Marina De Palo, L’invention de la sémantique. Bréal et Saussure
Traduit de l’italien par Anna Maria Perrone, préface de Francis Gandon, Limoges, Lambert Lucas (Linguistique et sociolinguistique), 2016, 264 pp. – 9782359351644, € 30,00
Ce texte de Marina De Palo, publié en italien il y a quelques années (La conquista del senso, Roma, Carocci, 2001), aborde un sujet qui n’a pas peut-être reçu toute l’attention qu’il mérite : la collaboration et le débat entre Bréal et Saussure, et sa relation avec l’entrée de la sémantique dans le domaine de la linguistique.
La traduction française (par A. M. Perrone) est bien soignée, et précédée par une note dans laquelle on discute les choix des termes et même des tournures de phrase. La préface de Francis Gandon, conçue pour l’édition française, est un intéressant « contrepoint » – tel que l’auteur même la définit – où on discute les rapports entre Saussure et Schleicher (qu’on pourrait même, à certains égards, considérer l’archi-ennemi du couple Bréal-Saussure), de façon telle que l’opposition entre l’école « historico-sociale » (c’est-à-dire française) et l’école « naturalisante » (c’est-à-dire : allemande) en résulte moins nette, et la condamnation saussurienne de Schleicher perd un peu de sa force.
En venant au contenu du livre, la première chose à remarquer est que, bien qu’il s’agit d’un travail où l’exigence de la reconstruction historique est dominante (l’auteure est historienne des idées linguistiques), l’ouvrage exprime aussi, dès le premier chapitre, une thèse théorique bien précise, qu’on pourrait énoncer comme suit : l’assomption à plein titre du signifié parmi les objets de la linguistique est la condition principale qui a permis l’émergence d’une linguistique synchronique (donc, la plupart de la linguistique du XXe siècle – structuraliste mais aussi générativiste, par exemple) et de la sémiotique/sémiologie (qui est le produit principal de cette « révolution copernicienne », comme on l’affirme au chapitre 2).
Saussure et Bréal sont responsables de la même manière de l’introduction de la sémantique dans le domaine linguistique, mais il y a bien des différences entre les deux (illustrées surtout dans les chapitres 3 et 4) : Saussure essaie à isoler un niveau purement linguistique, tandis que Bréal apparaît plus intéressé à l’esprit en soi, à ramener le niveau linguistique au niveau psychologique, et c’est pour ce dernier qu’il cherche des lois similaires aux lois phonétiques (Saussure, tout au contraire, insiste sur le fait que tout changement est non calculable, et s’interroge à plusieurs reprises sur la nature de l’identité diachronique : cf. aussi pp. 211 ss.). La scientificité visée par Bréal réside justement dans l’identification de ces lois, et explique ce qui est pour lui la primauté de la sémantique diachronique (cf. chapitre 6) : il s’agit d’expliquer les changements sémantiques par les « causes intellectuelles qui ont présidé à la transformation de nos langues » (comme il le dit dans la préface à l’Essai, citée par De Palo à la p. 190). Les pages bréaliennes sont pénétrées par un air rationaliste, attribué par De Palo à l’esprit du temps, mais aussi à des influences historiques (philosophie des Lumières, grammaire de Port-Royal, philosophie grecque, grammaire indienne etc.).
L’auteure reconnait une évolution de Bréal, qui, après sa proximité initiale au modèle naturaliste, arrive à privilégier les aspects historico-sociales, et reconstruit cette évolution jusqu’à la parution de l’Essai de sémantique en 1897. Dans la pensée mûre de Bréal, la perspective naturaliste n’est gardée qu’à propos de l’esprit de l’homme, et des lois qui régissent les opérations psychologiques, individuelles et collectives.
De Palo étudie les liens de Bréal et Saussure avec la psychologie (p. ex. Flournoy et Claparède) et avec la sociologie (surtout Tarde et Durkheim) de leur temps, en relation à des thèmes telles que la mémoire (cf. pp. 109 ss.), l’imitation (cf. pp. 174 ss.), le rôle et la nature des faits sociaux.
L’auteure cherche aussi à définir les relations théoriques entre Bréal et des linguistes contemporains, tels que Victor Henry, Gaston Paris, James Darmesteter et Antoine Meillet. Les deux derniers, notamment, visent à une clarification sur le couple volonté et intelligence qu’on trouve soit dans la préface à l’Essai bréalien que dans la première conférence inaugurale genevoise (nov. 1891 : cf. CLG/E : 3283) de Saussure. Darmesteter, Meillet et Saussure insistent sur la nature demi-consciente, et même inconsciente, des opérations qui président aux transformations et aux usages linguistiques (appelées par Darmesteter, avec raison, « habitudes »).
Ces mêmes questions – et en général la relation de la langue à la psychologie et à la conscience du sujet parlant – ont été reprises avec plus d’ampleur dans le dernier ouvrage en italien de De Palo (cf. le compte rendu de L. Cigana dans Cahiers Ferdinand de Saussure 70/2017) ; mais la racine en est dans cette vue « bréalienne », qui refait surface ici et là comme une rivière souterraine dans l’histoire du structuralisme. C’est bien, donc, que ce livre ait été proposé à l’attention du public francophone.