet d’amener une réflexion sur l’unité de pensée entre ses écrits linguistiques et littéraires, ainsi que sur l’évolution de ses idées.

Le volume comporte également quatre annexes. Deux sont des textes de Šor elle-même « Compte rendu de V.N. Volosinov » et « La conception linguistique de Charles de Brosses (Histoire des théories linguistiques) », le troisième et le quatrième présentent des comptes rendus russes, écrits respectivement par Maksim Keingsberg et par Georgij Danilov, du Cours de linguistique générale, livre qui a beaucoup marqué l’époque des années 1920-1930 en Russie, y compris le travail de Šor.

Cet ouvrage est la publication la plus complète éditée jusqu’à présent concernant Rozalija Šor. De plus, à travers les activités de cette dernière, il présente un panorama de la vie intellectuelle en Russie des années 1920-1930.