Book Title

M. W. Bruno, D. Chiricò, F. Cimatti, G. Cosenza, A. De Marco, E. Fadda, G. Lo Feudo, M. Mazzeo, C. Stancati (a cura di)

Linguistica e filosofia del linguaggio. Studi in onore di Daniele Gambarara, Milano-Udine, Mimesis (Semiotica e Filosofia del linguaggio, 20), 2018, 539 pp. – 9788857547985, € 36,00

Paloma BROOK

Université Guglielmo Marconi, Rome

p.brook@unimarconi.it

Linguistica e filosofia del linguaggio. Studi in onore di Daniele Gambarara est un volume très épais (539 pages) dirigé par M. W. Bruno, D. Chiricò, F. Cimatti, G. Cosenza, A. De Marco, E. Fadda, G. Lo Feudo, M. Mazzeo, C. Stancati, qui inclut quarante et un essais écrits par des collègues et élèves de Daniele Gambarara, à l’occasion de ses 70 ans1. Les essais se rangent sur plusieurs domaines, philosophico-linguistiques, sémiotiques et épistémologiques mais aussi linguistiques et philologiques : cette pluralité de perspectives reflète très bien la polyvalence de la personnalité scientifique de Gambarara, qui en est le dédicataire. L’édition se présente comme un hommage à son expérience de recherche et d’enseignement, expérience qui l’a conduit à réaliser la tache de placer l’Université de la Calabre « al centro di una rete che non si limita ai contatti più stretti, e nemmeno alla variegata galassia demauriana, ma si apre al dialogo, alla collaborazione, allo scambio con le realtà più diverse » (Prefazione dei curatori, p. 11). Ainsi, le volume représente une trame dont les fils s’entrecroisent : rangés par ordre alphabétique, les essais portent sur les sujets et sur les auteurs les plus divers (à partir des questions de linguistique, philologie saussurienne, jusqu’à des sujets plutôt philosophiques, d’histoire des idées ou épistémologiques). Les essais continuent et développent par écrit les conversations ininterrompues et fécondes qui constituent la marque, l’une des marques, de l’enseignement de Gambarara. Chaque thématique, chaque question, chaque auteur traité dans ces essais a fait l’objet de discussions et de séminaires, dans l’espace de quarante ans d’activité académique. On trouve aussi bien des contributions par d’autres chercheurs avec lesquels Daniele Gambarara collabore depuis longtemps, rattachés à des institutions universitaires au-delà de l’Italie : Universités de Genève, Liège, Neuchâtel, Paris, Edimbourg, Bern, Lausanne, etc.

Dès le premier coup d’œil, on s’aperçoit que l’élément prépondérant est la figure de Ferdinand de Saussure, présente dans la majorité des essais (seul neuf contributions ne portent pas explicitement sur Saussure). Si on assume la présence de Saussure en tant que critère de description du recueil, nous avons au moins dix-huit contributions consacrées (ou se référant largement) à Saussure, ou touchant de près des thématiques saussuriennes au point de vue philologique, linguistique, épistémologique ou théorico- et historico-linguistique. Il s’agit notamment des contributions de F. Albano Leoni (le statut du signe zéro), G. Basile (la notion d’habitude), J.-P. Bronckart (la linguistique diachronique), M.-J. Béguelin (les « intermittences du cœur » et du temps), F. Cimatti (le bruissement de la langue), G. Cosenza (de la bibliothèque de Saussure à la Sala De Mauro), M. De Palo (la subjectivité du sujet parlant), G. D’Ottavi (sur un manuscrit saussurien d’Harvard), E. Gola (l’époque du web 3.0), J. E. Joseph (la trajectoire de Hjelmslev), G. Manetti (la notion de « symbole »), M. P. Marchese (la datation du manuscrit Phonétique), F. Murano (questions méthodologiques de philologie saussurienne), S. Petrilli (sémiotique de la traduction), A. Ponzio (la linguistique saussurienne avant le Cours), P.-Y. Testenoire (Benveniste lecteur de Saussure), A.-G. Toutain (l’« inconscient » saussurien), E. Velmezova (la linguistique générale dans l’URSS). On voit aisément, cependant, que toutes ces points de vue s’entremêlent, et donc il arrive parfois que des essais portant sur des questions philologiques (p. ex. au sujet des manuscrits saussuriens) touchent en réalité des questions épistémologiques et théorico-linguistiques les plus générales, se jetant sur d’autres domaines, tout comme les fleuves d’eau douce – selon la célèbre métaphore de Vico – dans la mer.

