Book Title

Linguiste, mon père

Vahé GODEL

En voulant rendre hommage, dans ce numéro des Cahiers, aux 60 ans des Sources manuscrites de Robert Godel (1902-1984), et à son rôle fondamental, dans cette même année 1957, pour la constitution du Cercle F. de Saussure, nous nous sommes rapidement trouvés à court d’idées : rappeler encore une fois l’importance de cet ouvrage et de cette action, importance qui a été déjà soulignée à plusieurs reprises, ne nous semblait pas lui rendre le témoignage désiré.

L’écrivain Vahé Godel, son fils, ayant publié dans D’une plume clandestine (Vevey, L’Aire, 2009, pp. 31-32) un petit portrait personnel de notre ancien Président – avec l’apparition d’un autre représentant de l’Ecole de Genève – nous lui avons demandé de le partager avec les lecteurs des Cahiers. Il a généreusement accepté, et on lui adresse nos vifs remerciements. (D. G.)

Linguiste, mon père fut l’un des principaux défenseurs et illustrateurs du saussurianisme. Je ne devais guère avoir plus de dix ans lorsque j’ai entendu parler pour la première fois de l’Ecole de Prague… Dans les années 40, souvent, fort tard dans la soirée, un vieux monsieur venait nous voir à l’improviste : silhouette cotonneuse, complet-veston élimé, couleur de cendre, yeux bridés, visage curieusement émacié, frêles lunettes à verres ronds cerclés de métal (à la Joyce), cheveux gris en désordre, voix grave, élocution méticuleuse, très lente, grasseyement sonore (« j’ai quelque chose de trrrès imporrrtant à dirrre au prrrofesseurrrr… »), cigarette tordue, pincée à la commissure de lèvres invisibles, d’un geste seigneurial, il jetait son mégot avant de franchir le seuil, se courbait en se déhanchant un peu pour baiser la main que ma mère lui tendait, se dirigeait en titubant vers le salon s’asseyait sans souffler mot dans le fauteuil le plus proche croisait les jambes, allumait fébrilement une cigarette, aspirait une interminable bouffée, n’en finissait pas d’expirer en émettant un petit sifflement suraigu, à peine perceptible, le visage noyé dans la fumée…, il demeurait ainsi longtemps, silencieux, la tête renversée, le regard perdu, impénétrable, ne s’exprimant que par quelques monosyllabes, ne bougeant un peu que pour allumer une nouvelle cigarette avec le mégot de la précédente et porter à ses lèvres, d’une main tremblante, le petit verre d’alcool que mon père remplissait consciencieusement, en attendant une « révélation » qui ne venait jamais… : C’était Serge Karcewski, linguiste russe, né (puis déporté) en Sibérie, exilé (comme son ami Roman Jakobson), enseignant à l’Université de Genève, et pourtant démuni, délabré, fumant sans cesse et s’imbibant d’alcool…, le mystérrrieux prrrofesseurrr Karrrcewski – à qui ses études comparatives sur les onomatopées allaient donner une célébrité tardive et pour tout dire posthume…

De retour dans sa ville natale1, Robert Godel était devenu professeur de latin et de grec ancien au Collège et à l’Ecole supérieure des jeunes filles. Dès les années 40, à l’Université, il partagea la chaire de langue et de littérature latines et enseigna le turc à l’Ecole d’Interprètes – pour laquelle il rédigea une Grammaire turque (1945). Mon père aimait la marche et le vélo, ne fumait que la pipe, achetait chaque semaine Le Canard enchaîné (dont je me délectais !) et, dans la rue, ostensiblement, se plaisait à lire La Voix ouvrière (ce qui ne manquait pas d’inquiéter son épouse…). En 1957, – à l’âge de cinquante-cinq ans –, il défendit sa thèse de doctorat : Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Un lustre plus tard, à Cambridge (Massachusetts), il représenta la Suisse au IXe Congrès international des linguistes. Il y retourna en 64, invité par Roman Jakobson, et, pendant un semestre, enseigna l’arménien classique à Harvard University. Il passa l’été 68 à Los Angeles donnant des cours de linguistique et d’arménien ancien à l’Université de Californie. En 78, il découvrit l’Arménie soviétique et séjourna à Etchmiadzine en qualité d’hôte personnel du Catholicos Vasken 1er

Genève, 9 juin 1981 : venu du Liban, un jeune militant arménien, membre de l’Armée Secrète Arménienne de Libération de l’Arménie (A.S.A.L.A.), abattait en pleine rue un employé du Consulat de Turquie. Mon père officia comme traducteur tout au long du procès de Martiros Jamgochian – qui fut condamné à quinze ans d’emprisonnement. Ayant purgé les deux tiers de sa peine, ce dernier s’envola pour Erevan et ne tarda pas à participer à la guerre de libération du Haut-Karabagh, sous les ordres du légendaire Monte Melkonian. (Durant sa captivité dans la plaine de l’Orbe, M. J. était resté en relation avec son interprète genevois…)

Outre le turc et l’arménien, Robert Godel avait étudié le sanscrit, l’hébreu, l’arabe et le persan.

Un an avant sa mort, la Ville de Genève lui décerna son Prix quadriennal.

* * *

____________

1 En 1931. (D. G.)

Bibliographies des travaux de Robert Godel

AMACKER, René (1974), « Bibliografia degli scritti di Robert Godel », in Studi saussuriani per Robert Godel, éd. par R. Amacker, T. De Mauro, L.J. Prieto, Bologna, Il Mulino, pp. 283-285.

MÉTRAL, Jean-Pierre (1977), « Publications de Robert Godel », Cahiers Ferdinand de Saussure 31 [« Mélanges de linguistique offerts à Robert Godel »], pp. 7-11.

A[MACKER], R[ené] (1984), « Compléments à la Bibliographie de Robert Godel », Cahiers Ferdinand de Saussure 38 [« Cahier dédié au souvenir de Robert Godel, ancien Président de la Société Genevoise de Linguistique »], pp. 1-3.