De même, symétriquement, on compte quatorze contributions portant sur d’autres auteurs (Barthes, Coseriu, Frei, Grice, Hjelmslev, Jakobson, Peirce, Rask) et à sujet proprement linguistique (par ex. A. De Marco sur les marqueurs discursifs et E. Bulea-Bronckart sur le caractère phraséologique du langage selon Eugenio Coseriu), sémiologique (M. W. Bruno sur la sémiologie « socio-logique » de Roland Barthes) ou bien épistémologique (M. Vedovelli sur la linguistique éducative), historico-philosophique (C. Stancati sur le rapport entre philologie et linguistique dans la tradition italienne), mais tous liés par le fait d’assumer la pensée de Saussure (parfois implicitement, certes) en tant qu’arrière-plan commun. Saussure devient dès lors un point d’observation privilégié, qui permet d’éclairer d’un jour nouveau les questions les plus diverses : par ex. les questions typiquement sémiotico-génétiques (D. Gargani sur la créativité à l’origine de la sémiotique humaine), politiques (D. Chiricò sur la « langue fasciste » et R. Petrilli sur la « viralité » des discours politiques), anthropologiques (E. Fadda sur l’hypothèse d’une théorie des institutions d’orientation saussurienne), épistémologiques (M. Prampolini sur la forme linguistique). Nous voyons là à l’œuvre l’histoire d’une partie importante de la philosophie du XXe siècle : des perspectives diverses, mais qui se référent les unes aux autres (même en s’entrecroisant, parfois), mais qui en tout cas ont trouvé dans le tournant linguistique du XXe siècle un fils rouge permettant une nouvelle discussion et une nouvelle mise en question.

Dans un dernier group d’essais, finalement, Saussure n’est même pas nommé ; il s’agit des essais qui traitent des auteurs et des sujets classiques pour les études philosophico-linguistiques : F. Aqueci (sur l’actualité de la méthode génétique), L. Forgione (Kant et la question du contenu non-conceptuel), F. La Mantia (Ducrot et le « point de vue » dans la théorie de l’énonciation), G. Lo Feudo (sur le réel et la « dématérialisation » du virtuel), F. Lo Piparo (Dante, Wittgenstein et Lucrèce), S. Gensini (sur la zoosémiotique), M. Mazzeo (Cicéron et la langue du serment), M. Mazzone (sur la rationalité argumentative), M. Serra (Gorgias), S. Vecchio (sur la notion augustinienne de temps selon Wittgenstein), P. Virno (Descartes et l’intériorité prisonnière).

Donc, en général, la figure de Saussure se présente à la fois comme élément d’homogénéité et renvoi à l’activité de recherche de Gambarara (notamment dans les dernières années, à travers l’expérience du projet PRIN 2008, cf. CFS 66 et 67) et, par là, elle résume le caractère même d’une école et un point idéal de départ et de dissémination des perspectives les plus diverses. Bien sûr, tout ça revient à la nature hétéroclite du langage théorisée par Saussure, mais cette multitude a aussi été affectée par l’enseignement spécifique de Gambarara. Sa méthode, c’est de considérer, approfondir les différentes perspectives scientifiques (philosophique, historique, épistémologique, linguistique, philologique, sémiotique etc.), sans les considérer comme closes et définitives, mais plutôt en découvrant les questions, en faisant appel au point de vue critique, à la contribution individuelle, dans la conscience que les notions, les cadres théoriques doivent être au service de la connaissance, et non l’inverse. Sa pratique philosophique et didactique a toujours été dévouée à découvrir les questions souvent implicites à la base d’une spécifique recherche scientifique.

Le volume est complété par la bibliographie exhaustive des travaux de Gambarara (dès 1968 jusqu’à nos jours), où on retrouve un travail scientifique qui inclut des écrits de nature linguistico-philosophique à côté des essais consacrés à l’éducation linguistique, à l’éducation scolaire, ou des questions dialectologiques, ou de linguistique historique. Dans cet ensemble, il faut remarquer la quantité des titres liés à des travaux bibliographiques, dictionnaires, lexiques, les véritables instruments du chercheur, tous finalement orientés à l’accomplissement de l’édition numérique des œuvres de Ferdinand de Saussure (entreprise sur laquelle porte la contribution de G. Cosenza). Tout cela donne de la substance à la notion de « culture matérielle » au sens large, culture qui n’est pas une simple étape préliminaire au service du processus de connaissance (que se déroulerait ailleurs), mais bien plutôt elle en est l’un des facteurs capitaux. D’un côté (comme déjà Garroni le disait), tout rangement et classification de données suppose une réflexion sur ces mêmes données, ils supposent, c’est-à-dire, une option théorique, mais de l’autre (et voilà ce qui nous semble le plus important) ce rangement oriente déjà le savoir à venir : il est le point de départ d’une Wirkungsgeschichte. Le résultat d’un tel idéal, et d’un tel travail, se retrouve dans le fait que l’Université de la Calabre, grâce à l’œuvre de Gambarara (avec la bibliothèque saussurienne et le Fonds De Mauro) se place parmi les trois pôles d’excellence principaux pour les études saussuriennes dans le monde.

Finalement, il conviendra de rappeler deux personnages qui, apparaissent cités ici et là dans le livre : Emilio Garroni (1925-2005) et Tullio De Mauro (1932-2017). La personnalité scientifique d’Emilio Garroni, qui a été l’un des maîtres de Gambarara, et son directeur de thèse, revient dans les contributions de Forgione et de Gargani, ainsi que dans le souvenir de Vedovelli. Gambarara, lui, avait consacré, en 1995, un essai à Garroni, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire (« Tra Jakobson e Saussure. Diacronia dei sistemi linguistici e diacronia dei sistemi letterari », in Senso e storia dell’estetica. Studi offerti a Emilio Garroni per il suo settantesimo compleanno, éd. par P. Montani, Parma, Pratiche Editrice, pp. 535-545), où, en analysant la relation d’opposition entre synchronie et diachronie, et son dépassement par le structuralisme jakobsonien et saussurien, faisait idéalement référence à l’école de son maître, en se plaçant sous le signe (garronien) du paradoxe. Le paradoxe relie les deux côtés de l’opposition, qui demeurent pourtant distinctes, et nous aide à penser la complexité. Le nom de De Mauro (autre maître de Gambarara, qui lui avait dédié plusieurs articles et son ouvrage Semantica, Roma, Carocci, 1999) apparaît à plusieurs reprises tout au long du volume – ça va sans dire. Sa présence en arrière-plan constitue le lien principal qui garde l’équilibre complexe entre la théorie philosophico-linguistique et l’étude linguistique stricto sensu, et aussi celui entre la théorie et la pratique de recherche (à la fois pour la culture matérielle et la pensée de complexité). L’idée démaurienne selon laquelle la recherche scientifique et la didactique sont un métier et non seulement une vocation – ou bien (selon Les mots des jours un peu moins lointains) « le plus beau métier du monde »2 – trouve dans ce volume un témoignage précieux, et l’un de ses fruits les plus savoureux.

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1 Dans l’attente d’envoyer ce texte à la composition, d’autres CR de ce livre sont parus : G. Gallo, RIFL 12/1 (2018), p. 127-134 (disponible en ligne : http://www.rifl.unical.it/index.php/rifl/issue/view/30) ; J. D’Alonzo, HEL 40/2 (2018), p. 162-165 (disponible en ligne : https://www.hel-journal.org/articles/hel/full_html/2018/02/hel180021/hel180021.html) ; G. Bartolomei & M. S. Marini, Blityri VII/2 (2018), p. 183-194. Voir aussi l’allocution d’Irène Fenoglio publiée dans ce même volume.

2 Cf. Tullio De Mauro, Les mots des jours lointains, suivi de Les mots des jours un peu moins lointains, trad. fr. P. Escudé, Limoges, Lambert-Lucas, 2019 (éd. italienne 2006 et 2012, Bologna, Il Mulino).